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Abraham Saraï et Pharaon un midrash avec Adam et Éve

Abraham Saraï et Pharaon.

Abraham sarah et pharaon

Tapisserie  - Le pharaon d'Egypte libérant Sarah à Abraham - Epoque 16e - 

 

Genèse Chapitre 12 v5 à 20. (TOB)

5 Il prit sa femme Saraï, son neveu Loth, tous les biens qu'ils avaient acquis et les êtres qu'ils entretenaient à Harrân. Ils partirent pour le pays de Canaan. Ils arrivèrent au pays de Canaan. 6 Abram traversa le pays jusqu'au lieu-dit Sichem, jusqu'au chêne de Moré*. Les Cananéens étaient alors dans le pays.

7 Le SEIGNEUR apparut à Abram et dit : « C'est à ta descendance (semence) que je donnerai ce pays » ; là, celui-ci éleva un autel pour le SEIGNEUR qui lui était apparu. 8 De là il gagna la montagne à l'est de Béthel. Il dressa sa tente entre Béthel à l'ouest et Aï à l'est, il y éleva un autel pour le SEIGNEUR et invoqua le SEIGNEUR par son nom. 9 Puis, d'étape en étape, Abram se déplaça vers le Néguev (désert du Sinaï). 10 Il y eut une famine dans le pays et Abram descendit en Égypte pour y séjourner car la famine sévissait sur le pays. 11 Or, au moment d'atteindre l'Égypte, il dit à sa femme Saraï : « Vois, je sais bien que tu es une femme belle à voir. 12 Alors, quand les Égyptiens te verront et diront : “C'est sa femme”, ils me tueront et te laisseront en vie. 13 Dis, je te prie, que tu es ma sœur pour que l'on me traite bien à cause de toi et que je reste en vie grâce à toi. »

14 De fait, quand Abram atteignit l'Égypte, les Égyptiens virent que cette femme était fort belle. 15 Des officiers du Pharaon la regardèrent, chantèrent ses louanges au Pharaon, et cette femme fut prise pour sa maison. 16 À cause d'elle, on traita bien Abram qui reçut petit et gros bétail, ânes, esclaves et servantes, ânesses et chameaux. 17 Mais le SEIGNEUR infligea de grands maux au (frappa) Pharaon et à sa maison à cause de Saraï, la femme d'Abram. 18 Le Pharaon convoqua Abram pour lui dire : « Que m'as-tu fait là ! Pourquoi ne m'as-tu pas déclaré qu'elle était ta femme ? 19 Pourquoi m'as-tu dit : “C'est ma sœur” ? Et je me la suis attribuée pour femme. Maintenant, voici ta femme, reprends-la et va-t'en ! » 20 Le Pharaon ordonna à ses gens de le renvoyer, lui, sa femme, et tout ce qu'il possédait.

* Genèse 12.6 ; lire : élôn môrèh = le chêne de moreh ; ce dernier mot n’est pas un nom propre, comme l’entendent la plupart des traductions, mais le qualificatif de élôn, le chêne qui enseigne ou qui rend des oracles, le chêne-devin : le bruissement du feuillage était censé être une manifestation de la divinité, et un « homme de Dieu » savait l’interpréter ; de là la traduction possible : chêne du devin. Il était près de Sichem que ce même verset donne pour la première station d’Abraham à son arrivée en Canaan.

Genèse CH2 et 3 : traduction Chouraqui.

Genèse Ch 2 V 18 :

18. IHVH-Adonaï Elohîms dit : « Il n’est pas bien pour le glébeux ( Adam) d’être seul ! Je ferai pour lui une aide contre lui. »

Versets 21 à 24 :

21. IHVH-Adonaï Elohîms fait tomber une torpeur sur le glébeux. (Adam) Il sommeille. Il prend une de ses côtes, et ferme la chair dessous.

22. IHVH-Adonaï Elohîms bâtit la côte, qu’il avait prise du glébeux, (Adam) en femme. Il la fait venir vers le glébeux (Adam).

23. Le glébeux (Adam) dit: « Celle-ci, cette fois, c’est l’os de mes os, la chair de ma chair, à celle-ci il sera crié femme ­ Isha ­:

oui, de l’homme ­ Ish ­ celle-ci est prise. »

24. Sur quoi l’homme abandonne son père et sa mère: il colle à sa femme et ils sont une seule chair.

Chapitre 3  versets  1 à 6 :

Le serpent était nu, plus que tout vivant du champ qu’avait fait IHVH-Adonaï Elohîms. Il dit à la femme : « Ainsi Elohîms l’a dit :

"Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin"… »

2. La femme dit au serpent :

« Nous mangerons les fruits des arbres du jardin, 3. Mais du fruit de l’arbre au milieu du jardin, Elohîms a dit :

« Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, afin de ne pas mourir. »

4. Le serpent dit à la femme :

« Non, vous ne mourrez pas, vous ne mourrez pas, 5. Car Élohim sait que du jour où vous en mangerez vos yeux se dessilleront et vous serez comme Élohim, connaissant le bien et le mal. »

6. La femme voit que l’arbre est bien à manger, oui, appétissant pour les yeux, convoitable, l’arbre, pour rendre perspicace. Elle prend de son fruit et mange. Elle en donne aussi à son homme avec elle et il mange.

Lorsque Abram fut arrivé en Égypte.

Le texte dit : « lorsqu’ils furent arrivés en Égypte ». C’est pour nous apprendre qu’il avait caché Saraï dans ses bagages. C’est au moment où les Égyptiens ont réclamé les taxes d’entrée qu’ils les ont fait ouvrir et l’ont découverte (Beréchith raba 40, 5).

Ils la louèrent entre eux en disant : « Elle est digne du roi ! »  Lorsqu'elle a été amenée devant Pharaon, Sarah a dit qu'Abram était son frère, et le roi a alors accordé à ce dernier de nombreux cadeaux et marques de distinction. En gage de son amour pour Saraï, le roi lui céda toute sa propriété et lui donna la terre de Goshen comme sa possession héréditaire : pour cette raison, les Israélites vécurent par la suite dans cette terre. Saraï a prié Adonaï de la délivrer du roi, et il a alors envoyé un ange, qui a frappé Pharaon chaque fois qu'il essayait de la toucher. À sa demande, elle disait à l’ange : « Frappe ! », et il frappait d’une plaie qui le rendait impuissant (Beréchith raba 41, 2) Pharaon était si étonné de ces coups qu'il parla gentiment à Saraï, qui avoua qu'elle était la femme d'Abraham. Le roi cessa alors de l'ennuyer.

Selon une autre version, Pharaon a persisté à l'ennuyer après qu'elle lui a dit qu'elle était mariée ; sur ce, l'ange le frappa si violemment qu'il tomba malade et fut ainsi empêché de continuer à la troubler.

Selon une tradition, c'est lorsque Pharaon a vu ces miracles se produire en faveur de Saraï qu'il lui a donné sa fille Agar comme esclave, en disant: « Il vaut mieux que ma fille soit esclave dans la maison d'une telle femme que maîtresse dans une autre maison. »

Commentaire :

Mû par la convoitise et la peur, Abram se préoccupe essentiellement de lui-même. Il est alors, loin d'être celui qui relais la bénédiction du Seigneur pour ce clan du sol qu'est la maison de Pharaon, le patriarche y sème la mort. Son élection par le Seigneur se pervertit en injustice, dans la mesure où la bénédiction du Seigneur - un don de vie - porte la mort à autrui lorsque l'élu cède au piège de l'envie et arrête à lui ce don comme s'il était un privilège qui lui serait réservé. Aussi Pharaon a-t-il raison de se présenter en victime non pas du Seigneur, mais d'Abram (v. 18b). « Que m'as-tu fait là ! »

Il est possible de relire le récit autrement si l'on se rend attentif à la place et au rôle de Saraï. Jusqu'à l'arrivée en Égypte, Saraï occupe essentiellement une position d'objet. Avant (ch12,v11), son nom revient à quatre reprises, dont trois comme objet du verbe לָקַח [law-kakh'], «prendre». Ainsi, Saraï est «prise» pour femme par Abram (11,29), puis «prise» deux fois pour être emmenée - par Tèrakh d'abord (11,31), par son mari ensuite (12,5). Chaque fois, son nom est précisé par la mention du lien familial qui l'attache à un homme : «femme d'Abram» en ch11,v29, «belle- fille» de Tèrakh et « femme d'Abraham son fils » en ch11,v31, et enfin « sa femme » en ch12,v5. Paradoxalement, l'unique lieu où elle apparaît en position de sujet sans qu'il soit question d'un lien à ces hommes, c'est là où il est fait état de sa stérilité: « Et Saraï fut stérile: pas pour elle d'enfant » (ch11,v30).

Lors du départ d'Abram et au cours de la traversée de Canaan, Saraï ne joue aucun rôle actif. Le Seigneur ne fait aucune allusion à elle dans l'appel ou les promesses, pas même lorsqu'il évoque la grande nation qu'Abram doit devenir (ch12,v2a) ou sa descendance qui recevra la terre (v. 7b). Aussi, d'emblée la question se pose de la place de Saraï dans l'aventure d'Abram : celle-ci est-elle inscrite ou non dans le projet divin de la bénédiction ? L'élection est-elle aussi pour Saraï, ou est-ce l'affaire du seul Abram ? Tel est l'enjeu réel de cet épisode qui n'a comme toujours d'anecdotique que l'apparence.

ch12, v10 : « Et il y eut une famine dans la terre et Abram descendit vers l'Égypte pour séjourner là car lourde était la famine dans la terre. »

Au moment d'entrer en Égypte, au verset 11 Abram adresse une demande à Saraï. C'est la première fois qu'il prend la parole dans le récit. Abram évoque directement sa relation de couple. Mais c'est pour proposer de dissimuler, voire de modifier en une relation de frère et sœur, son rapport avec celle que le narrateur a constamment présentée comme «sa femme» (11,29.31; 12,5 et 11). Quelle est donc la portée profonde de la proposition d'Abram ?

Que dit-il : Verset 11b à 13 :

« Voici, je te prie, je connais que tu es une femme belle à voir et que, lorsque les Égyptiens te verront, ils diront : "c'est sa femme" et ils tueront moi, mais toi, ils feront vivre. Dis, je te prie, tu es ma sœur afin que ce soit bien pour moi grâce à toi בַעֲבוּרֵךְ [ba'abûrék] et que vive mon être à cause de toi בִּגְלָלֵךְ [biglalék].»

Lorsque Abram interpelle Saraï, c'est une prière qu'il lui adresse. Par deux fois, il utilise la particule précative נָא [nâ'] («je te prie») : au début de l'exposé de la situation telle qu'il la perçoit et après le premier impératif. Il ne s'agit donc pas d'informer, ni d'énoncer un problème en vue de solliciter un avis ou de donner un ordre, mais plutôt de formuler une requête instante après l'avoir motivée. Ainsi, Abram expose à Saraï une situation qu'il perçoit lui comme périlleuse pour lui, et il le fait en l'invitant à adopter son point de vue sur l'affaire הִנֵּה-נָא [ene-na] («voici, je te prie») avant d'implorer son secours אִמְרִי-נָא [amri-na] («dis, je te prie…»). Se sentant menacé de mort, il lui demande de se présenter comme sa sœur afin d'échapper au danger et dans l'espoir de retourner la situation à son profit.

À première vue, le stratagème peut sembler habile et faire sourire le lecteur. C'est du reste ce que les commentaires en disent couramment. Mais ce qu'Abram demande à Saraï est de se nier en tant qu'épouse pour s'afficher comme sœur. qu’Abram nourrisse une telle idée constitue une forme de régression vers la figure paternelle. Car dissimuler un statut d'épouse, qui implique différence et altérité, pour présenter Saraï comme une femme issue de la « maison de son père » donne à penser que, face au danger, Abram accorde toujours une valeur protectrice à cette maison que la parole du Seigneur lui a enjointe de quitter (12,1). En proposant de faire passer Saraï pour sa sœur, Abram renonce en quelque sorte à sa situation propre d'homme, de mari et d'élu, pour redevenir fils de son père et de sa mère, par le biais de où «grâce à» sa femme.

Mais à ce propos, une question se pose : est-ce vraiment la place d'une sœur qu'Abram assigne ainsi à Saraï ? Sa prière est qu'elle le fasse vivre, ce qui n'est pas précisément le rôle d'une sœur. Dès lors, la confiance d'Abram ne serait-elle pas plus filiale que fraternelle ? Ce qu'il attend de Saraï, c'est qu'elle prenne les risques pour lui éviter de devoir en prendre ; c'est qu'elle s'expose pour le couvrir en sorte qu'il vive. Un tel rôle n'est-il pas plutôt celui d'une mère vis-à-vis d'un enfant incapable de prendre des risques et d'assumer sa responsabilité propre ? La confusion des rôles pourrait donc être plus grande qu'il n'y paraît, symptôme d'une relation encore immature.

S'il y a bien ainsi confusion, c'est qu'Abram cède à la convoitise et à la peur. Mais si ses paroles à sa femme sont ainsi dictées par l'envie, elles ont sans doute des points communs avec l'attitude de l'humain ('âdâm) au jardin d'Éden. C'est ce que révèle une comparaison attentive des deux récits.

Abram avec Saraï comme Adam avec Ève ?

Le rapport entre le récit de Gn 2-3 et la demande d'Abram s'ancre de façon précise dans les mots mêmes de celui-ci. En effet, selon Gn 2,18, la visée de la création de la femme, c'est le « bien » de l'adam, puisqu'il n'est « pas bon » לֹא-טוֹב (lo'-tôb) qu'il soit « à lui seul ». À l'inverse, en 12,13, Abram dit que «ce sera bien pour lui»  יִיטַב-לִי [iitb-l·i] (yîtab-lf) s'il renonce à sa relation à sa femme. De plus, en 2,24, suite à la création de la femme, le narrateur précise que l'homme quittera père et mère pour s'attacher à celle-ci. Or ici, Abram «quitte» sa femme pour en faire sa sœur et retrouver à travers elle un père et une mère protecteurs. L'inversion est nette et elle pousse le lecteur à s'interroger sur ces deux scènes, qui ont en commun de faire entendre la première parole d'un mari à sa femme, celle-ci « se laissant dire » sans répondre. Si l'on veut percevoir le rapport avec précision, un détour est nécessaire pour bien saisir ce qui se passe à la fin de Gn 2,10.

La scène de la création de la femme (2,18-22) raconte que, pour pouvoir entrer en relation avec un vis-à-vis qui l'arrachera à un isolement mortel (v. 18), l'humain subit une double perte sans laquelle une relation est impossible. Tout d'abord, il «perd connaissance». Plongé dans la torpeur, il ne voit pas la naissance de sa compagne. Quelque chose d'essentiel échappe donc ainsi à son savoir et lui impose une limite radicale, et c'est sans doute la condition pour que la relation soit de «vis-à-vis». Puis l'humain perd une côte (un côté), et cette blessure ouvre un manque en lui. Mais cet « en moins » est en vue d'un « en plus » sans commune mesure avec lui : la relation à autrui, à cette femme que le Seigneur Dieu construit et qu'il « présente » à l'humain.

La réaction de l'homme à ce divin présent a quelque chose d'étrange. Il situe la femme à partir de sa blessure et de la côte qui lui a été ôtée, et il affirme que celle qu'il voit est son os et sa chair, prise de lui, l'homme אִישׁ ('îsh). L'expression a quelque chose de juste en ce qu'elle souligne qu'homme et femme partagent une même nature humaine. Mais elle n'en est pas moins réductrice. Car d'une part, l'affirmation gomme la construction de la femme par Dieu, dont le travail effectué dans l'ignorance de la torpeur ne trouve aucun écho dans les paroles dites - pas plus du reste que son geste de présent. D'autre part, elle est fausse au moins en partie puisqu'elle situe la femme comme «prise de l'homme מֵאִישׁ (mé'îsh)» alors que c'est de l'humain qu'elle l'a été (2,22a: מִן-הָאָדָם min-hâ'âdâm). Au demeurant, le fait de la nommer אִשָּׁה 'ishâ en miroir du אִישׁ 'îsh d'où elle est censée être prise souligne la même altérité et tend à réduire l'altérité de la femme à une pure différence de genre.

Mais que fait l'homme au juste en s'exclamant ainsi ? En définissant la femme à partir de lui-même, fait-il autre chose que « reprendre connaissance » au sens figuré après l'avoir fait au sens propre ? En tout cas, lorsqu'il situe la nouvelle venue en fonction de lui, lorsqu'il fait l'impasse sur ce qui s'est produit pendant la torpeur sans se poser la question de la manière dont sa côte a pu devenir « celle-ci », il fait comme s'il savait tout, comme si rien ne lui échappait. Mais il y a plus. Car loin de situer la femme comme un « vis-à-vis » en lui adressant la parole, l'adam se parle à lui-même, faisant de la femme l'objet de son discours (trois fois זֹאת zo't, « celle-ci »). En outre, lorsqu'il la décrit comme « os de mes os et chair de ma chair, אִשָּׁה 'ishâ de אִישׁ 'îsh », fait-il autre chose que tenter de ramener à lui ce qui a été enlevé, comme s'il cherchait à le récupérer pour combler le manque et réduire la fracture, en sorte que l'inconnue ne lui échappe pas par cette « autre » qui souligne sa propre limite ? En cela, la réaction de l'adam est bel et bien le fait de la convoitise. Elle va à rebours du projet de Dieu où manque et limite s'avèrent essentiels à la vie et à la relation (2,16-17). Ainsi, le serpent (lego) est-il déjà là, tapi dans les paroles de l'humain, avant même d'entrer en scène.

Pour nous rapprocher d'Abram, il faut ajouter que les mots זֹאת הַפַּעַם עֶצֶם מֵעֲצָמַי (littéralement : cette foi c'est un os à moi) « os de mes os et chair de ma chair », par lesquels l'adam cherche à exorciser la limite, font écho à l'expression biblique « mes os et ma chair » qui affirme une relation de parenté, plusieurs fois précisée comme un rapport de fraternité (Gn 29,14-15; Jg 9,2-3; 2 S 19,13-14)14. L'adam semble donc voir dans la femme une sœur avec qui il a une relation de parenté, relation que reflète bien le jeu entre 'îsh et 'ishâ, des mots qui ont l'air de se répondre comme masculin et féminin issus d'une même racine, ce que sont justement un frère et une sœur. Voilà qui révèle combien, dans la femme, c'est le familier que l'humain veut voir, non la différence voire l'étrangeté résultant de l'action de Dieu cachée dans la nuit.

C'est la raison pour laquelle (« sur quoi » :עַל-כֵּן 'al-kéri) le narrateur interrompt son récit au verset 24 pour signifier au lecteur que, s'il veut « s'attacher à sa femme » en vérité, un « homme » אִישׁ (îsh) doit accepter d'abandonner père et mère [iozb-aish] יַעֲזָב-אִישׁ (l'homme partira), c'est-à-dire consentir à quitter son monde familier, faire son deuil de la structuration relationnelle qu'ont inscrite en lui les premiers rapports familiaux. Car quitter père et mère, c'est aussi quitter le fils (ou le frère) que l'on a été pour pouvoir être homme et mari ('îsh), et laisser la femme être femme ('ishâ) en cessant de lui faire jouer le rôle de sœur ou de mère.

Sur un tel arrière-plan, la parole d'Abram prend un tout autre relief. Ainsi, il affiche d'emblée une connaissance יָדַעְתִּי (yâda'tî) dont Saraï est l'objet, כִּי אִשָּׁה… אָתְּ.' {kî 'ishâ... 'ait : comme l'humain du jardin et il connaît « sa femme » שָׂרַי אִשְׁתּוֹ (sâray 'ishtô, v. 11) tout en lui demandant de consentir à passer pour sa sœur afin de n'avoir pas à prendre le risque d'être qui il est, dans sa limite et avec la fragilité qui l'insécurité et lui fait peur. Bref, il fait comme l'adam qui prend sa femme pour une sœur dans l'espoir de pouvoir faire l'économie du manque et de la limite qui font de lui un individu singulier, « différant ».

Abram et le serpent : l'envie, la peur et le mensonge.

On peut aller plus loin encore dans la comparaison avec le récit de l'Éden. Pour le dire en quelques mots avant d'expliciter plus longuement, ce qui pousse Abram à céder à la convoitise et au mensonge, c'est la peur de la mort et l'envie de « connaître le bien » sans avoir à risquer le pire, sans avoir à « connaître le mal » en mesurant sa force à celle de la peur qu'il inspire. Car lorsque Abram dit « je connais », ne prétend-il pas implicitement connaître bien et mal ? À ses yeux, en effet, les Égyptiens représentent un mal, le bien consistant à échapper à leur menace. Ainsi déclare-t-il mal ce qui lui fait peur et bien ce qui peut le sauver de ce péril immédiat mais peut-être illusoire. Bref, il juge du bien et du mal en fonction de lui-même, plus précisément en fonction de sa peur et de son envie. À partir de là, il travestit la vérité et entre dans le mensonge. Il reproduit ainsi le jeu du serpent. Comme Abram en effet, celui-ci s'adresse à une femme pour l'entraîner dans une contre-vérité qui, à terme, engendre le dérèglement des relations et la mort. Sous couvert d'une volonté de vie, la convoitise se tapit dans les mots d'Abram comme dans ceux du serpent. Il faut donc en revenir au serpent.

Lorsque le serpent (lego) prend la parole, c'est pour interpréter - en le déformant - un ordre du Seigneur Dieu (2,16-17). Cet ordre a deux parties. La première invite l'humain à jouir de tous les arbres du jardin (v. 16) ; la seconde exclut un arbre qui est ainsi marqué d'une limite. Cette limite, on peut la comprendre positivement, même à la surface du récit : s'il peut manger de tout, l'humain ne mangera pas tout, ce qui est essentiel dans la mesure où prendre tout revient à se fermer à la relation. Bref, en invitant l'humain à manger pour vivre, Dieu lui indique aussi une voie pour ne pas mourir : assumer une limite, condition de l'émergence d'une relation avec autrui, relation tout aussi vitale pour un humain que le manger.

Mais quand le serpent reprend cette parole de Dieu, il le fait de manière à induire le faux sous couvert du vrai. « Ainsi Dieu a dit, « vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ? », dit-il (3,1). Ses mots disent vrai : si Dieu a exclu un arbre, l'humain ne peut pas manger de tous les arbres. Mais les mêmes mots mettent la femme sur une autre piste, car ils peuvent s'entendre autrement : « Vous ne mangerez d'aucun arbre du jardin », ce qui donne à penser que la limite est source de mort. Bref, le serpent dit vrai, mais induit le faux chez son interlocutrice, de manière à pouvoir suggérer plus tard que si la limite est abolie, rien ne fera plus obstacle au plein épanouissement de la vie (v. 5).

Lorsqu'il demande à Saraï de dire aux Égyptiens qu'elle est sa sœur, Abram suit un chemin analogue à celui du serpent. D'une part, en effet, il dit quelque chose de vrai, dans la mesure où il traite effectivement Saraï comme une sœur, une femme que l'on peut donner en mariage à un étranger en échange de biens, mais aussi un membre de la maison de son père à l'ombre duquel il cherche à s'abriter. Mais d'autre part, il induit en erreur son interlocuteur puisque celui-ci ne peut atteindre ce niveau où la phrase est vraie. Il lui donne à penser que Saraï est réellement sa sœur, lui laissant croire qu'il n'y a pas de limite à respecter à son propos. Or précisément, le fait qu'Abram et Saraï sont mari et femme marque celle-ci du signe de la limite pour les autres hommes, et cette limite doit être respectée pour qu'une relation juste soit possible entre Abram et eux, chose essentielle, selon 12,3, pour qu'ils « acquièrent pour eux la bénédiction » par l'élu. Or ici, Abram propose de masquer cette limite qu'il ressent comme une menace pour sa vie, comme une source de mort. Il est donc bel et bien plongé dans la logique du serpent qui fait percevoir la limite comme un danger mortel et qui ment à son propos, pensant ainsi sauver la vie.

Connaître bien et mal ?

En Gn 3,4, le serpent fait miroiter comme résultat positif du déni de la limite la connaissance du bien et du mal qui, d'après ses allégations, serait l'apanage de Dieu. Selon lui, connaître bien et mal est ce que l'on obtient en cédant à la convoitise que figure l'acte de manger. Or, la suite du récit (3,7-21) illustre combien la convoitise est source d'un non-être mal. Car elle entraîne une expérience malheureuse de l'autre dans la mesure où, sur cette base, la relation avec lui ne peut se structurer que sur le mode de la rivalité, de l'appropriation ou de l'utilisation. Un tel chemin conduit à faire l'expérience du mal, au sens où l'on empêche la relation d'être un lieu d'épanouissement en réciprocité et où, de ce fait, on nuit à l'autre et à soi. Bref, en cherchant un bien immédiat, on connaît le malheur, et le bonheur comme un bien perdu. En réalité, selon la logique profonde du récit de Gn 2-3, pour l'humain, connaître le bien טוֹב (tôb), ce serait construire une relation juste source d'épanouissement (cf. 2,18). Et à la réflexion, c'est cela qui permettrait de faire l'expérience du bien et du mal. En effet, face au serpent, la femme rencontre d'abord le mal, mais sans le reconnaître en tant que tel puisqu'elle l'éprouve comme attirant. C'est que le serpent l'invite à se réaliser en comblant son désir sans y mettre de limite, pour un bonheur facile, sans restriction, sans frustration. De plus, la femme fait une expérience complémentaire à la première en ce qu'elle éprouve que le « bien » fait peur. Car de justes relations supposent un respect d'autrui et, partant, des limites qui ont toujours de prime abord un goût de mort et de souffrance. Aussi, aller vers une relation « bonne », c'est dire non au mal, tout attrayant qu'il soit ; et c'est choisir le bien en traversant, par la confiance, la peur de la mort qu'il inspire en raison des limites qui lui sont structurellement liées.

En adoptant ce chois , l'humain fait l'expérience que, lorsqu'il s'agit des lieux fondamentaux où se joue sa vie, le mal prend souvent les apparences du bien et vice et versa, puisque le mal est perçu comme faisant du bien alors que le bien ne va pas sans souffrance. Dans ce contexte, celui qui choisit le bien en déjouant la ruse du mal apprend peu à peu à connaître bien et mal par-delà les apparences. Il apprend à connaître que le bien est la victoire sur la peur et l'envie, victoire aussi sur le mensonge qui les est́poussé et qui joue sur les apparences pour triompher de l'homme.

J'en reviens maintenant à Abram. Lorsqu'il adresse sa demande à Saraï, il semble vouloir connaître le bien dans l'immédiat et sans courir de risque, et cela, parce qu'il redoute de mourir. Il le dit d'ailleurs explicitement: « afin que ce soit bien pour moi יִיטַב-לִי (yîtab-lî) grâce à toi et que vive mon être à cause de toi » (v. 13). Abram cède donc à la peur. Il n'ose pas prendre le risque de la limite, ce qui consisterait à être qui il est, l'époux de Saraï, non son frère ou son fils ; il n'ose pas affronter l'angoisse qu'entraînerait inévitablement le fait de consentir à cette limite.

En réalité, comme je le suggère plus haut, cette peur de la mort peut servir d'indicateur quant à la force du mal. Car c'est sur la peur que le mal s'appuie pour se faire passer pour un bien : lui, il ne fait pas peur ! Au contraire, à l'instar du serpent (lego), il rassure (« vous ne mourrez pas »), car il donne l'assurance que l'on peut vivre en vérité sans avoir à assumer cette limite et à affronter cette mort. Là est le mensonge de la convoitise et sa force tout à la fois. Et c'est à elle qu'Abram se fie pour avoir la vie sauve.

Un midrash instructif.

Ce parallèle avec l'histoire de l'Éden n'est pas un hasard. En effet, la tâche de l'élu, est de retraverser les lieux où les humains ont semé la mort pour les transformer en creusets de vie. Son rôle est de changer la malédiction en bénédiction. S'il ne le fait pas, quel salut l'humanité pourrait-elle attendre de lui ? Ainsi, la superposition midrashique  de Gn 12,11-13 avec la relation entre l'humain et sa femme dans le récit de l'Éden a le mérite de mettre en évidence l'enjeu de cet épisode apparemment anodin de l'aventure d'Abram. L'élu, sur qui repose l'avenir de la bénédiction et l'espoir de Dieu, va-t-il échouer, piégé par la convoitise comme l'adam ? Va-t-il au contraire réussir à se sortir du bourbier de la convoitise où il s'engage d'abord ? Et comment va-t-il le faire ?

En réalité, une différence fondamentale sépare la parole d'Abram de celle de l'adam. Là où celui-ci fait d'Ève l'objet de son discours («Celle-ci...»), Abram adresse la parole à Saraï. En l'interpellant en « tu » pour lui présenter sa requête, il en fait son interlocutrice. De ce fait, il lui ouvre un espace de réponse. Y a-t-il là un espoir pour la suite ? Pour le savoir, il importe de se tourner vers Saraï pour envisager sa réaction.

Et quand Abram entra en Égypte, les Égyptiens virent la femme, qu'elle était très belle. Et des princes de Pharaon la virent, et ils la louèrent auprès de Pharaon et la femme fut prise (dans) la maison de Pharaon. Et à Abram, il fit du bien grâce à elle בַּעֲבוּרָהּ [ba'abûrâh], et il y eut pour lui menu et gros bétail et ânes et serviteurs et servantes et ânesses et chameaux. Et le Seigneur frappa וַיְנַגַּע [u·ingo] Pharaon de grandes lésions ainsi que sa maison, à/sur le propos, (sur chose) עַל-דְּבַר ['al-debaf\] de Saraï, la femme d'Abram.

Et Pharaon appela Abram et dit: « Que m'as-tu fait là ? [l·me l·i oshith zath me] מַה-זֹּאת עָשִׂיתָ לִּי ?

Pourquoi ne m'as-tu pas informé qu'elle est ta femme? Pourquoi as-tu dit: « C'est ma sœur, » - et je l'ai prise pour moi comme femme. Et maintenant voici ta femme! Prends et va! » קַח וָלֵךְ. [qach u·lek]. Et Pharaon donna à son sujet des ordres à des hommes et ils le renvoyèrent lui et sa femme et tout ce qui était à lui. Et Abram monta hors d'Égypte lui et sa femme et tout ce qui était à lui et Lot avec lui, vers le Néguev.

Saraï & Ève.

Comment Saraï réagit-elle à la prière d'Abram ? Le narrateur n'en dit rien explicitement. Il se contente de raconter comment Saraï est prise, sans nous faire connaître sa réaction. Plus loin, en interpellant Abram, Pharaon attribue clairement le mensonge à celui-ci: il a omis de dire qu'elle était sa femme et a affirmé qu'elle était sa sœur (v. 19; voir 20,2.5). Dès lors, pour ce qui est de Saraï, deux solutions sont envisageables : soit elle ne prend pas le mensonge à son compte et se laisse faire sans rien dire ; soit elle ment avec Abram, et seule la parole de ce dernier est prise en compte par Pharaon. Même si la différence n'est pas grande, je pense que les données du récit vont plutôt dans le sens du premier scénario. En tout cas, dans ce qui est raconté, Saraï reste passive - tout comme Ève après la parole de l'humain à son sujet. Objet du verbe aux versets 14.15.19 et 20, sujet du verbe « prendre » au passif au verset 15 et 25, cause de l'action des autres aux versets 16 et 17 - nulle part Saraï ne s'implique elle-même dans le jeu imaginé par Abram et où elle occupe la place d'objet : objet de l'agir d'Abram qui l'utilise pour se protéger, objet de l'agir des Égyptiens puis de Pharaon qui la prennent pour sa beauté.

Saraï se laisse donc entraîner dans le mensonge qui, aux yeux d'Abram, est censé assurer sa survie et son bien. La convoitise d'Abram et la peur de la mort qui animent sa requête amènent la femme à se nier elle-même comme sujet, être de désir et de parole. Certes, son sacrifice a quelque chose de beau et de noble. Elle prend sur elle le risque et la souffrance, elle tait son désir pour s'en remettre sans mot dire à celui d'Abram, renonçant ainsi à elle-même et à sa liberté pour le bien de son mari. Comme la confiance d'Abram, ce geste de Saraï n'est pas sans grandeur. Est-il juste pour autant ?

Mais comment rendre compte d'une telle passivité chez Saraï ? Si elle ne dit mot et ne fait rien, elle est comme paralysée. Mais par quoi l'est-elle, si ce n'est par la prière d'Abram dans la mesure où elle en épouse la logique ? Si en effet les Égyptiens sont comme Abram se les imagine, de deux choses l'une. Ou bien Saraï, restant elle-même, s'affiche comme épouse. Elle risque alors de voir son mari mourir avant d'être prise elle-même. Ou bien elle laisse faire. Dans ce cas, elle sera prise également et perdra son mari, mais ce dernier ne mourra pas. Là est la différence, l'unique avantage pour Saraï : Abram vivra grâce à elle. Voilà donc ce qui paralyse la femme : la peur d'être responsable de la mort de son mari. Cette peur, on l'a vu, est liée à la convoitise d'Abram qui la lui communique par sa demande. Et c'est cette convoitise que Saraï soutient sans penser à la contester.

Ainsi, pour reprendre la « définition » que le Seigneur Dieu donne de la femme dans son rapport à l'homme en Gn 2,18, Saraï est un « secours » pour Abram, puisque son attitude lui permet de vivre, d'échapper à un péril mortel. En revanche, elle n'est pas un «vis-à-vis» כְּנֶגְדּוֹ [kfnègdô] pour lui, un sujet qui, dans le dialogue, lui fait face et résiste de sorte qu'il doive être lui-même. D'ailleurs, on l'a vu, le discours d'Abram fait écho aux paroles du serpent puisqu'il propose de céder à la convoitise et au mensonge dans l'espoir de ne pas mourir. Dès lors, quand elle se laisse dire, tout comme Ève, Saraï prête l'oreille au serpent dans sa peur de la mort. Au demeurant, en se laissant faire de la sorte, elle ne perd sans doute pas tout. En sauvant Abram par le sacrifice d'elle-même, elle se montre supérieure à lui et le rend débiteur à son égard. Se faisant passer en second, elle prend même un certain ascendant sur lui. Ainsi, au-delà des apparences, Saraï pourrait être guidée elle aussi par quelque obscure convoitise...

Si Saraï s'est laissé gagner par la peur d'Abram, elle aurait néanmoins pu résister. Imaginons un instant que, dépassant la peur, elle réponde à son mari en affirmant son désir de rester elle-même au lieu de passer pour sa sœur. Elle avait la possibilité de le faire, puisqu'en s'adressant à elle avec une prière, Abram lui permettait de refuser. Imaginons donc qu'elle n'entre pas dans son jeu. Son refus dresserait alors un obstacle devant la convoitise d'Abram; elle l'obligerait ainsi à adopter une autre attitude devant son angoisse, à y faire face en homme et non comme un enfant. De cette façon, elle le sauverait, sinon de la peur, au moins de la convoitise. En d'autres termes, par sa requête, Abram place Saraï en position de partenaire qui peut le confirmer dans son choix premier de renoncement à la convoitise, et cela, au moment où sa peur rend ce choix particulièrement difficile pour lui. Lorsqu'elle cède à la peur en acceptant passivement le statut de victime qu'il lui propose, Saraï se rend de facto complice d'Abram et de sa convoitise.

Même si, en se sacrifiant, elle manifeste son désir de sauver la vie de son mari, il reste que, de la sorte, elle entretient sa peur fantasmée au lieu de la combattre. Certains objecteront que cette peur n'était pas illusoire, puisque les choses se passent comme Abram le redoutait. Mais qu'elles se déroulent de la sorte n'a rien d'étonnant. En effet, quand il présente Saraï comme sa sœur, Abram lève ce qui peut faire obstacle au désir des Égyptiens en faisant d'elle une femme libre qu'il est légitime de désirer et d'épouser. Aussi n'est-ce pas forcément par convoitise que Pharaon la prend dans sa maison. Le péril entrevu par Abram reste donc hypothétique parce que celui-ci a tout fait pour éviter le conflit. Mais en voulant protéger son mari, Saraï le maintient en réalité dans une attitude bien plus délétère. Car, dans sa passivité, elle relaie, en les confirmant, le mensonge et la convoitise dont elle est pourtant le moyen, l'objet et la victime.

Une place pour Saraï dans l'élection.

Qu'on n'aille pas se méprendre : mon intention ici n'est pas de noircir Saraï sous prétexte qu'elle n'aurait pas fait ce qu'il fallait pour sauver Abram de la convoitise et de la peur. Il s'agit plutôt d'enregistrer une donnée nouvelle du récit : la prière d'Abram implique que Saraï peut avoir un rôle à jouer comme sujet à son côté. En choisissant de rester elle-même face à son mari, en revendiquant sa place d'épouse, elle l'aurait obligé à affronter sa peur et à prendre le risque d'être lui-même. Renonçant à sa convoitise, il se serait alors posé face au désir des Égyptiens qui se seraient vus à leur tour confrontés à une limite et auraient dû opter pour ou contre l'envie. Par leur choix face à l'élu, ils auraient décidé eux-mêmes de leur propre bénédiction, selon la règle énoncée par le Seigneur en 12,3a («que je bénisse ceux qui te bénissent, mais qui te méprise, je le maudirai»). Le jeu de l'élection en vue de la bénédiction aurait pu se dérouler normalement.

Bref, dans cette scène, Saraï se voit offrir une place à côté de l'élu, ou plutôt « en face » de lui. Jusqu'ici, le refus du monde de la convoitise qui donne accès à la promesse semblait le fait du seul Abram qui avait quitté son père sur la parole du Seigneur. Mais lorsqu'il prend peur et propose à Saraï de le sauver, Abram lui fait place, la pose comme un sujet face à lui. Désormais, elle aussi a la possibilité de dire non en première personne à la convoitise. Ainsi, quoi qu'il en soit de son intention, Abram offre à Saraï de prendre sa place dans le jeu de l'élection et du rejet de la convoitise auquel est lié l'accomplissement de la bénédiction. Elle peut sauver l'élu de l'envie et donc de lui-même. Elle peut sauver l'élection.

Ainsi, pour dire les choses autrement, à leur arrivée en Égypte, Abram a peur d'occuper sa place de mari et préfère celle de frère. Quant à Saraï, elle se laisse attribuer un rôle de sœur ou de mère qui sauve la vie de son enfant. Elle semble ainsi montrer son amour pour lui en allant jusqu'au sacrifice de soi. Mais si dans certaines conditions, un tel amour peut être juste, peut-on dire que c'est le cas ici ? Non.

L'amour de Saraï aurait été sans doute plus authentique si elle avait opposé à Abram son désir légitime d'être reconnue pour elle-même, le poussant ainsi à oser être lui-même. Car lorsque Saraï renonce à elle-même, elle donne libre cours à l'envie d'Abram, encourage son mensonge et le soutient dans une relation fausse vis-à-vis de l'étranger. Par crainte de le perdre, ou peut-être seulement de le décevoir, elle ne songe pas à réclamer le respect pour elle-même, à moins qu'elle n'ose pas le faire. Ainsi prive-t-elle Abram d'un vis-à-vis qui lui résiste et le renvoie à lui-même. Bref, en ne se respectant pas comme sujet, elle ne respecte pas non plus son mari. Dès lors, ni l'un ni l'autre n'est à sa place. Le couple est mis en danger, et avec lui la promesse. Mais si celle-ci est en péril, c'est du fait des époux eux-mêmes, non de Pharaon qui, au contraire, va faire les frais de l'opération.

Lu de cette manière, le récit suggère par la négative qu'une relation juste entre Abram et Saraï permettrait de faire échec à la convoitise. C'est d'ailleurs précisément ce que révèle la crise où le couple se trouve plongé. Là où l'un se laisse entraîner dans la convoitise et l'angoisse de l'autre, le couple est menacé. Si en revanche, l'un pouvait résister à l'autre, il lui offrirait une chance d'ouvrir les yeux sur son envie et de s'en libérer pour devenir lui-même, avec confiance, par-delà la peur. Il pourrait alors jouer son rôle dans la stratégie de la bénédiction. Mais en racontant combien le couple patriarcal est embourbé dans une relation où peur et convoitise entravent l'épanouissement, le narrateur fait preuve de sagesse et d'un grand réalisme, en même temps qu'il prépare un renversement inattendu du drame de l'Éden.

« Sur la parole de Saraï »: le dénouement.

Dans le récit, la situation initiale trouve une issue grâce à l'intervention du Seigneur qui frappe Pharaon et semble ainsi lui ouvrir les yeux sur son erreur. Mais le narrateur ajoute que les coups sont envoyés au roi égyptien עַל-דְּבַר שָׂרַי, אֵשֶׁת אַבְרָם  ['al-debar sâray 'éshèt 'âbrâm], « à cause de », ou bien « à propos de », littéralement « sur la parole de Saraï, femme d'Abram » (v. 17).

Une parole de Saraï ?

L'expression peut être comprise de deux manières. Avec la plupart des modernes, on peut retenir l'un des sens courants de la préposition, « à cause de », à moins qu'on ne préfère avec la LXX « au sujet de ». Dans ce cas, seul le Seigneur agit pour faire évoluer les choses et tirer Abram de la situation difficile où il s'est mis. Et s'il intervient, c'est parce que Saraï est « la femme d'Abram ».

Mais une bonne partie de la tradition juive a compris cette expression à partir de sa littéralité : « sur la parole de ». Le sens est possible en hébreu, même s'il n'est pas habituel. Cette interprétation, qui fait de Saraï un sujet de parole, est intéressante à envisager, d'autant qu'en précisant qu'elle est la « femme d'Abram », le narrateur souligne que c'est en tant que telle qu'elle parle. Si dans un premier temps, Saraï n'a pas résisté à Abram pour se laisser faire en silence, une fois chez Pharaon, elle prend la parole en tant qu'épouse d'Abram, comme si elle refusait de voir perdurer cette situation de mensonge.

Mais à qui Saraï adresse-t-elle la parole ?

Le Midrash Rabba évoque deux possibilités. Soit Saraï parle au Seigneur pour le supplier de la libérer, ce qu'il fait en frappant Pharaon. Soit elle parle à ce dernier pour lui révéler qu'elle est la femme d'Abram ; mais comme Pharaon ne la laisse pas en paix, le Seigneur le châtie. Cette seconde possibilité, on le constate, suppose que l'on supplée un élément inconnu du récit biblique : Pharaon se rend coupable en poursuivant Saraï de ses assiduités en dépit de ce qu'il a appris de son état de femme mariée. Aussi, même si l'interprétation donne à penser, je ne la retiendrai pas ici.

Reste l'autre lecture :

Saraï s'en remet au Seigneur et lui parle, se situant en face de lui comme épouse d'Abram. En infligeant des coups à Pharaon, le Seigneur répond à la prière de Saraï. Lue de cette manière, la scène acquiert une allure « d'épreuve qualifiante ». Car en prenant la parole pour en appeler au Seigneur, Saraï inverse la vapeur : elle vainc la peur qui l'avait paralysée lors de la requête initiale de son mari. Elle fait œuvre de confiance et s'inscrit en faux contre la logique du serpent. En effet, en se posant face au Seigneur dans sa vérité d'épouse d'Abram, elle prend le risque que Dieu fasse bouger les choses, qu'il remette en cause les équilibres imaginés par la convoitise et la peur d'Abram, une solution qui excluait à jamais Saraï du plan divin.

On peut ajouter que le risque que prend Saraï à ce moment de l'histoire est plus important que celui dont Abram se dit menacé au début du récit. C'est qu'à ce stade du récit, la réaction de Pharaon contre Abram et sa femme est d'autant plus à craindre que le souverain a été joué. Néanmoins, Saraï se lance. Et c'est essentiel. Par cette confiance qui lui fait courir ce risque sans aucune garantie quant à ce qui adviendra, Saraï fait à sa manière un choix de même nature que celui d'Abram en 12,4, quand il quittait une situation abritée mais inconfortable chez son père pour s'embarquer dans une aventure incertaine, confiant dans le Seigneur. En posant un acte similaire, Saraï rompt elle aussi avec la convoitise et la peur. Ainsi se montre-t-elle digne de l'élection et de la promesse, acquérant de ce point de vue un statut semblable à celui d'Abram.

En 13,1, cette égalité nouvelle entre les époux s'inscrit dans une variation significative. Jusque-là, lorsqu'un déplacement avait lieu, c'était surtout le fait d'Abram (12,4.6.8.10). Si l'on citait Saraï dans ce cadre, c'était avec le verbe prendre (cf. v. 5). En 13,1a, lorsque le couple remonte d'Égypte, après que Pharaon a dit à Abram: « prends [ta femme] et va » (12,19), le narrateur enchaîne : « et Abram monta d'Égypte, lui et sa femme ». Il fait de Saraï un sujet à côté d'Abram, et celui-ci ne la « prend » plus, en dépit de l'invitation explicite de Pharaon.

Si cette lecture est possible, si c'est « à cause de Saraï » que la situation se débloque (v. 17), son aventure dans cet épisode peut se résumer à partir des quatre locutions causales utilisées.

(13) « Dis, je te prie, que tu es ma sœur afin que ce soit bien pour moi grâce à toi בַעֲבוּרֵךְ [ba'abârék] et que vive mon être à cause de toi בִּגְלָלֵךְ [biglalék].» (...)

(16) Et à Abram, il fit du bien grâce à elle בַּעֲבוּרָהּ [ba'abûrâh] (...)

(17) Et le Seigneur frappa Pharaon de grandes frappes (...) à/sur le propos עַל-דְּבַר ['al-debar] de Saraï, la femme d' Abram.

Les premier et troisième « à cause de » sont identique: une même préposition composée בַּעֲבוּרָ  (ba'abûr) intervient dans une fonction semblable pour exprimer d'une part le souhait qu'Abram formule qu'on lui fasse du bien « à cause de » Saraï, d'autre part la réalisation de ce désir en Égypte. Dans ce contexte, l'expression בַּעֲבוּרָ [ba'abûr] n'est sans doute pas retenue au hasard. Si on la décompose, en effet, elle signifie « par le revenu de » ou « au fond de ça » et décrit ainsi adéquatement ce qu'Abram cherche à faire sous l'emprise de la convoitise : tirer un revenu de Saraï - ce qui se réalise pour lui en Égypte.

Si les premier et troisième « à cause de Saraï » se répondent, on peut se demander s'il n'y a pas quelque rapport entre les deuxième et quatrième locutions de ce genre bien qu'elles ne soient pas identiques בִּגְלָלֵךְ [biglai] au v. 13b, et עַל-דְּבַר ['al-debar] au v. 17b). La deuxième expression fait penser au verbe גָּלַל [gâlal] qui signifie « rouler », d'où aussi « tourner, enlever ». Dans l'évocation de ce qui est censé faire vivre Abram, le choix d'une telle préposition est significatif : il s'agit bien de tourner et retourner cette femme, d'abord épouse, puis sœur (ou mère), avant de redevenir épouse, mais d'un autre homme. L'image que la préposition donne de Saraï est alors celle d'un jouet que l'on manipule à sa guise.

Dans cette ligne, la quatrième préposition enregistre un changement radical. Car il y a quelque chose de faux, de vicier, dans la parole d'Abram, que seule une autre parole pouvait démasquer. Aussi, lorsque Saraï prend la parole en tant que « femme d'Abram », elle pose un acte décisif qui interrompt le jeu dont elle était jusque-là l'objet passif. Fini le rôle de marionnette aux mains de ces hommes. D'une parole עַל-דְּבַר ['al-debar] elle empêche le cercle de devenir vicieux comme le montre la fin du récit.

Suites de la parole de Saraï : le Seigneur et Pharaon.

Si le récit laisse dans l'ombre la manière dont Pharaon apprend la vérité, en 20,3, c'est le Seigneur qui la révèle en songe à Abimèlek, en revanche, le narrateur ne laisse planer aucun doute sur le protagoniste du dénouement suite à la parole de Saraï : après les coups assénés par le Seigneur au verset 17, en effet, le seul sujet de l'action est Pharaon. Lorsque, d'une parole, Saraï exprime son désir de mettre fin à la confusion régnante, le Seigneur intervient à cause d'elle qui s'est posée devant lui comme la femme d'Abram. Mais la locution עַל-דְּבַר ['al-debar] a peut-être encore quelque secret à livrer. En effet, en frappant Pharaon sur la parole de Saraï femme d'Abram, le Seigneur répond à la parole de la femme par le signe des coups. Il y a là un langage non-verbal par lequel Dieu parle à Pharaon de l'injustice faite à Saraï puisqu'elle est la femme d'Abram. Cette « parole » peut dès lors être entendue en deux sens. D'une part, elle préciserait à l'adresse du lecteur le contenu du message que Dieu entend communiquer indirectement à Pharaon, à savoir que Saraï est la femme d'Abram. D'autre part, elle peut suggérer l'intention du Seigneur qui entend reconstituer le couple auquel désormais, suite à la parole de Saraï, est confiée la promesse.

Pharaon semble comprendre immédiatement le sens de l'action « parlante » du Seigneur. Les choses sont racontées comme si l'Égyptien avait saisi grâce aux plaies quel désordre demandait réparation. Car il en vient sans délai à restaurer la vérité qu'Abram avait falsifiée et il renonce à la convoitise qui consisterait à garder une femme qu'il sait ne pas être sienne. Son action rétablit une séparation, pose à nouveau une limite qu'il énonce clairement en parlant à Abram : «elle est ta femme», et «voici ta femme, prends et va». Et le roi d'intimer un ordre pour qu'on « laisse aller » Abram et tout ce qui est à lui. Ainsi, en comprenant le message que Dieu lui envoie à travers les coups, Pharaon se montre sans convoitise et il libère Abram. Comme l'Égyptien est différent de ce qu'avait cru Abram à son entrée en Égypte ! Car en lui rendant sa femme, il lui offre à nouveau la possibilité de voir la bénédiction se réaliser pour lui. En ce sens, ce n'est pas un hasard si le dernier mot de Pharaon répète pour Abram l'ordre initial du Seigneur : וָלֵךְ [lék], «va !»

Ainsi, l'action conjuguée du Seigneur et de Pharaon en réponse à la parole de Saraï reconstitue le couple et renvoie Abram à sa vérité de mari de Saraï, une vérité qu'il avait cachée parce qu'elle lui faisait craindre pour sa vie. Par une subtile ironie, c'est celui-là même dont il redoutait le pire qui, se montrant juste et sans convoitise, restaure la vérité dans ses droits. Pouvait-on mieux illustrer que l'élection n'a rien d'un prix de vertu, mais aussi combien il est difficile de dépasser l'envie tapie au cœur de tout humain ?

Conclusion :

Lu dans cette perspective, ce récit reçoit une portée considérable dans la dynamique narrative du livre de la Genèse. En effet, d'abord gagnée par la peur et l'envie d'Abram, Saraï ose ensuite s'inscrire en faux contre la logique du serpent où, telle une nouvelle Ève, elle avait été entraînée par la parole de son homme. Aussi, après un temps où le couple connaît l'échec du fait de la convoitise du mari et de l'incapacité de sa femme à s'opposer à lui, un avenir nouveau s'ouvre lorsque celle-ci se risque à être elle-même en s'appuyant sur le Seigneur. Car elle permet à la vérité d'émerger du mensonge et à la confiance de l'emporter sur la peur. S'amorce ainsi entre Abram et Saraï un processus où leur relation va pouvoir s'ajuster peu à peu, dès lors que l'épouse refuse de s'en tenir simplement à un rôle d'objet. En ce sens, le récit montre que, s'il est ardu d'échapper entièrement à la convoitise et à sa logique perverse, il n'est pas fatal que l'on y succombe sans plus à l'instar d'Adam et Ève.

Par rapport à l'élection, ce récit illustre que les relations de l'élu à sa femme et à autrui vont de pair. Dans l'une et l'autre, l'exigence pour l'élu est d'oser être lui-même, c'est-à-dire, de dire non à la convoitise et à ses sœurs, la dissimulation et la peur. Ainsi, pour pouvoir être juste avec Pharaon, Abram devait l'être aussi avec lui-même et avec Saraï. Et si celle-ci parvient à résister à sa convoitise et à ses angoisses, elle lui donne d'être sujet de sa propre existence, vraie et intègre vis-à-vis d'elle, mais aussi vis-à-vis de Pharaon. Du reste, lorsqu'elle devient sujette de parole et revendique devant le Seigneur sa vérité d'épouse, elle lui permet d'intervenir de sorte que la vie ne périsse pas en restant captive de l'envie.

Ainsi, le rôle crucial joué par Saraï dans cet épisode permet de cerner avec plus de précision encore le mécanisme de l'élection en vue de la bénédiction. L'élu n'est pas seul face aux clans du sol. Son épouse peut être pour lui un « vis-à-vis » à même de le « secourir » quand il défaille, pour autant qu'elle trouve le moyen de s'opposer à la convoitise. Sans cela, loin d'en déjouer le piège, elle le renforce plutôt. Encore faut-il que l'homme y consente. En situant Saraï comme une interlocutrice, en effet, Abram l'implique directement à côté de lui, l'invitant de la sorte à répondre à son tour à l'élection. Ainsi, Abraham représente l'Unique, les « familles » des Nations forment le tout et Dieu veut que le tout soit béni à travers l'Unique. Mais la femme [...] vient mettre en question l'Unique. Alors que la bénédiction, en 12,3, omettait l'épouse, il nous est soudain rappelé que l'opérateur élu de l'unité future du genre humain est, en réalité, deux. Sara est comme dissimulée dans l'appel d'Abraham. C'est ce que vient dévoiler le bref mais dense épisode égyptien.

Reprit d'une étude d'André Wénin

 

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