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Un ou plusieurs Temples à Yahvé

LE LIEU UNIQUE CHOISI PAR YHWH ET LA PLURALITÉ DES TEMPLES DANS L’IDÉOLOGIE DEUTÉRONOMISTE

Résumé

Dans la tradition deutéronomiste, seul Jérusalem figure comme le lieu légitime à recevoir les sacrifices offerts à YHWH (Dt 12.) Cependant, les rédacteurs deutéronomistes n’ignoraient pas la présence d’autres sanctuaires édifiés en l’honneur de Yahvé. Pour ceux qu’ils regardaient en tant que légitimes (Shilo), ils inventèrent la perception d’une succession « d’emplacements uniques » (Jr 7) ; beaucoup d’entre eux à la même manière que le fût Béthel, se retrouvèrent condamné « idolâtres » (1 R 12). Le Pentateuque qui résulte en grande partie d’un accord entre l’idéologie sacerdotale et la conception deutéronomiste propose en Lv 17 un compromis entre le concept d’un lieu singulier et la diversité des sanctuaires à Yahvé.

Selon Otto Kaiser, la doctrine deutéronomiste se caractérise par l’idée de l’exclusivité : loyauté absolue face à Yahvé et envers son unique sanctuaire, le temple de Jérusalem. Dans le Deutéronome et les livres des Rois on rencontre une forte insistance sur l’« alliance », particulière qui unit Yahvé et Israël et, le rejet de tout lieu de culte, yahviste ou non, en dehors de Jérusalem.

Dans le Pentateuque, le concept que Yahvé se choisira un seul lieu de culte opère une césure entre les livres allant de Genèse à Nombres et le Deutéronome. Le thème du temple unique pour Yahvé rattache le Deutéronome aux préoccupations des livres des Rois, alors que les récits patriarcaux ou le code d’Alliance ne semblent guère obsédés par l’idée d’un sanctuaire unique. (Jacob est le fondateur du sanctuaire de Béthel et Abraham édifie un certain nombre d’autels) le leitmotiv des livres des Rois demeure la fidélité ou l’infidélité des différents rois vis-à-vis du temple de Jérusalem. Le péché impardonnable du royaume d’Israël ne figure pas en premier lieu le culte de Baal ou la vénération d’Ashérah. (ces choses existaient aussi dans le royaume de Juda), mais c’est la construction de temples yahvistes à Béthel et à Dan. Cette insistance sur le seul temple légitime de Yahvé peut néanmoins paraître étonnante dans la mesure où l’épilogue des Rois (2 R 24-25) relate la démolition de ce temple. De même, le livre de Jérémie comporte une finale comparable à 2 R 24-25. Bien que celui-ci possède lui également plusieurs révisions de type deutéronomiste, et même dans les deux versions du livre, LXX et TM des oracles attribués à Jérémie annoncent la destruction du temple de Jérusalem.

La question qui se pose alors est triple : (1) quelle est la fonction de l’idéologie deutéronomiste de la centralisation du culte et du sanctuaire unique ? (2) comment le milieu deutéronomiste explique-t-il l’existence d’autres sanctuaires yahwistes en dehors de Jérusalem ? (3) comment cette idéologie du lieu unique est-elle intégrée dans le Pentateuque ?

Un lieu unique choisit par Yahvé

On ne peut pas expliquer l’origine du milieu deutéronomiste sans se référer à la période néo-assyrienne. Il paraît assez évident que ces temps traversés par le royaume de Juda apparaissent comme le contexte historique le plus plausible pour la naissance du style et de l’idéologie deutéronomiste. Nous aborderons maintenant, de quelle façon l’idée de la centralisation, a dû tenir compte d’une multitude de sanctuaires yahvistes depuis le VII siècle jusqu’à l’époque perse. Celle-ci a probablement a vu le jour au VII siècle avant l’ère chrétienne période durant laquelle a eu lieu la dernière grande rédaction deutéronomiste d’un certain nombre de livres (notamment Dt à Rois et Jr).

Le discours sur le sanctuaire unique en Dt 12

12 DT contient une série de répétitions et de réorientations qui font apparaître une complexité dont il faut tenir compte. Si l’on part de la quadruple insistance sur le seul lieu choisi par Yahvé, on constate que les trois premiers énoncés se trouvent au centre de trois unités construites de manière parallèle. Dans les trois cas, le commandement principal figure précédé d’une formulation négative (v 2-4 [4] : ne pas procéder vis-à-vis de Yahvé à la manière des nations ; v. 8-10 [8] : ne pas agir comme aujourd’hui ; v. 13 : se garder d’offrir les holocaustes n’importe où) ; et chaque fois, on trouve en finale un appel à la joie (v 7, v 12, v 18). Ces observations permettent de délimiter trois unités comme suit : 2-7 (employant le « vous »), 8-12 (en « vous »), 13-18 [19] (en « tu »). La première péricope possède un lien évident avec les v 29-31, tandis que l’unité 13-18 est reprise en 20-28.

Ce découpage qui rejoint un certain consensus exégétique permet de distinguer (au moins) trois époques et trois théologies différentes concernant le sanctuaire unique. Il est généralement reconnu qu’à l’intérieur de 12,1 DT-19, les v. 13-18 constituent le noyau auquel sont venus s’ajouter d’abord les versets 8-12, puis 2-7.

1 Voici les lois et les coutumes que vous veillerez à mettre en pratique, dans le pays que le SEIGNEUR, le Dieu de tes pères, t’a donné en possession, durant tous les jours que vous vivrez sur la terre. 2 Vous supprimerez entièrement tous les lieux où les nations que vous dépossédez ont servi leurs dieux, sur les montagnes élevées, sur les collines et sous tous les arbres verdoyants. 3 Vous démolirez leurs autels et vous briserez leurs stèles ; leurs poteaux sacrés, vous les brûlerez ; les idoles de leurs dieux, vous les casserez ; vous supprimerez leur nom de ce lieu. 4 Pour le SEIGNEUR votre Dieu, vous n’agirez pas à leur manière, 5, car vous le chercherez seulement dans le lieu que le SEIGNEUR votre Dieu aura choisi parmi toutes vos tribus pour y mettre son nom, pour y demeurer ; c’est là que tu viendras. 6 Vous y apporterez vos holocaustes, vos sacrifices, vos dîmes, vos contributions volontaires, vos offrandes votives, vos dons spontanés, les premiers-nés de votre gros et de votre petit bétail. 7 Vous mangerez là devant le SEIGNEUR votre Dieu, et vous serez dans la joie, avec votre maisonnée, pour toutes les entreprises où le SEIGNEUR ton Dieu t’aura béni. 8 Vous n’agirez pas comme nous le faisons ici aujourd’hui, où chacun fait tout ce qui est droit à ses propres yeux. 9, Car vous n’êtes pas encore entrés dans le lieu du repos, dans le patrimoine que le SEIGNEUR ton Dieu te donne, 10, mais vous allez passer le Jourdain et vous habiterez dans le pays que le SEIGNEUR votre Dieu vous donne comme patrimoine : il vous accordera le repos face à tous vos ennemis d’alentour et vous y habiterez en sécurité. 11 C’est dans le lieu choisi par le SEIGNEUR votre Dieu pour y faire demeurer son nom que vous apporterez tout ce que je vous ordonne : vos holocaustes, vos sacrifices, vos dîmes, vos contributions volontaires et tout ce que vous aurez choisi pour faire des offrandes votives au SEIGNEUR. 12 Vous serez dans la joie devant le SEIGNEUR votre Dieu, vous, vos fils, vos filles, vos serviteurs et vos servantes, ainsi que le lévite qui est dans vos villes, car il n’a ni part ni patrimoine avec vous. 13 Garde-toi bien d’offrir tes holocaustes dans n’importe lequel des lieux que tu verras ; 14 c’est seulement au lieu choisi par le SEIGNEUR chez l’une de tes tribus que tu offriras tes holocaustes ; c’est là que tu feras tout ce que je t’ordonne. 15 Cependant, tu pourras, comme tu le voudras, abattre des bêtes et manger de la viande dans toutes tes villes, selon la bénédiction que le SEIGNEUR ton Dieu t’aura donnée. Celui qui est impur et celui qui est pur en mangeront comme si c’était de la gazelle ou du cerf. 16 Cependant, vous ne mangerez pas le sang : tu le verseras sur la terre comme de l’eau. 17 Tu ne pourras pas manger dans tes villes la dîme de ton blé, de ton vin nouveau et de ton huile, ni les premiers-nés de ton gros et de ton petit bétail, ni toutes les offrandes votives que tu feras, les dons spontanés et les contributions volontaires ; 18 c’est seulement devant le SEIGNEUR ton Dieu que tu en mangeras, au lieu que le SEIGNEUR ton Dieu aura choisi ; tu en mangeras, avec ton fils, ta fille, ton serviteur, ta servante et le lévite qui est dans tes villes ; tu seras dans la joie devant le SEIGNEUR ton Dieu pour toutes tes entreprises. 19 Garde-toi bien de négliger le lévite, durant tous les jours où tu seras sur ta terre.

On a souvent fait observer que l’hypothèse d’une succession chronologique des trois versions de la Loi de centralisation est confirmée par le développement de la formule de centralisation qui, du v. 14 au v. 5, en passant par le v. 11, s’allonge de plus en plus. Dans la forme « finale » du chapitre qui s’est constituée à l’époque perse, le lecteur/auditeur passe en revanche de la forme la plus longue à la forme la plus courte :

כִּי אִֽם־אֶל־הַמָּקוֹם אֲשֶׁר־יִבְחַר יְהֹוָה אֱלֹֽהֵיכֶם מִכׇּל־שִׁבְטֵיכֶם לָשׂוּם אֶת־שְׁמוֹ שָׁם לְשִׁכְנוֹ תִדְרְשׁוּ וּבָאתָ שָּֽׁמָּה

. Ki im-el hamakovm ašer-jivhar Yahvé eloheihem mikol šivteihem, lasum et šemov šam lešihnov tidrešu uvata šamah.

v. 5 : Le lieu (makovm) que Yahvé, votre Dieu, choisira parmi toutes (kol) vos tribus pour y mettre son nom, pour le faire habiter.

וְהָיָה הַמָּקוֹם אֲשֶׁר־יִבְחַר יְהֹוָה אֱלֹהֵיכֶם בּוֹ לְשַׁכֵּן שְׁמוֹ שָׁם שָׁמָּה תָבִיאוּ אֵת כׇּל־אֲשֶׁר אָנֹכִי מְצַוֶּה אֶתְכֶם עוֹלֹתֵיכֶם וְזִבְחֵיכֶם מַעְשְׂרֹֽתֵיכֶם וּתְרֻמַת יֶדְכֶם וְכֹל מִבְחַר נִדְרֵיכֶם אֲשֶׁר תִּדְּרוּ לַיהֹוָה

Vehajah hamakovm ašer jivhar Yahvé eloheihem bov lešaken šemov šam, šamah taviu, et kol ašer anohi mesaveh ethem ovloteihem vezivheihem maseroteihem uterumat jedhem, vehol mivhar nidreihem, ašer tideru lašem.

v. 11 : Le lieu (makovm) que Yahvé, votre Dieu, choisira pour y faire habiter son nom.

כִּי אִם־בַּמָּקוֹם אֲשֶׁר־יִבְחַר יְהֹוָה בְּאַחַד שְׁבָטֶיךָ שָׁם תַּעֲלֶה עֹלֹתֶיךָ וְשָׁם תַּעֲשֶׂה כֹּל אֲשֶׁר אָנֹכִי מְצַוֶּֽךָּ

Ki im bamakovm ašer jivhar Yahvé beahad ševateiha, šam ta-aleh oloteiha vešam ta-aseh, kol ašer anohi mesaveka.

v.14 : Le lieu (makovm) que Yahvé choisira dans une (bèahad) de tes tribus.

Selon le v. 14, Yahvé choisira son lieu dans une seule tribu, ce qui s’oppose à l’interprétation selon laquelle les v. 13-14 signifieraient que Yahvé choisira différents sanctuaires en même temps ou d’une manière séquentielle. Le בְּאַחַד שְׁבָטֶיךָ beahad ševateiha (v14) « Dans une de vos tribus» renvoie certainement au יְהֹוָה אֶחָֽד Yahvé ehad « Yahvé est un » de 6,4 DT, et cela davantage encore si 12,13 DT fut, à l’origine, conçu comme suite directe de Dt 6,4-5 : 12 DT, 13-14 :

Ch6, 4-5

שְׁמַע יִשְׂרָאֵל יְהֹוָה אֱלֹהֵינוּ יְהֹוָה אֶחָֽד

 Šema Jizrael Yahvé eloheinu Jehovah ehad.

6,4 «Écoute Israël, Yahvé notre Dieu, est Yahvé UN (» èh. ad).

וְאָהַבְתָּ אֵת יְהֹוָה אֱלֹהֶיךָ בְּכׇל־לְבָבְךָ וּבְכׇל־נַפְשְׁךָ וּבְכׇל־מְאֹדֶֽךָ

Veahavta, et Yahvé eloheiha bekol levaveha uvekol nafšeha uvehol meodeha

6,5 Tu aimeras Yahvé ton Dieu de tout (be-kol) ton cœur, de tout (ve-kol) ton être, de toute (ve-kol) ta force.

Ch 12 : 13-14

הִשָּׁמֶר לְךָ פֶּֽן־תַּעֲלֶה עֹלֹתֶיךָ בְּכׇל־מָקוֹם אֲשֶׁר תִּרְאֶֽה

Hišamer leha, pen ta-aleh oloteiha bekol makovm ašer tireh.

12,13 Garde-toi de faire monter tes holocaustes en tout (be-kol) lieu que tu vois.

כִּי אִם־בַּמָּקוֹם אֲשֶׁר־יִבְחַר יְהֹוָה בְּאַחַד שְׁבָטֶיךָ שָׁם תַּעֲלֶה עֹלֹתֶיךָ וְשָׁם תַּעֲשֶׂה כֹּל אֲשֶׁר אָנֹכִי מְצַוֶּֽךָּ

Ki im bamakovm ašer jivhar Yahvé beahad ševateiha, šam ta-aleh oloteiha vešam ta-aseh, kol ašer anohi mesaveka.

12,14 Seulement en ce lieu que Yahvé choisira dans UNE (» èh. ad) de tes tribus, c’est là que tu feras monter tes holocaustes et là tu feras tout (kol) ce que je te commande».

Au Dieu unique auquel il faut s’attacher de toute sa personne correspond l’élection du sanctuaire unique dans la tribu unique ainsi que le rejet de la totalité des lieux saints. Sous-entendus, de la totalité des autres tribus (c’est-à-dire du royaume du Nord). Il ne fait guère de doute que la tribu unique selon 12,13 DT-14 est la tribu de Juda, et le lieu unique le temple de Jérusalem.

La même idée sous-tend peut-être la partie la plus ancienne de la prière de Salomon lors de l’inauguration du temple en 1 R 8,16, un passage qui pose cependant de nombreux problèmes de critique textuelle. Si l’on suit la LXX (qui, en Rois, se fonde souvent sur un texte hébreu plus ancien que le TM), on peut reconstruire le texte primitif comme suit :

Ἀφ ̓ ἧς ἡμέρας ἐξήγαγον τὸν λαόν μου τὸν Ισραηλ ἐξ Αἰγύπτου, οὐκ ἐξελεξάμην ἐν πόλει ἐν ἑνὶ σκήπτρῳ Ισραηλ τοῦ οἰκοδομῆσαι οἶκον τοῦ εἶναι τὸ ὄνομά μου ἐκεῖ καὶ ἐξελεξάμην ἐν Ιερουσαλημ εἶναι τὸ ὄνομά μου ἐκεῖ καὶ ἐξελεξάμην τὸν Δαυιδ τοῦ εἶναι ἐπὶ τὸν λαόν μου τὸν Ισραηλ

מן־היום אשׁר הוצאתי את־עמי את־ישׂראל ממצרים לא־בחרתי בעיר מכל שׁבטי ישׂראל לבנות בית להיות שׁמי שׁם ואבחר בדוד להיות על־עמי ישׂראל

(Texte reconstruit) : depuis le jour où j’ai fait sortir mon peuple d’Égypte, je n’ai pas choisi de ville dans une tribu pour construire une maison pour que mon nom y soit, et j’ai choisi Jérusalem pour que mon nom y soit et j’ai choisi David pour qu’il soit sur mon peuple Israël.

Si 12,14 DT vise donc la légitimation de la seule tribu de Juda, pourquoi alors la version plus récente de la formule de l’élection du lieu en Dt 12,5 parle-t-elle de « toutes les tribus » ?

כִּי אִֽם־אֶל־הַמָּקוֹם אֲשֶׁר־יִבְחַר יְהֹוָה אֱלֹֽהֵיכֶם מִכׇּל־שִׁבְטֵיכֶם לָשׂוּם אֶת־שְׁמוֹ שָׁם לְשִׁכְנוֹ תִדְרְשׁוּ וּבָאתָ שָּֽׁמָּה

Ki im-el hamakovm ašer-jivhar Yahvé eloheihem mikol šivteihem, lasum et šemov šam lešihnov tidrešu uvata šamah.

Car vous le chercherez seulement dans le lieu que le SEIGNEUR votre Dieu aura choisi parmi toutes vos tribus pour y mettre son nom, pour y demeurer ; c’est là que tu viendras.

Ce changement de l’expression de Dt 12,14 s’explique, me semble-t-il, par un problème né au moment de la construction d’une « histoire deutéronomiste » qui englobe (au moins) les livres allant du Deutéronome jusqu’aux Rois. Au moment où le Deutéronome est conçu comme grille de lecture d’une histoire qui se déploie dans les livres des Prophètes antérieurs, le commandement du sanctuaire unique se trouve confronté à l’existence d’autres sanctuaires yahwistes. Pour résoudre ce problème, les deutéronomistes élaborent différentes stratégies : la dissimulation, le dénigrement, la théorie d’une succession de sanctuaires, la caricature.

La dissimulation de sanctuaires dans l’histoire deutéronomiste

L’archéologie et la Bible hébraïque indiquent qu’il se trouvait un nombre important de sanctuaires yahwistes qui ne figurent pas mentionnés dans l’histoire deutéronomiste. Ainsi les textes de Kuntillet Ajrud mentionnent un Yahvé de Téman et un Yahvé de Samarie :

Pithos A. 1 : 1. Dit ʾ[…] (NP 1)… : « Dis à Yehalleʾ[lel ?] (NP 2), Yoasa (NP 3) et… (NP 4 ?) » : Je vous bénis (ou : je vous ai bénis) 2. par Yahvé de Samarie et son Ashérah.

Pithos B. 2: 5-8. Je te bénis (ou : je t’ai béni) par Yahvé de Téman et par son Ashérah. Qu’il (= Yahvé) (te) bénisse et te garde (une formule quasiment identique se trouve en Pithos B. 3).

Image sur fragment de pithos trouvé à Kuntillet Ajrud sous l’inscription « Yahweh et son Asherah ». Les deux personnages debout sont parfois perçus comme une représentation du couple divin, tandis que le joueur de lyre assis derrière eux est un artiste. Également, de nombreux historiens de l’art identifient les personnages debout comme des représentations du dieu nain égyptien Bès, en raison de leurs visages distinctement bovins. Il est également possible que les images sur le pot n’aient rien à voir avec l’inscription.

La mention d’un Yahvé de Téman (probablement en territoire édomite) indique clairement qu’il existait des sanctuaires yahwistes en dehors d’Israël et de Juda.

La meilleure façon de comprendre l’invocation d’un Yahvé de Samarie est de penser qu’il existait un temple de Yahvé dans la capitale d’Israël. Dans ce sens, on peut rappeler le prisme de Nimrud qui, en relatant la destruction de Samarie, évoque la déportation des « dieux en lesquels ils se confiaient ». Le livre d’Osée contient des critiques contre le « veau de Samarie », par exemple en Os 8,5-6 :

זָנַח עֶגְלֵךְ שֹׁמְרוֹן חָרָה אַפִּי בָּם עַד־מָתַי לֹא יוּכְלוּ נִקָּיֹֽן׃

 Zanah egleh šomeron, harah api bam ad-matai lo juhelu nikajon.

כִּי מִיִּשְׂרָאֵל וְהוּא חָרָשׁ עָשָׂהוּ וְלֹא אֱלֹהִים הוּא כִּֽי־שְׁבָבִים יִֽהְיֶה עֵגֶל שֹׁמְרֽוֹן

.Ki mijizrael vehu, haraš asahu, velo elohim hu ki ševavim jihjeh, egel šomerovn.

«Il a rejeté ton veau, Samarie ! Je suis en colère contre eux. Jusqu’à quand seront-ils incapables de parvenir à la pureté ? Car il provient d’Israël, un artisan l’a fait, ce n’est pas un dieu ! Oui, le veau de Samarie sera mis en pièces ».

En effet, il paraît plausible qu’Omri ait fait construire un sanctuaire pour Yahvé dans la capitale, ce qui n’exclut pas que Béthel ait été le plus important sanctuaire Yahwiste du Nord, comme le texte d’Amos 7,10-17 semble l’indiquer. Mais les rédacteurs deutéronomistes n’en parlent pas directement.

Au sujet du roi Akhab, on trouve en 1 R 16,32 la notice suivante :

וַיָּקֶם מִזְבֵּחַ לַבָּעַל בֵּית הַבַּעַל אֲשֶׁר בָּנָה בְּשֹׁמְרֽוֹן

Vaijakem mizbeah labal beit habal, ašer ba·nah bešomerovn.

Il éleva un autel pour Baal dans la maison de Baal qu’il (= Omri?) avait bâtie.

Le redoublement de Baal est un peu curieux : pourquoi préciser que le roi installe un autel pour Baal dans le temple de Baal ? Apparemment, nous avons ici affaire à une altération du texte original qui parle d’un beyt « elohim ou d’un beyt Yahvé :

וַיָּקֶם מִזְבֵּחַ לַבָּעַל בֵּית הַיָהוֵה אֲשֶׁר בָּנָה בְּשֹׁמְרֽוֹן

Vaijakem mizbeah labal beit he-Yahvé, ašer ba·nah bešomerovn.

Il éleva un autel pour Baal dans la maison de Yahvé (dans la maison de Dieu) qu’il avait bâtie.

On aurait alors ici l’indication que le roi Omri — que les rédacteurs bibliques abhorrent aurait construit dans sa nouvelle capitale un temple pour Yahvé, à l’intérieur duquel il aurait également prévu des installations pour une vénération d’autres dieux.

Le passage de 2 R 10,21-27 relate la destruction par Jéhu d’un temple de Baal à Samarie. Peut-être les rédacteurs deutéronomistes voulaient-ils faire passer un sanctuaire Yahwiste pour un sanctuaire dédié à Baal. À en croire les graffiti de Kuntillet Ajrud, Yahvé avait un sanctuaire dans cette ville. Le dossier archéologique ne permet cependant pas (encore) de résoudre définitivement la question d’un sanctuaire Yahwiste à Samarie.

La stèle de Mésha, quant à elle, indique l’existence d’un sanctuaire Yahwiste au IXe siècle en Transjordanie. On y lit entre autres :

“Et Kamosh me dit : ‘Va, prends Nebo à Israël’. J’allai de nuit et je l’attaquai depuis le lever du jour jusqu’à midi. Je la pris et je tuai tout, à savoir sept mille hommes et garçons, femmes, filles et concubines parce que je les avais voués (h.rm) à ‘Ashtar de Kamosh. J’emportai de là les vases de Yahvé et je les traînai devant la face de Kamosh”.

Le mot traduit par “vases” (kly) est assez général et peut désigner toutes sortes d’objets cultuels, peut-être même la statue. De toute façon, cette remarque présuppose un sanctuaire de Yahvé à Nebo que Mésha aurait détruit et dont il aurait déplacé, comme c’est la coutume, les ustensiles ou statues dans le temple de Kemosh.

Sans doute, existait-il également un temple de Yahvé à Lakish, étant donné que les reliefs assyriens mettant en scène la destruction de la ville font apparaître un groupe de soldats emportant des objets cultuels de grande taille. Cela présuppose en effet l’existence d’un sanctuaire dont les livres des Rois et de Jérémie, qui mentionnent la ville à plusieurs reprises, ne disent rien.

Dans le sud, on peut encore mentionner le sanctuaire d’Arad qui probablement fut un temple dédié à Yahvé et qui, pour des raisons peu claires, fut “fermé” durant le VIIe siècle. Un tel sanctuaire ne se trouve jamais mentionné dans des textes bibliques.

Le silence des rédacteurs deutéronomistes concerne des sanctuaires qui étaient en fonction durant l’époque des monarchies israélite et judéenne. La discrétion quant aux sanctuaires judéens en dehors de Jérusalem peut s’expliquer par le fait qu’on ne voulait pas admettre leur existence après la construction du temple de Jérusalem. Peut-être sous-entendait-on leur existence via les bamôt, des sanctuaires à ciel ouvert l’existence desquels est fréquemment dénoncée.

Pour le royaume d’Israël, les rédacteurs deutéronomistes construisent le sanctuaire de Béthel (avec celui de Dan) comme étant la manifestation du “péché de Jéroboam”. Le fait qu’ils ne critiquent pas directement le temple de Samarie s’explique peut-être par la popularité de “Yahvé de Samarie” attestée dans les inscriptions de Kuntillet Ajrud.

Le dénigrement des sanctuaires du “Nord”

Selon 1 R 12 : 28,29, Jéroboam fit construire deux sanctuaires à Béthel et à Dan où il érigea des statues bovines, qu’il identifia comme représentant le dieu qui a fait sortir Israël d’Égypte :

וַיִּוָּעַץ הַמֶּלֶךְ וַיַּעַשׂ שְׁנֵי עֶגְלֵי זָהָב וַיֹּאמֶר אֲלֵהֶם רַב־לָכֶם מֵעֲלוֹת יְרוּשָׁלָ‍ִם הִנֵּה אֱלֹהֶיךָ יִשְׂרָאֵל אֲשֶׁר הֶעֱלוּךָ מֵאֶרֶץ מִצְרָֽיִם

Vaijivas hameleh, vaijas šenei eglei zahav vaijomer alehem rav lahem mealovt jerušalim, hineh eloheiha jizrael, ašer he-eluha me-erec misrajim.

וַיָּשֶׂם אֶת־הָאֶחָד בְּבֵֽית־אֵל וְאֶת־הָאֶחָד נָתַן בְּדָֽן

Vaijasem et haehad beveit el ve-et haehad natan bedan.

(1 R 12 : 28-29) Le roi Jéroboam prit conseil et fit deux veaux d’or et dit au peuple : “Vous êtes trop souvent montés à Jérusalem ; voici tes dieux, Israël, qui t’ont fait monter du pays d’Égypte”. Il plaça l’un à Béthel, et l’autre, il l’installa à Dan, c’est en cela que consista le péché. Le peuple marcha en procession devant l’un [des veaux] jusqu’à Dan.

L’installation des statues à Béthel et à Dan symbolise les frontières septentrionale et méridionale du royaume. Concernant l’archéologie, la mention de Dan dans le contexte de la fin du X siècle pose problème, car il semble que Dan n’ait été israélite que depuis le VIII siècle. Dans ce cas, la fondation d’un sanctuaire à Dan pourrait être une rétroprojection de l’époque de Jéroboam II ; on pourrait même se demander si l’ensemble du récit de 1 R 12 n’est pas une rétroprojection du temps de Jéroboam II vers Jéroboam I, dans le but de mettre en scène le “péché originel” du royaume d’Israël.

Le pluriel dans l’exclamation de Jéroboam (“tes dieux”) est étonnant ; il est d’ailleurs repris dans l’histoire du veau d’or en Exode 32 qui transfère le “péché de Jéroboam” au Sinaï. Le pluriel pourrait s’expliquer par le fait qu’il s’agit de deux statues.

Ex 32 serait alors seulement une citation de l’énoncé de Jéroboam.

1 R 12,28 b

הִנֵּה אֱלֹהֶיךָ יִשְׂרָאֵל אֲשֶׁר הֶעֱלוּךָ מֵאֶרֶץ מִצְרָֽיִם

hineh eloheiha jizrael, ašer he-eluha me-erec misrajim.

Voici tes dieux, Israël, qui t’ont fait monter du pays d’Égypte.

Ex 32,4 b

אֵלֶּה אֱלֹהֶיךָ יִשְׂרָאֵל אֲשֶׁר הֶעֱלוּךָ מֵאֶרֶץ מִצְרָֽיִם

eleh eloheiha jizrael, ašer he-eluha me-erec misrajim.

Ce sont tes dieux, Israël, qui t’ont fait monter du pays d’Égypte.

Une autre hypothèse serait d’imaginer qu’il s’agit d’un couple divin : tous les deux trônaient sur des piédestaux thériomorphes. Il pourrait donc être question d’une parèdre de Yahvé. Mais cela reste assez spéculatif et il n’y a aucune attestation d’une association d’Ashérah ou d’une autre déesse à l’Exode. Peut-être le pluriel reflète-t-il simplement la stratégie deutéronomiste de présenter le culte Yahwiste d’Israël comme un culte « polythéiste ».

Le livre d’Osée indique la vénération de Yahvé sous la forme d’un taureau à Samarie. Le texte de 1 R 12 pourrait alors constituer un transfert du taureau de Samarie à Béthel. Il apparaît cependant également possible qu’ait existé un culte bovin à Béthel.

Dans la construction deutéronomiste, l’action de Jéroboam en 1 R 12 ouvre le thème du « péché de Jéroboam » à la suite duquel la plupart des rois du Nord sont blâmés, et qui mena selon 2 R 17 à la chute du royaume d’Israël et de sa capitale Samarie. Tous les Israélites sont dits avoir « continué dans tous les péchés qu’avait commis Jéroboam ; ils ne s’en écartèrent pas » (2 R 17,22). Le « péché de Jéroboam » sera ensuite aboli par le roi Josias : « l’autel de Béthel, le haut lieu construit par Jéroboam, fils de Nebat, qui avait fait pécher Israël, cet autel et ce haut lieu, il les démolit » (2 R 23,15). Or, l’affirmation de la destruction du sanctuaire, qui ne correspond pas à la réalité historique, a nécessité plus tard une autre appréciation du sanctuaire de Béthel qui a joué un rôle majeur après la destruction du temple de Jérusalem. Nous y reviendrons.

La théorie d’une succession de sanctuaires

Dans le cadre des Prophètes antérieurs, Shilo apparaît pour la première fois en Jos 18,1 .8-10 ; 19,51 ; 21,2 ; 22,9 .12. Selon Jos 18,1, les Israélites, après la prise de possession du pays, y érigèrent le premier sanctuaire, le אהל מועד Ohel Moed « tente de la rencontre ». Il ne s’agit pas d’un texte de facture deutéronomiste, mais d’un passage plus récent qui reprend l’idée sacerdotale de la « tente de la rencontre ». En Jos 22,29, lorsque les tribus transjordaniennes renoncent à la construction d’un autel, elles affirment que le seul autel légitime מִזְבַּח יְהֹוָה אֱלֹהֵינוּ אֲשֶׁר לִפְנֵי מִשְׁכָּנוֹ mizbah Yahvé eloheinu, ašer lifnei miškanov. Se trouve devant le מִזְבֵּחַ mizbah « autel » sans doute également une allusion à Shilo.

(Jos 22,29)

חָלִילָה- לָּנוּ מִמֶּנּוּ לִמְרֹד בַּיהֹוָה וְלָשׁוּב הַיּוֹם מֵאַחֲרֵי יְהֹוָה לִבְנוֹת מִזְבֵּחַ לְעֹלָה לְמִנְחָה וּלְזָבַח מִלְּבַד מִזְבַּח יְהֹוָה אֱלֹהֵינוּ אֲשֶׁר לִפְנֵי מִשְׁכָּנוֹ

Halilah lanu mimenu limrod baYahvé velašuv haijovm meaharei Yahvé, livnovt mizbeah, leolah leminhah ulezavah milevad mizbah Yahvé eloheinu, ašer lifnei miškanov.

(22,29) : quelle abomination ce serait de nous révolter contre Yahvé et de nous détourner aujourd’hui de Yahvé en bâtissant un autel pour des holocaustes, des offrandes et des sacrifices, en dehors de l’autel de Yahvé, notre Dieu, qui se trouve devant sa demeure ! »

Shilo réapparaît ensuite en Jg 18-21, souvent considéré comme un appendice à l’édition deutéronomiste du livre des Juges. En Jg 18,31, il est question d’une époque où le temple de Dieu se trouvait à Shilo :

וַיָּשִׂימוּ לָהֶם אֶת־פֶּסֶל מִיכָה אֲשֶׁר עָשָׂה כׇּל־יְמֵי הֱיוֹת בֵּית־הָאֱלֹהִים בְּשִׁלֹֽה

Vaijasimu lahem, et pesel mihah ašer asah kol jemei hejovt beit haelohim bešiloh.

Apparemment, ces textes tardifs gardent le souvenir d’un sanctuaire Yahwiste dans cette localité en Ephraïm dont l’importance à l’époque du passage de l’âge du Bronze récent à l’âge du Fer est confirmée par l’archéologie :

Le rôle important de Shiloh se reflète dans la densité des sites de fer I qui l’entourent… Puisqu’une partie considérable de celui-ci (la colonie) était probablement occupée par le complexe du sanctuaire et d’autres bâtiments publics, la possibilité que Shilo ait été principalement un temple sacré… n’est pas à exclure (I. Finkelstein, « Seilun, Khirbet », dans D. N. Freedman [éd.], Anchor Bible Dictionary, V, New York, 1992, p. 1069-1072, spé — cialement p. 1072.)

Dans le cadre de l’édition deutéronomiste du livre de Samuel, le sanctuaire de Shilo joue un rôle important et positif. C’est là que se situe la légende de la naissance de Samuel. 1 S 1 présuppose un sanctuaire Yahwiste vers lequel on fait des pèlerinages, et 1 S 3,1 relate sans critique que Yahvé se révèle à Samuel à Shilo. היכל יהוה « Le Temple de Yahvé » 1S 1,7.

וְכֵן יַעֲשֶׂה שָׁנָה בְשָׁנָה מִדֵּי עֲלֹתָהּ בְּבֵית יְהֹוָה

Vehen jaseh šanah vešanah midei alotah beveit Yahvé,

Ainsi agissait Anah tous les ans, chaque fois qu’elle montait à la Maison de Yahvé.

1S 1:24 b :

וַתְּבִאֵהוּ בֵית־יְהֹוָה שִׁלוֹ וְהַנַּעַר נָֽעַר

vateviehu veit-Jehovah šilov vehanar nar.

Et le conduisit à la maison de Yahvé, à Silo ; l’enfant était encore tout jeune.

(1 Samuel 3:15 a) :

וַיִּשְׁכַּב שְׁמוּאֵל עַד־הַבֹּקֶר וַיִּפְתַּח אֶת־דַּלְתוֹת בֵּית־יְהֹוָה

Vaijiškav šemuel ad-haboker, vaijiftah et daltovt Yahvé

Et Samuel resta couché jusqu’au matin, et ouvrit alors les portes de la maison de Yahvé

Le sanctuaire est appelé (1S 1,9 ; 3,3). Comme le dit Jürg Hutzli : « Le narrateur transmet l’idée d’un temple aux murs solides ». (J. Hutzli, Die Erzählung von Hanna und Samuel: Textkritische und literarische Analyse von 1. Samuel 1-2 unter Berücksichtigung des Kontextes, Zürich, 2007, p. 213.)

Shilo est également le lieu où se trouve l’arche de Yahvé que David fit déménager plus tard à Jérusalem (2 S 6). Ensuite, Shilo disparaît de l’histoire deutéronomiste ; il figure encore une fois mentionné en 1 R 14 comme lieu de rattachement du Prophète Ahiyah. Rien de négatif n’apparaît au sujet de Shilo, la seule exception concerne l’oracle contre la maison d’Eli, un ajout de l’époque perse qui reflète un conflit entre les lévites (les Elides) et les Sadocides. La vision neutre, voire positive, du temple de Shilo s’explique par la reprise d’une tradition ancienne qui est sans doute liée à un souvenir historique. À un moment donné se posa pourtant la question de la compatibilité de la tradition de Shilo avec l’idée de l’élection du lieu unique en une seule tribu (Dt 12,14).

S’élabora alors une théorie d’une succession des lieux uniques choisis. Dans la dernière révision de 12 DT, il apparaît maintenant question d’un choix de Yahvé à partir de toutes les tribus, ce qui inclut les tribus du Nord permettant une lecture chronologique de l’idée du sanctuaire unique. Une autre tentative de corréler Shilo et le temple de Jérusalem se trouve peut-être en 2S 7,6 :

כִּי לֹא יָשַׁבְתִּי בְּבַיִת לְמִיּוֹם הַעֲלֹתִי אֶת־בְּנֵי יִשְׂרָאֵל מִמִּצְרַיִם וְעַד הַיּוֹם הַזֶּה וָאֶֽהְיֶה מִתְהַלֵּךְ בְּאֹהֶל וּבְמִשְׁכָּֽן

Ki lo jašavti bevajit, lemijovm ha-aloti et benei jizrael mimisrajim, vead haijovm hazeh vaehjeh mithaleh, beohel uvemiškan.

Car je ne me suis pas installé dans une maison depuis le jour où j’ai fait monter d’Égypte les fils d’Israël et jusqu’à ce jour : je cheminais sous une tente et à l’abri d’une demeure.

Souvent, ce verset est considéré dans sa forme actuelle comme la révision d’un oracle antérieur. Peut-être le מִשְׁכָּֽן miškan fait-il allusion à Shilo ? Dans ce cas, le texte suggérerait une sorte de compromis entre le sanctuaire « provisoire » de Shilo (et peut-être d’autres) et le בית « Maison » de Jérusalem.

Cependant, la théorisation explicite de la relation entre Shilo et le temple de Jérusalem se trouve à l’extérieur de l’histoire deutéronomiste, dans le rouleau de Jérémie, sur le discours du temple (Jr 7). Nous traiterons ailleurs la formation de ce chapitre. Dans sa forme actuelle, Jr 7 est construit pour faire écho au chapitre 26 qui relate les conséquences du discours sur le temple. L’annonce de la destruction du temple se trouve ici expliquée par le comportement inadéquat des destinataires et il est mis en parallèle avec l’abandon du sanctuaire de Shilo :

Mais voici que vous vous fiez à des paroles mensongères, qui ne profiteront pas. Quoi ? Voler, tuer, commettre l’adultère, se parjurer, encenser Baal, suivre des dieux étrangers que vous ne connaissez pas, puis venir se présenter devant moi en cette maison sur laquelle mon nom est appelé, et dire : « nous voilà sauvés » pour continuer toutes ces abominations ! À vos yeux, est-ce devenu un repaire de brigands, cette maison sur laquelle mon nom est appelé ? Moi, en tout cas, je vois, oracle de Yahvé. Allez donc au lieu qui fut le mien, à Shilo où je fis habiter mon Nom auparavant ; regardez ce que je lui ai fait, à cause de la perversité de mon peuple Israël. Et maintenant, puisque vous avez commis tous ces actes oracle de Yahvé puisque vous n’avez pas écouté quand je vous parlais instamment et sans me lasser, et que je vous ai appelés et vous n’avez pas répondu, je vais traiter cette maison sur laquelle mon Nom est appelé, et dans laquelle vous placez votre confiance, ce lieu que j’ai donné à vous et à vos pères, comme j’ai traité Shilo.

Le texte de Jr 26 se réfère au même discours et le résume de la manière suivante :

Ainsi parle Yahvé : si vous ne m’écoutez pas pour suivre ma loi que j’ai mise devant vous, pour écouter les paroles de mes serviteurs, les prophètes, que je vous envoie, que je vous ai envoyés, inlassablement, et que vous n’avez pas écoutés, alors je traiterai cette maison comme Shilo et je ferai de la [LXX; TM : cette] ville un objet de malédiction pour toutes les nations de la terre.

Les deux textes présentent Shilo comme prédécesseur de Jérusalem en reprenant et en modifiant le vocabulaire deutéronomiste du Nom de Dt 12, 1 R 8 et d’autres textes. Les deux textes suggèrent une destruction de Shilo, bien que celle-ci ne soit nullement relatée dans les textes bibliques. On discute pour savoir s’il s’agit d’une destruction du début du premier millénaire ou de l’époque néo-assyrienne. Concernant l’archéologie, Shilo ne fut pas une localité importante à l’époque des Assyriens. De toute façon, selon la pensée deutéronomiste, cette présumée destruction a dû intervenir avant la construction du temple. Moins que la destruction, c’est l’idée que Yahvé a choisi un autre sanctuaire (dans le Nord !) qui constitue le point central de cette réflexion, permettant de penser ensemble le lieu unique et la diversité des sanctuaires.

Cette même idée apparaît dans le Psaume 78 qui se trouve également proche de l’idéologie deutéronomiste. Vers la fin de ce psaume, l’auteur oppose au rejet d’Ephraïm, le choix de la tribu de Juda, ce qui correspond à 12,14 DT et 2 R 17,18 :

Ps 78,67 : Il écarta la famille de Joseph,
il refusa de choisir la tribu d’Ephraïm.

2 R 17,18 : Yahvé s’est mis dans une violente colère contre Israël ; il les a écartés loin de sa présence. Seule est restée la tribu de Juda.

Ps 78,68 : Il choisit la tribu de Juda,
la montagne de Sion qu’il aime.

Dt 12,14 : C’est seulement au lieu que Yahvé choisira, dans l’une de tes tribus, que tu offriras tes holocaustes.

Mais auparavant, le psaume reprend la même idée que Jr 7 et 26 :

Psaume 78, 58-61 : Ils l’indignaient avec leurs hauts lieux leurs idoles excitaient sa jalousie. Dieu entendit et s’emporta, il rejeta complètement Israël ; il quitta la demeure de Shilo, la tente qu’il avait dressée parmi les hommes. Il livra sa force à la captivité, Sa Majesté à des mains ennemies. Il abandonna son peuple à l’épée, il s’emporta contre son patrimoine.

Le psaume considère donc Shilo comme lieu de la présence de Yahvé, en reprenant l’idée de Jos 22 et de 2 S 7, selon laquelle il s’agit d’une « demeure » et d’une « tente », et non d’un « sanctuaire » (מקדש), terme réservé au temple de Jérusalem au v. 69. Le moment où le psalmiste situe le rejet de Shilo n’est pas entièrement clair. Les v. 61-62 pourraient faire penser à la chute de Samarie et les v. 67-69 mettent en contraste le rejet d’Israël et le choix de Sion et David. Le psaume veut peut-être permettre une double lecture : le rejet de Shilo fait pendant à l’élection de David et de Sion ; la chute d’Israël est la dernière conséquence de l’abandon de Shilo ; le psaume ne parle pas explicitement de destruction. De toute façon, la stratégie déployée en Jr 7 ; 26 et Ps 78 permet ainsi d’accepter la légitimité d’autres sanctuaires yahwistes avant la construction du temple de Jérusalem.

La caricature d’un sanctuaire existant à côté du temple de Jérusalem : le cas de Béthel

À un certain niveau narratif de l’histoire deutéronomiste, Josias met fin au sanctuaire de Béthel (2 R 23,15). Cette affirmation contredit, cependant, la situation du VI siècle où Béthel était apparemment un sanctuaire concurrent du temple de Jérusalem détruit et a dû attirer des pèlerins du Nord et du Sud. L’existence de ce sanctuaire ne pouvait plus être niée. Ainsi des rédacteurs du début de l’époque perse augmentent-ils 2 R 17 d’une nouvelle étiologie du sanctuaire de Béthel.

Cet ajout polémique — et sans doute tardif — au récit primitif de 2 R 17 montre que le culte Yahwiste continuait en Samarie :

Le roi d’Assyrie fit venir des gens de Babylone, de Kouth, de Awa, de Hamath et de Sefarwaïm et les établit dans les villes de Samarie à la place des fils d’Israël. Ils prirent possession de la Samarie et en habitèrent les villes. Or, au début de leur installation en ce lieu, comme ils ne craignaient pas Yahvé, Yahvé envoya contre eux des lions qui les tuèrent. Ils dirent au roi d’Assyrie : « Les nations que tu as déportées et établies dans les villes de Samarie ne connaissent pas la façon d’honorer le dieu du pays. Ce dieu a envoyé contre elles des lions, et voilà que ceux-ci les font mourir, car elles ne connaissent pas la façon d’honorer le dieu du pays ». Le roi d’Assyrie donna cet ordre : « Faites partir là-bas un des prêtres de Samarie que vous avez déportés, qu’il aille habiter là-bas et qu’il leur enseigne la façon d’honorer le dieu du pays ». L’un des prêtres qu’on avait déportés de Samarie vint donc habiter Béthel ; il leur enseignait comment on devait craindre Yahvé. En fait, chaque nation se fit son dieu et le plaça dans les maisons des hauts lieux, que les samaritains avaient construites. Chacune des nations agit ainsi dans les villes où elle résidait : les gens de Babylone firent Soukkoth-Benoth (« huttes de filles ») ; ceux de Kouth Nergal ; ceux de Hamath Ashima ; les Awites, Nibhaz et Tartaq ; les Sefarwaïtes brûlèrent leurs fils au feu pour Adrammélek et Anammélek, dieux de Sefarwaïm. Ils craignirent Yahvé et se firent, parmi les leurs, des prêtres des hauts lieux pour officier en leur nom dans les maisons des hauts lieux. Tout en craignant Yahvé, ils servaient leurs propres dieux, selon le rite des nations d’où on les avait déportés.

Le texte dans sa forme actuelle est tardif, et appartient à l’époque perse, reflétant sans doute des polémiques anti-samaritaines. Le caractère tardif du passage se trouve assuré par le style de l’hébreu : par exemple le verbe « être », combiner avec un participe pour remplacer la forme narrative (wayyiqtol) est typique de l’hébreu post-biblique ; on trouve neuf fois cette construction dans les versets 25-41, alors qu’elle est absente du reste du chapitre.

Néanmoins, le texte peut garder quelques souvenirs sur la situation en Samarie après son incorporation dans l’empire assyrien. On apprend que le roi assyrien peuple la Samarie avec des personnes venues de Babylone et peut-être aussi de Syrie. Hamat peut être la ville sur l’Oronte, mais la distance avec Samarie n’est pas grande, ou alors Amati dans le sud de la Mésopotamie. Sefarwaïm est soit Sippar, soit Sipira’ni non loin de Nippur. Cette ville demeure mentionnée dans les documents de Murashu dans lesquels sont également attestés des noms judéens (ou israélites) à Babylone, à l’époque perse. Apparemment, le texte veut suggérer que des déportés installés en Samarie viennent du sud de la Mésopotamie.

La deuxième partie montre comment le culte de Yahvé continue dans le pays, pour donner suite à une invasion de lions envoyés par Yahvé. Le roi d’Assyrie envoie alors chercher un prêtre déporté qui devient responsable du culte de Yahvé à Béthel. Malgré la vision négative de Béthel, le texte confirme que le sanctuaire de Béthel continua de jouer un rôle important après 722 avant notre ère. L’histoire du sanctuaire de Béthel figure racontée avec une touche d’ironie. Les interlocuteurs du roi d’Assyrie lui parlent « des nations que tu as déportées », celui-ci répond à ses hauts fonctionnaires d’aller chercher un des prêtres « que vous avez déportés » ; comme s’il ne voulait pas accepter la responsabilité de la déportation. De toute façon, le texte souligne la puissance de Yahvé qui veille à la continuité de son culte.

L’épisode de l’invasion des lions reflète-t-il un événement historique ? L’abandon ou le dépeuplement de certains sites pourrait être à l’origine d’une prolifération de lions, ou s’agit-il d’une invention littéraire, le lion étant le totem de la tribu de Juda ? Le motif peut aussi trouver son origine dans la reprise d’un traité assyrien d’Assarhaddon avec Baal, le roi de Tyr vers 676 avant notre ère. Dans ce traité, on annonce une invasion de lions comme une des punitions en cas de non-respect du contrat :

Que Béthel et Anat-Béthel vous livrent aux mâchoires d’un lion dévorant.

Dans ce texte, Béthel apparaît comme une divinité, une sorte de matérialisation d’un bétyle. Ce traité est peut-être l’attestation la plus ancienne de cette divinité, une divinité vénérée en Phénicie, chez les Araméens. On trouve le nom au milieu de plusieurs noms propres des périodes néo-babyloniennes et perse. Elle se trouve également vénérée par des communautés araméennes en Égypte : une lettre trouvée à Hermopolis parle du temple de Béthel et du temple de la Reine du Ciel. À Eléphantine, on trouve la triade Ya’u, Ashim-bétel et Anat-bétel. Il demeure possible que Béthel ait aussi été vénéré comme un dieu en Israël, comme le suggère l’oracle de Jr 48,13 : « Moab aura honte de Kamosh, tout comme la maison d’Israël a honte de Béthel, dans lequel elle se fiait ». La mise en parallèle de Béthel avec Kamosh parle en faveur du fait que ce nom désigne ici une divinité.

Mais revenons à 2 R 17 : ici, Béthel désigne clairement le sanctuaire. Malgré l’importation d’autres divinités, dont certaines sont difficiles à identifier, l’auteur de ce passage admet que le culte de Yahvé continue en Samarie. Malheureusement, nous n’avons que très peu d’informations et souvent sous forme polémique, mais l’existence d’un sanctuaire Yahwiste au Garizim confirme cette continuité. Ainsi l’étiologie du culte en Samarie après 722 avant notre ère reconnaît-elle l’importance du sanctuaire de Béthel et la continuité de la vénération du dieu YHWH. 2 R 17 se termine par le constat de la validité de cette vénération non orthodoxe de Yahvé « jusqu’à ce jour », dépassant alors la notice de la destruction de Béthel en 2 R 23 et soulignant l’importance du sanctuaire et du culte Yahwiste en « Samarie » à l’époque perse en : (2 R 17,41).

וַיִּהְיוּ הַגּוֹיִם הָאֵלֶּה, יְרֵאִים אֶת-יְהוָה, וְאֶת-פְּסִילֵיהֶם, הָיוּ עֹבְדִים; גַּם-בְּנֵיהֶם וּבְנֵי בְנֵיהֶם, כַּאֲשֶׁר עָשׂוּ אֲבֹתָם הֵם עֹשִׂים, עַד, הַיּוֹם הַזֶּה.

Vaijihju hagovjim haeleh jereim et Yahvé, ve-et pesileihem haiu ovedim gam beneihem uvenei veneihem ka-ašer asu avotam hem osim, ad haijovm hazeh.

Ces nations craignaient Yahvé et servaient leurs statues. Leurs fils et les fils de leurs fils agissent comme leurs pères ont agi jusqu’à ce jour.

L’idée du sanctuaire unique dans le contexte du Pentateuque

Certains textes du Tétrateuque notamment dans les livres de la Genèse et de l’Exode mettent en scène une diversité de sanctuaires yahwistes et ceci apparemment sans adopter une perspective critique. L’ouverture du Code d’alliance en Ex 20,24 semble ouvertement contredire 12,14 DT.

(Ex. 20,24) :

מִזְבַּח אֲדָמָה, תַּעֲשֶׂה-לִּי, וְזָבַחְתָּ עָלָיו אֶת-עֹלֹתֶיךָ וְאֶת-שְׁלָמֶיךָ, אֶת-צֹאנְךָ וְאֶת-בְּקָרֶךָ; בְּכָל-הַמָּקוֹם אֲשֶׁר אַזְכִּיר אֶת-שְׁמִי, אָבוֹא אֵלֶיךָ וּבֵרַכְתִּיךָ.

Mizbah adamah taseh-li vezavahta alav et-oloteiha ve et-šelameiha, et-soneha ve et-bekareha behol hamakom ašer azkir et-šemi, avov eleiha uverahtiha.

Tu me feras un autel de terre pour y sacrifier tes holocaustes et tes sacrifices de paix, ton petit et ton gros bétail ; en tout lieu où je ferai rappeler mon nom, je viendrai vers toi et je te bénirai.

(12,14 DT) :

כִּי אִם־בַּמָּקוֹם אֲשֶׁר־יִבְחַר יְהֹוָה בְּאַחַד שְׁבָטֶיךָ שָׁם תַּעֲלֶה עֹלֹתֶיךָ וְשָׁם תַּעֲשֶׂה כֹּל אֲשֶׁר אָנֹכִי מְצַוֶּֽךָּ

Ki im bamakovm ašer jivhar Yahvé beahad ševateiha, šam ta-aleh oloteiha vešam ta-aseh, kol ašer anohi mesaveka.

C’est seulement au lieu choisi par Yahvé chez l’une de tes tribus que tu offriras tes holocaustes ; c’est là que tu feras tout ce que je t’ordonne.

L’explication traditionnelle et majoritaire consiste à comprendre 12 DT comme une reprise d’Ex 20,24 dans le but de réécrire l’ancienne loi dans le sens de l’idéologie de la centralisation. John Van Seters et Christoph Levin, en revanche, ont proposé de voir en Ex 20,24 une critique récente de la Loi de centralisation. L’insistance sur les différents lieux de culte depuis Noé jusqu’au Sinaï, en passant par les nombreux autels érigés par Abraham et Jacob, s’expliquerait selon C. Levin comme une polémique antideutéronomique. Le Yahwiste du début de l’époque perse rejetterait la théologie de la centralisation du culte. Ex 20,24 pourrait alors se comprendre comme une réponse critique à 12 DT soulignant la liberté totale de Yahvé par rapport au lieu de son culte. Il importe peu que l’on date l’introduction du Code d’alliance d’avant ou après 12,13 DT-18. Dans le contexte du Pentateuque, les deux conceptions cohabitent et, d’une certaine manière, 12,14 DT se présente, sur le plan synchronique, comme une relecture d’Ex 20,24.

Les textes sacerdotaux du Pentateuque semblent eux aussi moins intéressés à la centralisation absolue du culte sacrificiel. On suppose en général que Lévitique 1-7 et 17 présupposent la Loi de centralisation de Dt 12. On peut cependant se demander si la conception sacerdotale d’un sanctuaire transportable au Sinaï ne signifie pas également de la part de P une certaine acceptation d’un sanctuaire Yahwiste ailleurs qu’à Jérusalem ; par exemple à Béthel ou à Samarie. P Serait alors moins préoccupé par la centralisation que D, et l’ouverture du code de sainteté en Lv 17,3-5 pourrait se lire comme une médiation entre Ex 20 et 12 DT. Il est connu que le Pentateuque ne contienne pas le mot Jérusalem, ce qui a permis d’interpréter le lieu choisi par Yahvé (Dt 12) ou la montagne du sacrifice d’Abraham (Gn 22) comme désignant le Garizim. Néanmoins, la rencontre entre Abram et Melkisédek à Shalem (Gn 14,18), tout au début de l’histoire de peuple, contient une interprétation judéenne à peine voilée du lieu du vrai sanctuaire. Mais puisque la Torah n’est pas une affaire intrajudéenne, on peut déceler des traces qui renforcent une lecture « samaritaine » du lieu choisi par Yahvé. C’est dans cette possibilité qu’il faut comprendre l’ajout de 27,4 DT-26 — ensemble avec 11,29-30 —, un des derniers textes du Deutéronome qui reprend partiellement le vocabulaire de 12 DT offrir les holocaustes, manger des sacrifices, être dans la joie en le transposant au Garizim. Ainsi le Pentateuque se trouve-t-il encadré par les deux interprétations possibles du seul sanctuaire légitime, qui ont sans doute été renforcées dans un sens ou dans l’autre dans les manuscrits de la Torah gardés en Judée et en Samarie.

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