
Le don de la loi aux païens.
Le débat avec les pharisiens de Jérusalem a redéfini le concept de pureté, trop axé sur une extériorité et des traditions pharisiennes. Jésus a mis en avant la disposition du cœur du croyant juif pour un meilleur souci du prochain dans le respect des commandements de Dieu. Des attitudes contraires rendent impur. C’est aussi pour cette raison que beaucoup de Juifs évitaient le contact avec le monde païen, des gens qui n’observent pas les commandements. Mais le Royaume du Père est-il réservé aux seuls enfants d’Israël ? La rencontre de Jésus avec une femme païenne va éclairer ce point.
Dans Matthieu, la guérison de la fille de la Cananéenne se trouve suivie de l’épisode de la multiplication des pains. En Marc, ces deux moments se suivent également, à ceci près que la guérison apparaît celle de la fille d’un Syrophénicienne.
Les deux expressions demeurent anachroniques pour ce Ier siècle, comme si l’on qualifiait une personne française par le mot « gauloise » ou « franque ». Avec ces anachronismes, les évangélistes veulent qualifier la femme d’une manière particulière. Marc appuie sur son identité d’étrangère (hors de Judée) et sur sa mauvaise réputation. Dans le langage populaire, le mot Syrophénicien peut désigner ou un usurier ou un client des prostituées. Nous nous trouvons donc en présence d’une formulation méprisante.
En Matthieu, cette femme apparaît qualifiée de Cananéenne. Il insiste ici sur son identité religieuse et idolâtre. Les Cananéens au temps des patriarches sont liés au dieu Baal et à d’autres divinités, entraînant souvent les fils d’Israël à renier leur Dieu unique. En usant du mot « cananéenne », Matthieu force le trait pour exprimer la séparation entre Israël et les Nations, entre Juifs et non-juifs. Et sûrement même suggère-t-il à ses lecteurs une distinction existante entre judéo-chrétiens et pagano-chrétienne au premier siècle, les prosélytes dans les synagogues. Distinction qu’il veut dénoncer.
On rencontre dans la version matthéenne beaucoup d’autres différences d’avec celle de Marc. Le seul vocabulaire commun concerne majoritairement le dialogue direct entre la femme et Jésus. Plus que Marc, Matthieu va insister sur le refus catégorique initial de Jésus à l’encontre de la demande de la femme païenne, cela en vue de mieux nous convertir à l’approche évangélique.
Nous allons voir que les deux passages n’en forment qu’un, et leur sens en est déjà largement connu.
(Matthieu 15,21-39) TOB
21 Partant de là, Jésus se retira dans la région de Tyr et de Sidon. 22 Et voici qu’une Cananéenne vint de là et elle se mit à crier : « Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David ! Ma fille est cruellement tourmentée par un démon. » 23 Mais il ne lui répondit pas un mot. Ses disciples, s’approchant, lui firent cette demande : « Renvoie-la, car elle nous poursuit de ses cris. » 24 Jésus répondit : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. » 25 Mais la femme vint se prosterner devant lui : « Seigneur, dit-elle, viens à mon secours ! » 26 Il répondit : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens. » 27 — « C’est vrai, Seigneur ! reprit-elle ; et justement les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » 28 Alors Jésus lui répondit : « Femme, ta foi est grande ! Qu’il t’arrive comme tu le veux ! » Et sa fille fut guérie dès cette heure-là. 29 De là Jésus gagna les bords de la mer de Galilée. Il monta dans la montagne, et là il s’assit. 30 Des gens en grande foule vinrent à lui, ayant avec eux des boiteux, des aveugles, des estropiés, des muets et bien d’autres encore. Ils les déposèrent à ses pieds, et il les guérit. 31 Aussi les foules s’émerveillaient-elles à la vue des muets qui parlaient, des estropiés qui redevenaient valides, des boiteux qui marchaient droit et des aveugles qui recouvraient la vue. Et elles rendirent gloire au Dieu d’Israël. 32 Jésus appela ses disciples et leur dit : « J’ai pitié de cette foule, car voilà déjà trois jours qu’ils restent auprès de moi, et ils n’ont pas de quoi manger. Je ne veux pas les renvoyer à jeun : ils pourraient défaillir en chemin. » 33 Les disciples lui disent : « D’où nous viendra-t-il dans un désert assez de pains pour rassasier une telle foule ? » 34 Jésus leur dit : « Combien de pains avez-vous ? » — « Sept, dirent-ils, et quelques petits poissons. » 35 Il ordonna à la foule de s’étendre par terre, 36 prit les sept pains et les poissons, et, après avoir rendu grâce, il les rompit et les donnait aux disciples, et les disciples aux foules. 37 Et ils mangèrent tous et furent rassasiés ; on emporta ce qui restait des morceaux : sept corbeilles pleines. 38 Or, ceux qui avaient mangé étaient au nombre de quatre mille hommes, sans compter les femmes et les enfants. 39 Après avoir renvoyé les foules, Jésus monta dans la barque et se rendit dans le territoire de Magadan.
Cette femme est une idolâtre et sa fille aussi. Elle désire que sa fille se trouve « guérie », c’est-à-dire débarrassée de son idolâtrie. Elle veut donc la convertir. Elle réclame la loi et poursuit Jésus de ses demandes.
L’attitude de Jésus montre à nouveau que notre passage prolonge le midrash rabbinique. En effet, Jésus la repousse trois fois. Pourquoi trois fois ? Parce que Jésus agit comme les rabbins sont tenus de le faire (CI le traité talmudique gerim) c’est-à-dire de la façon à décourager les prosélytes.
« (1) Celui qui souhaite devenir prosélyte, on ne le reçoit pas tout de suite. On [commencera par] lui dire :
« Pourquoi veux-tu devenir prosélyte ? Tu vois pourtant que ce peuple est abaissé, courbé et humilié plus que tous les autres peuples, et que des maladies et des souffrances l’accablent, que les juifs enterrent leurs fils et leurs petits-fils et qu’on les met à mort à cause de la circoncision, de l’immersion et de tous les autres commandements. Car ils n’ont pas le droit de pratiquer leur religion comme tous les autres peuples ». Si le candidat dit : « Je ne suis pas digne [de plier mon cou sous le joug de celui qui dit et le monde fut — béni soit-il ! » — on le recevra tout de suite] on le laissera aller, et il partira.
(2) Si [le candidat] accepte [les commandements], on le fait descendre dans la maison de l’immersion. Tandis que l’eau le recouvre jusqu’au sexe, on lui récite quelques points des commandements, la condition [pour être agrégé] étant qu’il s’acquitte de la gerbe oubliée, de la glane abandonnée, du bout
de champ et de la dîme [du pauvre].
(3) De même qu’on adresse ces paroles à un homme, on dira à une femme qu’elle ne peut devenir juive qu’à condition d’observer strictement [les lois] concernant les menstruations, le prélèvement de la pâte
et l’allumage des lumières en l’honneur [du sabbat].
(4) Lorsque [le candidat] ce sera plongé et qu’il sera remonté, on lui adressera ces paroles aimables et réconfortantes : “À qui as-tu adhéré, heureux que tu es ? À celui qui dit et le monde fut — béni soit-il ! Car il n’a créé le monde que pour Israël. Seuls les Israélites reçoivent de Dieu le nom de fils et nul en dehors d’Israël n’est, cher devant Dieu. Toutes ces paroles que nous t’avons dites, nous te les avons dites pour augmenter ta récompense” (Gérim 1, 1).
C’est le genre de traité désigné comme “mineur” ou “extérieurs” ils n’ont jamais été intégrés ni à la Mishnah ni à la Tosephtamï. Ils n’en sont pas moins importants, car leurs datations demeurent parfois très anciennes, comme c’est sans doute le cas pour les traités Gerim (ou “Prosélytes”), Kuthim (ou “samaritains”) ou Kallal (ou “Jeune Mariée”) — fin du III siècle en Babylonie pour ce dernier, et de plus ils peuvent refléter des conflits entre les Judéens rabbiniques et les Judéens synagogaux comme cela apparaît le cas pour les traités Gerim ou KallaL.
Les historiens restent divisés sur le fait de savoir si le judaïsme a mis en place, au cours de son histoire, une quelconque activité missionnaire. Pour les uns, le judaïsme aurait pratiqué, notamment lors de la période gréco-romaine, une politique active de conversion. Celle-ci aurait pris fin qu’avec l’interdiction formelle faite aux juifs par les autorités chrétiennes de convertir. Interdiction dont la transgression figurait passible de mort. Pour les autres, en revanche, le judaïsme n’a jamais eu vocation à convertir et il a toujours adopté une attitude pour le moins méfiante à l’égard de ceux qui frappaient à sa porte. C’est ce dont témoigne l’ensemble des dispositifs légaux limitant significativement l’accès au giyyur, ce processus par lequel un non-juif devient juif. Le judaïsme n’a jamais exprimé de position claire et univoque en matière de conversion. Les sources talmudiques et midrashiques apparaissent souvent contradictoires, tantôt plaidantes pour l’accueil bienveillant des gerim (des prosélytes), tantôt appelant à les repousser sans exception, ouvrant à une pluralité d’interprétations souvent contradictoires.
I — Mais il ne lui répondit pas
2— Je n’ai été envoyé qu’aux brebis…
3- Il ne sied pas de prendre le pain…
Dans un premier temps, Jésus agit en Rabbin et il reste sans réponse, puis dans le second et troisième rejet, il affirme la préséance d’Israël. C’est un מָשַׁל mashal, (utiliser un proverbe, parler en paraboles,) la racine signifie gouverner, avoir la domination, l’autorité, régner. Les Juifs demeurent les בָּנִים banim, les enfants de Dieu, et l’on rencontre une paronomase entre les mots hébreux banim et bonim, le premier voulant dire “les enfants” et le second “les bâtisseurs”. Jésus fils de Dieu “Enfant de Dieu” est aussi bâtisseur d’une Loi allégée pour le païen “les petits chiens”. “Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres.” (Jean 13,34). Le pain des enfants figure la loi, la Torah. Il n’est pas bon que cette loi soit donnée tout de suite aux “chiens”. Le Midrash Rabba compare volontiers les idolâtres aux chiens, il trouve cette comparaison “évidente”, à cause de certaines caractéristiques trop visibles de ces animaux. Dans la version de Marc, Jésus précise : “Laisse d’abord les enfants se rassasier”. Les Juifs ont plus d’appétit que les païens… Seulement, voilà, la femme ne s’indigne pas et elle le prend au mot et lui répond que les païens se satisfont justement des miettes, soit d’une loi allégée. D’où la réponse de Jésus : grande est ta foi. Les “miettes” figurent un élément paradoxal. Elles constituent un reproche vis-à-vis des Juifs : ceux-ci ont tendance à trouver la loi trop lourde, et à rejeter une partie de cette loi jugée superflue. En même temps, les païens se contenteraient bien de ces “miettes”. Dans le midrash nommé psikta de Rav Kahana, il est dit que Ruth a besoin de très peu de nourriture… On présente là un quasi-doublet de l’épisode du Centurion. C’est tout l’art du midrash que de nous resservir, avec patience, la même histoire, en la travestissant sous des narrations chaque fois différentes en apparence, mais au fond identiques. Ce procédé littéraire peut nous sembler puéril et répétitif, mais le midrash figure un jeu pédagogique ; ראש קָוָה שָׁקַד (rosh Qavah shaqad) une tête qui cherche s’éveille, “cherche, et tu seras récompensé”, “qui cherche trouve” (Matthieu 7,8).
Mais notre épisode n’est pas terminé.
Cette Cananéenne entrée dans l’Alliance, n’est que l’avant-garde des nations païennes, qui viennent en foule au banquet de la fin des temps, recevoir la Loi. C’est ce banquet qui va être maintenant mis en place dans ce midrash. Jésus se transforme en nouveau Moïse et monte sur la montagne, ou bien il va dans le désert. Le texte veut ainsi nous faire comprendre qu’on demeure au Sinaï, car c’est à la fois un désert מִדְבָּר סִינַי (midbar sinaï) et une montagne הַר סִינַי (har sinaï). Les foules l’entourent et le midrash va reconstituer la donation de la Loi, sous la forme de multiplication des pains.
Si le pain figure la Loi, alors on va multiplier la Loi pour que tous les peuples en possèdent leur part.
Multiplier la Loi ? Ou plutôt la diviser, la fractionner ? L’avantage de contenir I'idée d’allégement la fraction du pain est dans le Nouveau Testament un symbole essentiel ; non pas tant de la communion des convives entre eux, ou même avec Jésus, mais c’est le symbole de l’entrée des païens dans l’Alliance du partage de la Loi (désormais légère) entre toutes les Nations de la Terre.
En Marc, la guérison de la Syrophénicienne est doublée de la guérison d’un sour-bègue. Nous sommes maintenant suffisamment familiarisés avec ce code pour comprendre que cet épisode n’apparaît qu’un doublet du précédent. Tout comme la Syrophénicienne, sourde figure les nations païennes, car sourd signifie qu’il n’a jamais “entendu”. Alors que les juifs, eux, ont “entendu”.
Une ancienne ancienne fête juive sur la conversion des païens.
La parasha (péricope) qui contient le texte des dix commandements porte, dans la tradition juive, le nom d’un païen : Jéthro. Une des fêtes les plus étranges du Judaïsme apparaît la “fête de Jéthro”. Elle consiste, on s’en serait douté, en un banquet : סעודת יתרו seoudat Yitro : « repas de Jethro ». Aussi connue comme la “fête des garçons” il s’agit d’une fête familiale célébrée une fois par an par les Juifs originaires de Tunisie.
La fête a lieu le jeudi précédant la lecture de la parasha de Yitro (entre le 15 et le 24 Shevat), au cours de laquelle les Hébreux reçoivent les dix commandements. Ce jour de la semaine, connu comme le “cinquième jour”, est jugé bénéfique pour protéger le garçon contre le mauvais œil. De nos jours, la tradition est surtout fêtée en France et en Israël où vit la diaspora tunisienne.
Diverses explications existent autour de l’origine de cette fête qui marque un événement important par un repas :
une épidémie de diphtérie aurait touché la Tunisie et causé de nombreux morts, notamment de jeunes garçons, avant de s’arrêter de façon miraculeuse durant la semaine de Yitro.
Le chapitre XVIII de l’Exode évoque le repas offert par Moïse en l’honneur de son beau-père Jéthro ; une partie du repas aurait été présentée aux jeunes fils de Moïse dans de petits plats.
Les rabbins enseignaient le judaïsme aux garçons dès l’âge de cinq ans, au cours d’une initiation au Talmud Torah.
D’abord limité aux seuls garçons de cinq ans, le grand rabbin Abraham Taïeb conseille aux parents de l’étendre, pour y faire participer tous les jeunes garçons.
Le repas est servi ce jour-là dans de petits couverts en verre ou en argile utilisés à cette occasion. On y cuisine notamment un coquelet par garçon et des pâtisseries dont des makrouds et des yoyos. La table est décorée de petites bougies de différentes couleurs.
À cette occasion, les jeunes garçons récitent pour la première fois les commandements de cette parasha et des bénédictions. Des chansons et des poèmes liturgiques complètent la fête.
On retrouve ici l’ensemble de significations que nous rencontrons depuis le début de cet essai : risque de mort des qetanim, don de la Loi réduite à la mesure des “petits”.
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