Le livre des Nombres Israël dans le désert

le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah

D'après un cour de Thomas RÖMER au Collège de France

Introduction

Le livre des Nombres aborde beaucoup de questions importantes et énigmatiques. Curieusement, il n’a pas beaucoup attiré l’attention des spécialistes, probablement parce qu’il est un peu déroutant et peut-être aussi parce que l’on n’en a pas encore reconnu l’importance. Nous essaierons dans cet article de comprendre ce Livre des Nombres comme reflet des problématiques de la période perse : conflits, politique, mais aussi essor de la Torah, de la Loi.

Contenu, enjeux et composition.

Alors que les autres livres du Pentateuque ont un plan relativement simple, le cas se présente assez différemment avec le livre des Nombres pour lequel on n’a pas pu se mettre d’accord concernant l’organisation du livre. Il existe, en effet, différents critères pour structurer ce livre.

On peut se fonder sur les déplacements géographiques et organiser le livre en trois parties : les chapitres 1 à 10 se situent encore au Sinaï, où le peuple était arrivé au chapitre 19 du livre de l’Exode. Nombres 10 relate le départ du peuple. Les chapitres 11 à 20 se situent dans « le désert » et contiennent avant tout des récits de révolte, alors que les chapitres 21 à 36 sont localisés en Transjordanie, surtout dans la « vallée de Moab », lieu ensuite du discours d’adieu de Moïse.

Si l’on prend en considération les genres littéraires du livre, on pourrait imaginer une partie (majoritairement) narrative dans les chapitres 10 à 25, encadrée par des listes et des prescriptions dans les chapitres 1 à 9 et 26 à 37.

Les deux recensements du peuple

Une autre possibilité de structuration a été proposée par Denis Olson, The Death of the Old and the Birth of the New. The Framework of the Book of Numbers and the Pentateuch (1985), qui a été attentif au fait que le livre des Nombres contient deux grands recensements au chapitre 1 et au chapitre 26. Ces deux listes marquent la succession de deux générations. Le thème des deux générations dans le désert est étroitement lié à l’histoire des espions en Nb 13-14. Après le refus du peuple de commencer la conquête du pays promis à cause des informations des espions sur des géants dangereux qui habiteraient ces contrées, Yhwh se met en colère et condamne cette génération à errer dans le désert pendant quarante ans et à y mourir.

Cependant l’idée de diviser le livre des Nombres selon les deux recensements n’explique pas les changements géographiques qui interviennent à l’intérieur du livre. Pour cette raison, Won Lee, dans Punishment and Forgiveness in Israel’s Migratory Campaign (2003), a proposé une autre division du livre en distinguant les parties 1,1-10,10 et 10,11-36,13. La première partie conclut le séjour du peuple au Sinaï qui a commencé en Ex 19. La deuxième partie serait un récit de migration qui intégrerait des éléments de récits de conquête et de pèlerinage. Dans cette répartition, le long séjour dans le désert n’est cependant pas vraiment mis en valeur car on a l’impression que le peuple tourne souvent et longtemps en rond sans vraiment entamer une migration précise.

Que faut-il conclure ? Les différentes propositions de répartition du livre peuvent être expliquées sur le plan diachronique ; on peut les corréler avec différentes phases de la composition du livre.

La tripartition géographique Sinaï/désert/Transjordanie est probablement plus ancienne, elle reflète les origines du livre qui fonctionne comme un pont entre les livres de l’Exode et du Lévitique d’un côté et le livre du Deutéronome de l’autre. Les deux chapitres de recensement ont été intégrés après coup pour souligner l’unité et la cohésion du livre des Nombres et pour donner également une grille de lecture pour le livre du Deutéronome. Si on lit seulement le Deutéronome sans le livre des Nombres, on a, en effet, l’impression que les destinataires sont celles et ceux qui ont vécu les corvées et la sortie d’Égypte. Dans le contexte du Pentateuque et, à la suite du livre des Nombres, les derniers rédacteurs de la Torah insistent sur le fait qu’il s’agit des successeurs de cette génération.

Théories sur la composition du livre des Nombres

Comme les autres livres du Pentateuque, Nb n’est pas un texte homogène, mais reflète clairement des préoccupations et des styles différents. Il semble, en effet, que le livre des Nombres se présente d’une manière assez différente comparée à celle des autres livres du Pentateuque, même pour ce qui est des textes dits « sacerdotaux » (P). Ainsi, l’organisation militaire du camp telle qu’elle apparaît dans les textes P en Nb 1-10 n’a pas d’équivalent en Ex ou en Lv. À cela s’ajoute le fait que l’on trouve fréquemment, en Nb 1-2 et 10, le terme דגל degel pour désigner un détachement militaire. Ce mot qui vient du perse et désigne l’enseigne, l’étendard, ne se trouve nulle part ailleurs dans le Pentateuque.

C’est seulement en Nb 30 que l’on rencontre l’expression איסר‘ issar pour un serment d’engagement qui ne se trouve, avec la vocalisation ‘esar, que dans le texte araméen de Daniel 6 ainsi que dans un papyrus du Wadi Daliyé datant des Ve-IVe siècle avant notre ère. (14 km au nord de Jéricho).

À noter également la place donnée au problème du statut des lévites dans la composition P de Nb (cf. chap. 3 ; 4 ; 8 ; 16 ; 18 ; 35), lesquels sont mis à part des autres tribus pour être la propriété personnelle de Yhwh et sont consacrés au service du sanctuaire (transport et entretien) comme adjoints des prêtres. Le matériel P souligne l’importance du statut des lévites, mais préserve clairement la spécificité, et même le monopole, de la lignée aaronide (lignée du grand-prêtre), monopole confirmé par Yhwh. Il faut y voir, aussi, le reflet de la situation des lévites et de leurs rapports parfois conflictuels avec la hiérarchie sacerdotale, à l’époque du second temple.

Cela indique que les textes « P » dans les Nombres ne sont pas d’une seule main et qu’ils ont leur profil propre par rapport aux autres textes sacerdotaux du Pentateuque.

Reinhard Achenbach, dans son livre Die Vollendung der Torah (L’achèvement ou l’accomplissement de la Torah, 2003), reprend une idée que Thomas  Römer a également envisagée, selon laquelle le livre des Nombres réunit les textes les plus récents de tout le Pentateuque. Ils attribuent la plupart de ces textes à deux grandes rédactions, une rédaction du Pentateuque ainsi qu’une rédaction de l’Hexateuque, ces deux milieux rédactionnels ayant été complétés plus tard par différentes rédactions théocratiques. Avec l’aide d’un post-doctorant coréen, M. Jaeyoung Jeon, l’analyser les récits des conflits et rébellions dans le livre des Nombres distingue différents milieux sociologiques de rédaction :

• Au niveau des milieux sacerdotaux, on peut distinguer un groupe qui défend la supériorité des Aaronides (probablement déjà identifiés aux Sadocides) notamment contre les revendications des Lévites.

• Un autre groupe de type hexateucal introduit, notamment, la figure de Josué et veut ainsi créer un Hexateuque, en soumettant Josué à l’autorité d’Éléazar, le fils et successeur d’Aaron.

• Du côté des milieux non sacerdotaux, on peut distinguer un groupe qui insiste sur la supériorité de Moïse vis-à-vis d’Aaron et des milieux prophétiques, et qui représente un milieu « laïque » se revendiquant de la loi et de Moïse.

• Mais on trouve également des textes qui parlent en faveur d’une démocratisation du pouvoir et qui semblent refléter des groupes en lien avec les « Anciens » revendiquant, quant à eux, une continuité de l’inspiration prophétique et une certaine « démocratisation » du pouvoir.

Les deux recensements en Nb 1-4 et 26 reposent d’abord sur la conception d’un peuple organisé en douze tribus. On constate cependant que, par rapport à des listes plus anciennes, la tribu de Lévi est traitée à part, l’idée étant que cette tribu, en tant que tribu sacerdotale, n’aura pas de territoire qui lui soit propre. Pour arriver au chiffre 12, Joseph est subdivisé en Éphraïm et Manassé.

 

Nombre

On observe d’abord que l’ordre des tribus ne correspond ni à l’ordre des naissances ni à un regroupement selon les mères. Il est cependant proche du regroupement selon les mères en Gn 35, en ce qui concerne les femmes principales de Jacob, Léa et Rachel, avec deux différences : la séquence est interrompue par l’insertion de Gad à la troisième position et par le remplacement de Joseph par Éphraïm et Manassé (ce qui compense la disparition de Lévi).

Le recensement est certainement lié à la disposition du campement et à l’ordre de marche qui sont décrits en Nb 2, où les tribus sont organisées par groupes de trois autour du sanctuaire. C’est sans doute la raison pour laquelle Gad apparaît en troisième position devant Juda car Juda devient ainsi la tête du groupe qui se trouve à l’est du sanctuaire, ce qui lui permet de prendre la tête du peuple lorsque le campement se met en marche.

On est frappé par la grandeur de ces nombres, plus de 600 000 hommes adultes, pères de familles, ce qui signifie une population totale de 2 à 3 millions de personnes que l’on imagine mal camper dans le désert.

Il est plausible que l’arrière-fond de ce recensement fût le recensement des armées du roi perse, qu’il faisait organiser chaque année dans son empire et dont on trouve notamment des rapports chez Hérodote. Chez Strabon, il est également précisé que le service militaire commençait chez les Perses à l’âge de 20 ans. L’idée que les Perses sont organisés en douze tribus (phulai) se trouve déjà chez Xénophon (La Cyropédie I,2,3 ; cf. aussi Hérodote VII,40). Il semble donc probable que l’auteur des premiers chapitres des Nombres a voulu représenter l’armée de Yhwh avant la conquête en reprenant l’organisation de l’armée perse. Il est clair que les deux totaux donnés en Nb 1 et 26 se fondent sur le chiffre sacerdotal de 600 000. D’abord, il s’agit de montrer que ce chiffre révèle l’accomplissement des promesses de multiplication qui ont été faites aux patriarches dans le livre de la Genèse. Selon le texte P de Gn 46, la famille de Jacob est au nombre de 70 lorsqu’elle descend en Égypte (voir aussi Dt 10,22). Si l’on prend la question de Nb 23,10 : « qui peut compter la poussière de Jacob, et les dizaines de milliers d’Israël ? », si l’on multiplie 70 par 10 000 on obtient 700 000 et si l’on divise par 12 ou 13 pour tenir compte de la tribu de Lévi, on obtient un chiffre d’environ 641 666, qui n’est pas trop éloigné des 603 550.

L’auteur de ces recensements s’est sans doute inspiré d’un calcul mathématique sophistiqué pour le mettre au service d’une affirmation théologique et pour également insister sur la prééminence de Juda et peut-être aussi d’Éphraïm et de Manassé.

Nombres 5 : le rituel concernant la « femme adultère » (Nb 5,11-31)

La loi sur la jalousie

11 Le SEIGNEUR dit à Moïse : 12 « Parle aux fils d’Israël et dis-leur : Il peut arriver à un homme que sa femme se conduise mal et lui soit infidèle, 13 qu’un autre ait à l’insu de cet homme des rapports avec elle, qu’elle se soit souillée en secret, sans qu’il y ait de témoin contre elle, sans qu’elle ait été prise sur le fait ; 14 si alors un esprit de jalousie s’empare de cet homme et qu’il soupçonne sa femme, alors qu’elle s’est effectivement déshonorée, ou si un esprit de jalousie s’empare de cet homme et qu’il soupçonne sa femme, sans qu’elle se soit déshonorée, 15 cet homme amènera sa femme au prêtre. Il apportera pour elle le présent requis : un dixième d’épha de farine d’orge. Il n’y versera pas d’huile et n’y mettra pas d’encens, car c’est une offrande de jalousie, une offrande de dénonciation, qui dénonce une faute. 16 Le prêtre fera approcher la femme et la fera comparaître devant le SEIGNEUR. 17 Le prêtre prendra de l’eau sainte dans un vase de terre, il prendra de la poussière du sol de la demeure et la mettra dans l’eau. 18 Le prêtre fera comparaître la femme devant le SEIGNEUR et la décoiffera ; il mettra sur ses mains ouvertes l’offrande de dénonciation, c’est-à-dire l’offrande de jalousie, tandis que lui-même aura à la main l’eau d’amertume qui porte la malédiction. 19 Le prêtre fera prêter serment à la femme en lui disant : “S’il n’est pas vrai qu’un homme ait couché avec toi, que tu te sois mal conduite, que tu te sois déshonorée en trompant ton mari, sois préservée de la malédiction que porte cette eau d’amertume. 20 Mais si au contraire tu t’es livrée à l’inconduite avec un autre que ton mari, si tu t’es déshonorée et qu’un homme qui n’est pas ton mari a eu des rapports avec toi…” 21 Le prêtre lui fera prêter le serment d’imprécation en lui disant : “Que le SEIGNEUR fasse de toi, au milieu de ton peuple, l’exemple qu’on cite dans les imprécations et les serments. Qu’il fasse dépérir ton sein et enfler ton ventre. 22 Cette eau qui porte la malédiction va pénétrer dans tes entrailles pour faire enfler ton ventre et dépérir ton sein.” Et la femme répondra : “Amen, amen !” 23 Puis le prêtre mettra par écrit ces imprécations et les dissoudra dans l’eau d’amertume. 24 Il fera boire à la femme l’eau d’amertume qui porte la malédiction ; cette eau qui porte la malédiction pénétrera en elle en devenant amère. 25 Le prêtre prendra de la main de la femme l’offrande de jalousie, il la présentera au SEIGNEUR et l’apportera sur l’autel. 26 Le prêtre prélèvera sur la farine de l’offrande une poignée comme mémorial et la fera fumer sur l’autel ; après quoi il fera boire l’eau à la femme. 27 Il lui fera boire l’eau et il arrivera ceci : si elle s’est souillée et qu’elle a été infidèle à son mari, l’eau qui porte la malédiction pénétrera en elle en devenant amère ; son ventre enflera et son sein dépérira. Et cette femme deviendra pour son peuple l’exemple qu’on cite dans les imprécations. 28 Si au contraire cette femme ne s’est pas déshonorée mais qu’elle est pure, elle sera innocentée et elle sera féconde. » 29 Telle est la loi sur la jalousie pour une femme qui se livre à l’inconduite en trompant son mari et se déshonore, 30 ou pour un homme qui est saisi d’un esprit de jalousie et soupçonne sa femme : il la fera comparaître devant le SEIGNEUR et le prêtre lui appliquera toutes les prescriptions de cette loi. 31 L’homme sera exempt de faute et la femme, quant à elle, répondra de sa faute.

Nb 5,11-31 présente un supplément aux lois concernant l’adultère dont il est surtout question dans la loi deutéronomique. Ce texte, que l’on peut qualifier d’ordalie est assez confus et n’a sans doute pas été rédigé d’un seul trait. On peut formuler l’hypothèse selon laquelle le rédacteur de Nb 5 a combiné un rituel de serment et un rituel impliquant de l’eau, non pas l’immersion dans un fleuve, mais l’ingurgitation d’une boisson qui est qualifiée de différentes manières.

Selon J. Jeon, le rituel d’ordalie (eaux) aurait été plus ancien que le rituel du serment qui semble contenir des indications linguistiques qui parlent en faveur d’une date plus tardive, ce qui est une possibilité.

Il faut présupposer que la jalousie de l’homme qui provoque ce rituel est liée à une grossesse de sa femme, grossesse dont il pense ne pas être le responsable. L’homme amène la femme au sanctuaire et il disparaît de la scène. La présentation de la femme est accompagnée d’une offrande. L’idée est que chaque contact avec la divinité, notamment par l’intermédiaire d’un prêtre, doit se faire avec des dons.

Grâce à cet échange, dont le prêtre est le médiateur, la femme est confrontée au jugement divin. En cas de culpabilité, les eaux amères provoquent la stérilité de la femme, soit par une descente utérine soit par une autre maladie ou par une fausse couche. La punition correspond donc à sa faute : elle a accueilli de la semence illicite et devient donc stérile. Si la femme est innocente, elle pourra enfanter et restera féconde. Littéralement l’expression signifie : « elle sera ensemencée de semence », ce qui peut aussi laisser entendre que son mari couchera de nouveau avec elle. On pourrait donc lire à l’aide du v. 31 ce texte comme un texte qui se soucie de protéger la vie de la femme : l’homme jaloux ne doit pas faire violence à sa femme, comme cela se produit jusqu’à aujourd’hui, il est invité à la conduire devant le prêtre et on le rassure en disant qu’il ne risque rien, même s’il se trompe dans ses soupçons. On peut donc imaginer que l’auteur de ce passage a repris un ancien rituel d’ordalie en le transformant en un texte qui sert à préserver la vie de la femme.

 

Be ne dictions

La bénédiction sacerdotale et les amulettes de Ketef Hinnom

Nombres 6,22-27 :

22 Le SEIGNEUR dit à Moïse : 23 « Parle à Aaron et à ses fils et dis-leur : voici en quels termes vous bénirez les fils d’Israël : 24 “Que le SEIGNEUR te bénisse et te garde ! 25 Que le SEIGNEUR fasse rayonner sur toi son regard et t’accorde sa grâce ! 26 Que le SEIGNEUR porte sur toi son regard et te donne la paix !” 27 Ils apposeront ainsi mon nom sur les fils d’Israël, et moi je les bénirai. »

À la fin du chapitre 6 des Nombres se trouve un texte bref qui contient une formule de bénédiction qu’Aaron et ses fils doivent prononcer sur les Israélites. Depuis 1979, ce texte est devenu un texte très important à cause de la découverte des deux rouleaux en argent trouvés à Ketef Hinnom (en hébreu « l’épaule de Hinnom »), une colline dominant la vallée de Hinnom, au sud-ouest de la Vieille Ville de Jérusalem. Dans ces rouleaux se trouve un texte très proche du texte biblique qui fait, peut-être, de Nombres 6,22-27 le texte le plus ancien attesté matériellement en dehors de la Bible. Selon Gabriel Barkay, ces textes dateraient du VIIe siècle avant notre ère, mais des études plus récentes parlent plutôt en faveur du VIe voire du Ve siècle (A. Berlejung, N. Na’aman). La graphie est comparable à celle des textes du VIe ou Ve siècle (voire d’époques encore plus récentes (J. Renz/W. Röllig). Sur les bords des rouleaux, il y avait des signes d’usure ; il est donc possible que ces amulettes aient été portées du vivant de leur propriétaire. Les deux rouleaux conservent en partie le nom du propriétaire, ce qui montre qu’il s’agissait d’amulettes spécifiques qui étaient fabriquées à la commande et non transmissibles ; elles ont été, pour cette raison, enterrées avec leurs propriétaires.

Elles pouvaient protéger contre toutes sortes de danger de la vie quotidienne, mais aussi au moment de la mort. On les mettait avec le mort pour qu’il soit protégé durant le temps de la décomposition du cadavre (c’était un moment critique). Lorsqu’il ne restait que des os, les morts étaient devenus des habitants du shéol.

Ces amulettes sont donc des sortes de présence divine portative ; il s’agit des premières attestations extra-bibliques d’une confession de foi en Yhwh.

Nb 11 : « La chair ou l’esprit », deux récits de contestation

Nb 11 se situe après le départ du peuple du désert du Sinaï. Ce chapitre ouvre le grand cycle de contestations et de rébellions qui se trouve dans la partie centrale du livre des Nombres. Nous avons déjà vu que ces récits mettent en place des contestations de plusieurs sortes avec des acteurs et des enjeux différents.

Le cycle est introduit par un bref récit (Nb 11,1-3) qui n’est pas vraiment un récit. Ces versets restent très généraux, ils fonctionnent comme ouverture de tout le cycle des rébellions qui se terminent au chapitre 20. Ils mettent en place quelques thèmes majeurs des autres récits de rébellions qui sont racontés de manière plus détaillée.

1 Un jour le peuple se livra à des lamentations, ce que le SEIGNEUR entendit avec déplaisir. En les entendant le SEIGNEUR s’enflamma de colère. Le feu du SEIGNEUR ravagea le peuple et dévora un bout du camp. 2 Le peuple lança des cris vers Moïse qui intercéda auprès du SEIGNEUR ; et le feu se calma. 3 On donna à cet endroit le nom de Taveéra parce que le feu du SEIGNEUR avait ravagé les fils d’Israël.

Le récit de Nb 11,4-35 se conclut également, comme 11,3, par une étiologie, qui, comme en 11,1-3, joue sur une racine qui est utilisée auparavant. Ici, il s’agit de וח ‘-w-h : désirer, être pris de convoitise (v. 4) qu’on retrouve à la fin, aux v. 34-35, dans l’expression « tombeaux de convoitise ».

Le peuple réclame de la viande

4 Il y avait parmi eux un ramassis de gens qui furent saisis de convoitise, et les fils d’Israël eux-mêmes recommencèrent à pleurer : « Qui nous donnera de la viande à manger ? 5 Nous nous rappelons le poisson que nous mangions pour rien en Egypte, les concombres, les pastèques, les poireaux, les oignons, l’ail ! 6 Tandis que maintenant notre vie s’étiole ; plus rien de tout cela ! Nous ne voyons plus que la manne. » 7 La manne ressemblait à la graine de coriandre ; son aspect était celui du bdellium. 8 Le peuple se dispersait pour la ramasser ; ensuite on l’écrasait à la meule ou on la pilait dans un mortier ; on la faisait cuire dans des marmites et on en faisait des galettes. Elle avait le goût de gâteau à l’huile. 9 Lorsque la rosée se déposait sur le camp pendant la nuit, la manne s’y déposait aussi. 10 Moïse entendit le peuple qui pleurait, groupé par clans, chacun à l’entrée de sa tente. Le SEIGNEUR s’enflamma d’une vive colère et Moïse prit mal la chose. 11 « Pourquoi, dit-il au SEIGNEUR, veux-tu du mal à ton serviteur ? Pourquoi suis-je en disgrâce devant toi au point que tu m’imposes le fardeau de tout ce peuple ? 12 Est-ce moi qui ai conçu tout ce peuple ? moi qui l’ai mis au monde ? pour que tu me dises : “Porte-le sur ton cœur comme une nourrice porte un petit enfant”, et cela jusqu’au pays que tu as promis à ses pères ? 13 Où trouverais-je de la viande pour en donner à tout ce peuple qui me poursuit de ses pleurs et me dit : “Donne-nous de la viande à manger” ? 14 Je ne puis plus, à moi seul, porter tout ce peuple ; il est trop lourd pour moi. 15 Si c’est ainsi que tu me traites, fais-moi plutôt mourir – si du moins j’ai trouvé grâce à tes yeux ! Que je n’aie plus à subir mon triste sort ! » 16 Le SEIGNEUR dit à Moïse : « Rassemble-moi soixante-dix des anciens d’Israël, des hommes dont tu sais qu’ils sont des anciens et des scribes du peuple. Tu les amèneras à la tente de la rencontre ; ils s’y présenteront avec toi. 17 J’y descendrai et je te parlerai ; je prélèverai un peu de l’esprit qui est en toi pour le mettre en eux ; ils porteront alors avec toi le fardeau du peuple, et tu ne seras plus seul à le porter. 18 Et au peuple tu diras : “Sanctifiez-vous pour demain et soyez en état de manger de la viande. Car vous avez fait entendre cette plainte au SEIGNEUR : Qui nous donnera de la viande à manger ? Nous étions si bien en Egypte ! Le SEIGNEUR va donc vous donner de la viande, vous allez en manger ; 19 et vous n’en mangerez pas seulement un jour ou deux, ni même cinq, dix ou vingt ; 20 mais tout un mois, jusqu’à ce qu’elle vous sorte par les narines, jusqu’à ce que vous en ayez la nausée. Tout cela parce que vous avez rejeté le SEIGNEUR qui est au milieu de vous et parce que vous avez présenté cette plainte : Pourquoi donc sommes-nous sortis d’Egypte ?” »

21 Moïse reprit : « Il compte six cents milliers de fantassins, ce peuple au milieu duquel je me trouve ; et tu dis : “Je vais leur donner de la viande et ils auront à manger pendant tout un mois” ! 22 Quand même on abattrait pour eux petit et gros bétail, cela leur suffirait-il ? Tous les poissons de la mer, si on pouvait les pêcher pour eux, leur suffiraient-ils ?” 23 Le SEIGNEUR dit à Moïse : « Le bras du SEIGNEUR serait-il si court ? Tu vas voir maintenant si ma parole se réalise ou non pour toi. »

Les soixante-dix anciens

24 Moïse sortit de la tente et rapporta au peuple les paroles du SEIGNEUR ; il rassembla soixante-dix des anciens du peuple qu’il plaça autour de la tente. 25 Le SEIGNEUR descendit dans la nuée et lui parla ; il préleva un peu de l’esprit qui était en Moïse pour le donner aux soixante-dix anciens. Dès que l’esprit se posa sur eux, ils se mirent à prophétiser, mais ils ne continuèrent pas. 26 Deux hommes étaient restés dans le camp ; ils s’appelaient l’un Eldad, l’autre Médad ; l’esprit se posa sur eux – ils étaient en effet sur la liste, mais ils n’étaient pas sortis pour aller à la tente – et ils prophétisèrent dans le camp. 27 Un garçon courut avertir Moïse : « Eldad et Médad sont en train de prophétiser dans le camp ! » 28J osué, fils de Noun, qui était l’auxiliaire de Moïse depuis sa jeunesse, intervint : « Moïse, mon seigneur, arrête-les ! » 29 Moïse répliqua : « Serais-tu jaloux pour moi ? Si seulement tout le peuple du SEIGNEUR devenait un peuple de prophètes sur qui le SEIGNEUR aurait mis son esprit ! » 30 Moïse se retira dans le camp ainsi que les anciens d’Israël.

Les cailles

31 Un vent envoyé par le SEIGNEUR se leva ; de la mer, il amena des cailles qu’il abattit sur le camp et tout autour, sur une distance d’un jour de marche de chaque côté du camp ; elles couvraient le sol sur deux coudées d’épaisseur. 32 Le peuple fut debout tout ce jour-là, toute la nuit et tout le lendemain pour ramasser les cailles. Celui qui en ramassa le moins en eut dix homers. Ils les étalèrent partout tout autour du camp. 33 La viande était encore entre leurs dents, ils n’avaient pas fini de la mâcher, que le SEIGNEUR s’enflamma de colère contre le peuple et lui porta un coup très fort. 34 On donna à cet endroit le nom de Qivroth-Taawa – Tombes de la Convoitise ; car c’est là qu’on enterra la foule de ceux qui avaient été saisis de convoitise.

Moïse seul médiateur

35 De Qivroth-Taawa, le peuple partit pour Hacéroth. Ils étaient à Hacéroth

Le texte actuel mêle deux thèmes principaux : celui de la nourriture, c’est-à-dire le mécontentement du peuple par rapport au statu quo (la manne) et le thème du mécontentement de Moïse en ce qui concerne sa responsabilité vis-à-vis du peuple, qui est aussi un mécontentement par rapport au statu quo, où il est le seul responsable du peuple.

Le premier thème aboutit au don des cailles qui se termine, cependant, d’une manière négative ; le deuxième thème aboutit au don de l’esprit de Moïse aux 70 anciens. À l’intérieur de ces thèmes on constate des sous-thèmes, comme celui de la nostalgie de l’Égypte (v. 21) dans le premier thème ou la promesse du pays faite aux pères dans le second thème (v. 13). Il y a également des digressions à l’intérieur des deux thèmes : un long excursus qui décrit la composition et l’utilisation de la manne (v. 7-9) et une digression sur deux hommes qui prophétisent à l’intérieur du camp (v. 26-27).

Cela indique une certaine complexité. Nb 11 est un texte composite qui, déjà dans sa forme originelle (la complainte du peuple à cause de la manne), présuppose les textes sacerdotaux du livre de l’Exode. L’histoire du don de l’esprit de Moïse transforme la conception traditionnelle de l’intercession et se rapproche des idéaux d’un certain courant prophétique de l’époque perse.

Le lieu de la rencontre entre Yhwh et le peuple est la tente de la rencontre אוהל מועד (‘ohel mo’ed). Cette tente, chez P, fait partie du sanctuaire mobile ; dans des textes non-P, il se trouve à l’extérieur du camp. La tente de la rencontre n’a pas de clergé à son service : c’est un lieu où Moïse se rend pour entrer en contact avec Yhwh. En Nb 11, c’est le lieu où les 70 anciens reçoivent le don de l’esprit de Moïse. Selon John Van Seters, la tente de la rencontre refléterait les débuts du culte synagogal durant l’époque perse. Les textes P tendent à identifier la tente avec le sanctuaire alors qu’ici ce n’est clairement pas le cas.

Dans la structure actuelle de Nb 11, la démonstration que le bras de Yhwh n’est nullement trop court ne se fait pas immédiatement par l’arrivée des cailles, mais par le don de l’esprit de Moïse aux 70 anciens. En Nb 11, le don de l’esprit de Moïse provoque chez les anciens le don de prophétie, ce qui veut dire que Moïse est, ici, surtout présenté dans sa qualité de prophète. L’idée d’une démocratisation de la prophétie se trouve dans certains textes prophétiques de l’époque perse, comme en Joël 3,1-2. Cette idée eschatologique exprime l’attente d’une immédiateté entre Israël et Yhwh. L’auteur de Nb 11,29 connaît sans doute la prophétie de Joël et fait de Moïse le garant de cette idée. Le premier récit de rébellion se comprend ainsi comme la critique d’une demande de confort, tout en légitimant l’institution des anciens et la démocratisation de la prophétie.

Nb 12 : Moïse, le seul médiateur ?

Nb 12 suit l’histoire des cailles et du don de l’esprit de Moïse aux anciens d’Israël (11,4-34). En Nb 12, il s’agit également d’une mise en question du rôle de Moïse ; mais elle est faite par deux membres de sa famille : Miryam et Aaron. Nb 11 et 12 sont également liés par le thème de la prophétie à laquelle on cherche à donner une place par rapport à Moïse. Alors qu’Aaron était absent dans le récit précédent, il apparaît ici, mais en tant qu’opposé à Moïse.

1 quand Miryam – et de même Aaron – critiqua Moïse à cause de la femme nubienne qu’il avait épousée ; car il avait épousé une Nubienne. 2 Ils dirent : « Est-ce donc à Moïse seul que le SEIGNEUR a parlé ? Ne nous a-t-il pas parlé à nous aussi ? » Et le SEIGNEUR l’entendit. 3 Moïse était un homme très humble, plus qu’aucun homme sur terre. 4 Soudain, le SEIGNEUR dit à Moïse, Aaron et Miryam : « Allez tous les trois à la tente de la rencontre. » Ils y allèrent tous les trois. 5 Le SEIGNEUR descendit dans une colonne de nuée et se tint à l’entrée de la tente ; il appela Aaron et Miryam et tous deux s’avancèrent. 6 Il dit : « Ecoutez donc mes paroles : S’il y a parmi vous un prophète, c’est par une vision que moi, le SEIGNEUR, je me fais connaître à lui, c’est dans un songe que je lui parle. 7 Il n’en va pas de même pour mon serviteur Moïse, lui qui est mon homme de confiance pour toute ma maison : 8 je lui parle de vive voix – en me faisant voir – et non en langage caché ; il voit la forme du SEIGNEUR. Comment donc osez-vous critiquer mon serviteur Moïse ? »

9 Le SEIGNEUR s’enflamma de colère contre eux et s’en alla. 10 La nuée se retira de dessus la tente et voilà que Miryam avait la lèpre : elle était blanche comme la neige. Aaron se tourna vers elle et vit qu’elle avait la lèpre. 11 Il dit à Moïse : « Oh ! mon seigneur, je t’en prie, ne fais pas retomber sur nous le péché que nous avons commis, insensés et pécheurs que nous sommes ! 12 Oh ! que Miryam ne devienne pas comme l’enfant mort-né dont la chair est à moitié rongée lorsqu’il sort du sein de sa mère ! » 13 Moïse cria vers le SEIGNEUR : « O Dieu, daigne la guérir ! » 14 Et le SEIGNEUR dit à Moïse : « Si son père lui avait craché au visage, ne serait-elle pas couverte de honte pendant sept jours ? Qu’elle soit donc exclue du camp pendant sept jours ; après quoi elle reprendra sa place. » 15 On exclut donc Miryam du camp pendant sept jours et le peuple ne partit pas avant qu’elle eût repris sa place. 16 Après quoi, le peuple partit de Hacéroth et ils campèrent dans le désert de Parân.

Nous nous trouvons devant une narration qui combine deux récits : un premier récit qui comprend les v. 1 et 10-15 relate une critique de Miryam (le verbe se trouve à la 3e f. sg.) contre Moïse à cause d’une femme koushite. Ce récit se poursuit par une sanction (10-15) de Miryam qui correspond à la critique qu’elle avait formulée. Comme l’ont déjà remarqué les rabbins, Miryam, qui critique Moïse à cause d’une femme noire, devient elle-même blanche comme la neige ; et c’est seulement grâce à l’intercession de Moïse (Aaron ne peut que constater la sanction et demander à Moïse d’intercéder) que Yhwh limite la sanction de Miryam dans le temps. Miryam, qui avait tenu un discours d’exclusion, doit, elle-même, faire une expérience de mise à l’écart avant son intégration. Le deuxième récit (v. 2-9) part d’une question d’Aaron et de Miryam (au v. 2 le verbe se trouve à la 3e m. pl.) : Yhwh parle-t-il seulement à ou par Moïse ? L’enjeu est la position et le rôle de Moïse par rapport à ces deux protagonistes qui représentent apparemment les prophètes (Miryam) et les prêtres (Aaron). Yhwh répond à cette question par l’affirmation de la supériorité de Moïse par rapport aux prophètes et répond finalement à la question initiale par une autre question : pourquoi ne craignez-vous pas de parler contre mon serviteur Moïse ?

On peut, sur le plan diachronique, distinguer deux récits différents : les v. 1 et 2ss traitent de deux sujets différents ; le fil du v. 1, qui est centré sur Miryam, est repris dès le v. 10. On peut également considérer que le v. 3 est une insertion ultérieure qui veut empêcher une « divinisation » de Moïse et faire de lui l’ancêtre des « pauvres de Yhwh ».

On aurait donc globalement les ensembles suivants :

A     v. 1. 10-15

B     v. 2. 4-9

C     v. 3.

La plupart des commentateurs partent de l’idée que le récit autour de la femme koushite précède le thème de la relation entre Moïse et les prophètes. L’argument principal réside dans le fait que seul le v. 1 offre une introduction complète à une histoire, contrairement au v. 2 qui ne mentionne pas les protagonistes ; par conséquent les v. 2ss auraient été ajoutés après coup. Cette thèse se fonde sur l’idée que la critique diachronique permet de reconstituer le texte primitif entièrement, en raison d’un supposé respect des rédacteurs à l’égard des textes qu’ils éditaient. Or, cette idée est fausse : « rédaction » peut aussi signifier modification, voire suppression du texte antérieur. D’ailleurs, on ne peut pas non plus reconstruire, dans les versets 1 et 10-15, un récit totalement indépendant, car il manquerait alors une intervention divine.

Un autre argument parle en faveur de l’antériorité de B : son lien avec le chapitre précédent. Nb 11 raconte comment Yhwh partage l’esprit de Moïse aux anciens du peuple qui deviennent ainsi prophètes ; ce don prophétique est tellement puissant qu’il déteint sur d’autres. En réponse aux protestations de Josué qui veut que la prophétie reste un phénomène limité, Moïse répond par le souhait que tout le peuple de Yhwh puisse devenir un peuple de prophètes (11,29). Nb 12,2-8 peut alors se comprendre comme un correctif de cette vision ; d’abord on rétablit l’idée que des prophètes appartiennent à un groupe restreint et, ensuite, on montre que Moïse est bien au-delà de ces prophètes. Par conséquent, il existe une connexion thématique entre Nb 11 et 12,2ss, alors que l’histoire de la femme étrangère surgit plutôt d’une manière inattendue.

On pourrait donc imaginer le scénario suivant :

Sce nario nombre

La question des médiations ouvre le récit plus ancien qui reprend le thème du prophétisme déjà traité au chapitre 11. Aaron et Miryam réclament le statut de médiateur au même niveau que Moïse, en reflétant les milieux sacerdotaux et prophétiques. Ce texte s’oppose à la conception deutéronomiste traditionnelle selon laquelle Moïse est le premier d’une série de prophètes que Yhwh enverra au fur et à mesure à son peuple. L’incomparabilité de Moïse est soulignée en Nb 12,8 par le fait que Moïse, contrairement aux prophètes, voit la temunah de Yhwh. Bien que le Pentateuque insiste sur l’invisibilité de Yhwh lors de la révélation (cf. aussi Ex 33,20), Nb 12,8 veut rapprocher Moïse aussi étroitement que possible de Yhwh.

Nb 12 montre comment les rédacteurs intègrent des débats et des revendications de différents groupes. Il y a d’abord une correction de la démocratisation de la prophétie affirmée en Nb 11 ainsi qu’une définition de la relation entre Moïse et les autres prophètes (Miryam représentante des prophètes est sanctionnée pour avoir critiqué Moïse à cause d’une femme étrangère) et, finalement, la supériorité de Moïse sur tous les autres médiateurs.

Nb 13-14 : le refus de la conquête et les quarante ans dans le désert

Dans la forme finale du livre des Nombres, l’histoire dite des espions constitue le « centre », le pivot du livre. Elle met en relation les deux recensements en Nb 1 et 26 et donne en quelque sorte la clé de lecture du livre entier.

Sur le plan diachronique, on peut reconstituer deux versions : l’une où Yhwh parle seulement à Moïse et l’autre où il parle à Moïse et Aaron. Dans la première, Moïse fait une grande intercession qui manque dans la deuxième version. Traditionnellement, on a réparti ces deux versions sur J/E et P, mais en fait c’est seulement la version « Moïse et Aaron » que l’on peut reconstituer d’une manière assez complète ; il s’agit là d’une version qui utilise un vocabulaire sacerdotal et qui est le fait, probablement, du milieu sacerdotal.

PREMIER ESSAI DE PÉNÉTRATION EN CANAAN

chapitre 13 La mission des douze explorateurs

1 Le SEIGNEUR parla à Moïse : 2 « Envoie des hommes pour explorer le pays de Canaan que je donne aux fils d’Israël ; vous enverrez un homme par tribu, chacun pour la tribu de ses pères ; ils seront tous pris parmi les responsables des fils d’Israël. » 3 Depuis le désert de Parân, Moïse les envoya donc sur l’ordre du SEIGNEUR ; tous ces hommes étaient des chefs des fils d’Israël. 4 Voici leurs noms : pour la tribu de Ruben, Shammoua, fils de Zakkour ; 5 pour la tribu de Siméon, Shafath, fils de Hori ; 6 pour la tribu de Juda, Caleb, fils de Yefounnè ; 7 pour la tribu d’Issakar, Yiguéal, fils de Joseph ; 8 pour la tribu d’Ephraïm, Hoshéa, fils de Noun ; 9 pour la tribu de Benjamin, Palti, fils de Rafou ; 10 pour la tribu de Zabulon, Gaddiël, fils de Sodi ; 11 pour la tribu de Joseph – tribu de Manassé – Gaddi, fils de Soussi ; 12 pour la tribu de Dan, Ammiël, fils de Guemalli ; 13 pour la tribu d’Asher, Setour, fils de Mikaël ; 14 pour la tribu de Nephtali, Nahbi, fils de Wofsi ; 15 pour la tribu de Gad, Guéouël, fils de Maki. 16 Tels étaient les noms des hommes que Moïse envoya pour explorer le pays ; à Hoshéa, fils de Noun, Moïse donna le nom de Josué.

17 Moïse les envoya explorer le pays de Canaan. « Montez-y par le Néguev, leur dit-il ; vous gravirez la montagne18 et vous verrez comment est le pays et si le peuple qui l’habite est fort ou faible, si la population est rare ou nombreuse. 19 Vous verrez si le pays habité par ce peuple est bon ou mauvais et si les villes qu’il habite sont des camps ou des forteresses. 20 Vous verrez si le pays est fertile ou pauvre, boisé ou non. Soyez assez hardis pour prendre des fruits du pays. » – C’était en effet la saison des premiers raisins. – 21 Ils montèrent et explorèrent le pays depuis le désert de Cîn jusqu’à Rehov près de Lebo-Hamath. 22 Ils montèrent par le Néguev et arrivèrent jusqu’à Hébron où vivaient Ahimân, Shéshaï et Talmaï, descendants des Anaqites – Hébron avait été bâtie sept ans avant Tanis en Egypte. 23 Ils arrivèrent jusqu’à la vallée d’Eshkol où ils coupèrent une branche de vigne avec une grappe de raisin qu’ils portèrent à deux au moyen d’une perche. Ils prirent aussi des grenades et des figues. 24 On appela cet endroit vallée d’Eshkol – vallée de la Grappe – à cause de la grappe que les fils d’Israël y cueillirent.

25 Ils revinrent de leur exploration du pays au bout de quarante jours. 26 Ils vinrent trouver Moïse, Aaron et toute la communauté des fils d’Israël dans le désert de Parân, à Qadesh. Ils leur rendirent compte ainsi qu’à toute la communauté et leur montrèrent les fruits du pays. 27I ls firent ce récit à Moïse : « Nous sommes allés dans le pays où tu nous as envoyés, et vraiment c’est un pays ruisselant de lait et de miel ; en voici les fruits ! 28 Cependant le peuple qui l’habite est puissant, les villes sont d’immenses forteresses et nous y avons même vu les descendants des Anaqites. 29 Amaleq habite la région du Néguev ; les Hittites, les Jébusites et les Amorites habitent la montagne, et les Cananéens habitent près de la mer et le long du Jourdain. » 30 Caleb fit taire le peuple qui s’opposait à Moïse : « Allons-y ! dit-il, montons et emparons-nous du pays ; nous arriverons certainement à le soumettre. » 31 Mais les hommes qui étaient montés avec lui dirent : « Nous ne pouvons attaquer ce peuple, car il est plus fort que nous. » 32 Et ils se mirent à décrier devant les fils d’Israël le pays qu’ils avaient exploré : « Le pays que nous avons parcouru pour l’explorer, disaient-ils, est un pays qui dévore ses habitants, et tous les gens que nous y avons vus étaient des hommes de grande taille. 33 Et nous y avons vu ces géants, les fils de Anaq, de la race des géants ; nous nous voyions comme des sauterelles, et c’est bien ainsi qu’eux-mêmes nous voyaient. »

chapitre 14 Le peuple refuse d’avancer

1 Toute la communauté fit chorus et poussa des cris, et le peuple passa la nuit à pleurer. 2 Tous les fils d’Israël murmurèrent contre Moïse et Aaron ; la communauté tout entière leur dit : « Ah ! si nous étions morts dans le pays d’Egypte ! Ou si du moins nous étions morts dans ce désert ! 3 Pourquoi le SEIGNEUR nous mène-t-il dans ce pays où nous tomberons sous l’épée ? Nos femmes et nos enfants seront capturés. Ne ferions-nous pas mieux de retourner en Egypte ? » 4 Ils se dirent l’un à l’autre : « Nommons un chef et retournons en Egypte ! » 5 Moïse et Aaron se jetèrent face contre terre devant toute la communauté des fils d’Israël assemblés. 6 Josué, fils de Noun, et Caleb, fils de Yefounnè, qui avaient pris part à l’exploration du pays, déchirèrent leurs vêtements. 7 Ils dirent à toute la communauté des fils d’Israël : « Ce pays que nous avons parcouru pour l’explorer, est un très, très beau pays ! 8 Si le SEIGNEUR nous favorise, il nous mènera dans ce pays et nous le donnera, ce pays ruisselant de lait et de miel. 9 Ne vous révoltez donc pas contre le SEIGNEUR, ne craignez pas les gens de ce pays, nous n’en ferons qu’une bouchée ! L’ombre de leurs dieux s’est éloignée d’eux alors que le SEIGNEUR est avec nous. Ne les craignez pas ! »

Moïse s’interpose entre Dieu et son peuple

10 Toute la communauté parlait de les lapider, quand la gloire du SEIGNEUR apparut à tous les fils d’Israël sur la tente de la rencontre. 11 Le SEIGNEUR parla à Moïse : « Jusqu’à quand ce peuple me méprisera-t-il ? Jusqu’à quand refusera-t-il de croire en moi, en dépit de tous les signes que j’ai opérés au milieu d’eux ? 12 Je vais le frapper de la peste et le priver de son héritage ; et de toi je ferai un peuple plus grand et plus puissant que lui. » 13 Moïse dit au SEIGNEUR : « Les Egyptiens ont appris que c’est ta puissance qui a fait monter ce peuple de chez eux, 14 et ils l’ont dit aux habitants de ce pays ; ceux-ci ont appris que toi, le SEIGNEUR, tu es au milieu de ce peuple ; que c’est toi, le SEIGNEUR, qui te montres à eux les yeux dans les yeux ; ta nuée se tient au-dessus d’eux ; toi-même, tu les précèdes le jour dans une colonne de nuée, la nuit dans une colonne de feu. 15 Et tu ferais mourir ce peuple comme un seul homme ! Alors les peuples qui ont appris ta renommée diraient : 16 “Le SEIGNEUR n’était pas capable de faire entrer ce peuple dans le pays qu’il leur avait promis ; voilà pourquoi il les a massacrés dans le désert.” 17 Dès lors, que la puissance de mon Seigneur se déploie ! Puisque tu as parlé en ces termes : 18 “Je suis le SEIGNEUR, lent à la colère et plein de bonté fidèle, qui supporte la faute et la révolte, mais sans rien laisser passer, et qui poursuis la faute des pères chez les fils sur trois et quatre générations”, 19 pardonne donc la faute de ce peuple autant que le commande la grandeur de ton amour et comme tu as supporté ce peuple depuis l’Egypte jusqu’ici. »

20 Le SEIGNEUR répondit : « Je pardonne comme tu le demandes. 21 Cependant, aussi vrai que je suis vivant, aussi vrai que la gloire du SEIGNEUR remplit toute la terre, 22 aucun de ces hommes qui ont vu ma gloire et les signes que j’ai opérés en Egypte et dans le désert et qui m’ont mis à l’épreuve dix fois déjà en ne m’écoutant pas, 23 aucun d’eux, je le jure, ne verra le pays que j’ai promis à leurs pères ; aucun de ceux qui m’ont méprisé ne le verra. 24 Mais mon serviteur Caleb, parce qu’un autre esprit l’anime et qu’il m’a suivi sans hésitation, je le mènerai dans le pays où il est allé : ses descendants en prendront possession, 25 tandis que les Amalécites et les Cananéens demeureront dans la plaine. Dès demain, tournez-vous pour repartir vers le désert, en direction de la mer des Joncs. »

La première génération est condamnée

26 Le SEIGNEUR parla à Moïse et Aaron : 27 « Jusqu’à quand aurai-je affaire à cette détestable communauté qui murmure contre moi ? J’ai entendu les murmures des fils d’Israël qui murmurent contre moi. 28 Dis-leur donc : “Je le jure, aussi vrai que je suis vivant – oracle du SEIGNEUR – je vais vous traiter d’après ce que je vous ai entendus dire. 29 C’est dans ce désert que tomberont vos cadavres, vous tous qui avez été recensés à partir de l’âge de vingt ans, vous tous tant que vous êtes, vous qui avez murmuré contre moi ! 30 Je le jure, vous n’entrerez pas dans le pays où j’avais fait le serment de vous installer ! excepté Caleb, fils de Yefounnè, et Josué, fils de Noun. 31 Quant à vos enfants dont vous disiez qu’ils seraient capturés, je les y mènerai ; ils connaîtront le pays dont vous n’avez pas voulu. 32 Mais pour vous, vos cadavres tomberont dans ce désert. 33 Vos fils seront bergers dans le désert pendant quarante ans ; ils porteront la peine de vos infidélités jusqu’à ce que vos cadavres soient tous étendus dans ce désert. 34 Comme votre exploration du pays a duré quarante jours, ainsi, à raison d’une année pour un jour, vous porterez pendant quarante ans la peine de vos fautes et vous saurez ce qu’il en coûte d’encourir ma réprobation.” 35 Moi, le SEIGNEUR, j’ai parlé, je le jure, c’est ainsi que j’agirai envers toute cette détestable communauté qui s’est liguée contre moi. Ils finiront tous dans ce désert ; c’est là qu’ils mourront. » 36 Quant aux hommes que Moïse avait envoyés explorer le pays, ils le décrièrent lors de leur retour, ainsi que toute la communauté, qui exprima de mauvais propos contre le pays. 37 Ceux qui avaient eu la méchanceté de décrier le pays, ils moururent de mort brutale devant le SEIGNEUR. 38J osué, fils de Noun, et Caleb, fils de Yefounnè, furent les seuls survivants de ceux qui étaient allés explorer le pays.

Echec d’une tentative téméraire

39 Moïse rapporta ces paroles à tous les fils d’Israël et le peuple mena grand deuil. 40 Le lendemain, de bon matin, ils montèrent vers les hauteurs des montagnes : « Nous voici, dirent-ils, nous allons monter vers le lieu que le SEIGNEUR a désigné ; c’est vrai, nous avons péché. » – 41 « Que faites-vous là ? dit Moïse. Vous enfreignez l’ordre du SEIGNEUR ! Cela ne réussira pas. 42 Ne montez pas, car le SEIGNEUR n’est pas au milieu de vous ; n’allez pas vous faire battre par vos ennemis. 43 Les Amalécites et les Cananéens sont là devant vous, et vous tomberez sous leurs épées ; puisque vous avez cessé de le suivre, le SEIGNEUR ne sera pas avec vous. »

44 Mais ils se firent fort de monter vers les hauteurs des montagnes, alors que ni l’arche de l’alliance du SEIGNEUR ni Moïse ne bougeaient du camp. 45 Les Amalécites et les Cananéens qui habitaient ces montagnes descendirent, les battirent et les écrasèrent jusqu’à Horma.

On peut distinguer deux traditions principales derrière ce récit : (a) l’exploration du pays à conquérir et (b) la figure de Caleb. Apparemment la figure de Caleb est, à l’origine, édomite. Son intégration en Juda est due au fait que la région autour d’Hébron a été peuplée par des « Édomites et des Judéens ». Ce lien avec Yhwh s’explique peut-être par le fait que la tribu de Caleb était à l’origine une tribu édomite qui vénérait le dieu Yhwh. Comme il apparaît dans des textes récents, il faut imaginer que ce clan a joué un rôle important à l’époque perse. Puisque les Calébites ne sont pas mentionnés en Esd 2 et Ne 7 dans les listes des déportés, on peut en déduire qu’ils représentent un groupe « judéo-édomite » habitant la région autour d’Hébron à l’époque perse.

La liste des tribus de Nb 13 est unique dans la Bible hébraïque. Elle commence, comme Nb 1, avec les premiers-nés et se poursuit avec Juda. Si l’on fait abstraction d’Éphraïm et de Benjamin, qui sont peut-être à un mauvais endroit, on aurait d’abord les fils de Léa (dans l’ordre de leur naissance), ensuite les fils ou petits-fils de Rachel, puis les fils des deux servantes.

La protestation du peuple se combine ici avec deux motifs : la volonté de mourir afin de ne pas affronter la suite, thème que l’on trouve chez certains individus comme Élie ou Job. Ce motif est lié ici au thème de la nostalgie d’Égypte, comme en Nb 11, qui arrive à son point culminant avec le projet de retourner en Égypte, ce qui est une négation de toute la relation entre Yhwh et Israël, qui se fonde justement sur la sortie d’Égypte (cf. l’ouverture du Décalogue : « Je suis Yhwh ton dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte »). C’est le seul endroit où le peuple décide, d’une manière concrète, de retourner en Égypte. En Ex 13,17, Dieu avait craint un tel retour qui, maintenant, semble sur le point de se réaliser.

Le rédacteur a combiné deux récits de protestation et deux réponses divines annonçant la sanction définitive : le peuple n’entrera pas dans le pays promis.

Puis, c’est l’échec de la conquête en Nb 14,39-45 : Israël est battu à Ḥorma. Ce nom vient de ḥerem (« interdit »), un lieu interdit. On a d’abord l’impression d’un nom symbolique, d’autant plus qu’on le trouve avec l’article en 14,45. En Nb 21, Ḥorma est un lieu qui est appelé ainsi par les Israélites qui ont vaincu le roi d’Arad. Dans le livre de Josué, Ḥorma apparaît comme faisant partie du territoire de Juda ou de Siméon. Dt 1,44 localise Ḥorma en Séïr. Apparemment l’endroit se situe dans le Néguev. On a proposé quatre candidats pour identifier le site biblique, tous dans la proximité de Béer-Shéva : Tel Māśōś qui est proche d’Arad ; Tel Malchātā encore plus proche d’Arad ; Tell es-Seba’, proche de Béer-Shéva, proche des montagnes judéennes, ce qui correspond au contexte de Nb 14 ; Tel Ḥalīf correspond également bien au contexte de Nb 14 et Dt 1. Si le texte date de l’époque perse, ce site était en partie en ruines et très peu peuplé, ce qui a pu provoquer l’utilisation de ce site par l’auteur de Nb 14,39-45.

Moïse, conquérant et l’histoire de Balaam

En Nb 13-14, le destin de Moïse qui a intercédé auprès de son peuple n’est pas précisé contrairement à la version du Dt, où Moïse récapitule les événements qui ont mené à la sanction divine selon laquelle la première génération doit errer quarante ans dans le désert sans pouvoir entrer dans la Terre promise.

Selon Dt 1-3, Moïse est frappé de la même sanction que la première génération de l’Exode. Comme chef du peuple, il est solidaire avec le peuple, même s’il s’était opposé à sa désobéissance aux ordres de Yhwh.

EN ROUTE VERS LA TERRE PROMISE

chapitre 20, 1-13 : Les eaux de Mériba

1 Toute la communauté des fils d’Israël arriva au désert de Cîn le premier mois, et le peuple s’établit à Qadesh. C’est là que mourut Miryam et qu’elle fut enterrée. 2 Il n’y avait pas d’eau pour la communauté, qui s’ameuta contre Moïse et Aaron. 3 Le peuple chercha querelle à Moïse ; ils disaient : « Ah ! si seulement nous avions expiré quand nos frères ont expiré devant le SEIGNEUR ! 4 Pourquoi avez-vous mené l’assemblée du SEIGNEUR dans ce désert ? Pour que nous y mourions, nous et nos troupeaux ! 5 Pourquoi nous avez-vous fait monter d’Egypte et nous avez-vous amenés en ce triste lieu ? Ce n’est pas un lieu pour les semailles ni pour le figuier, la vigne ou le grenadier ; il n’y a même pas d’eau à boire. » 6 Moïse et Aaron, laissant l’assemblée, vinrent à l’entrée de la tente de la rencontre ; ils se jetèrent face contre terre et la gloire du SEIGNEUR leur apparut. 7 Le SEIGNEUR dit à Moïse : 8 « Prends ton bâton et, avec ton frère Aaron, rassemble la communauté ; devant eux, vous parlerez au rocher et il donnera son eau. Tu feras jaillir pour eux l’eau du rocher et tu donneras à boire à la communauté et à ses troupeaux. » 9 Comme il en avait reçu l’ordre, Moïse prit le bâton qui se trouvait devant le SEIGNEUR. 10 Moïse et Aaron réunirent l’assemblée devant le rocher et leur dirent : « Ecoutez donc, rebelles ! Pourrons-nous de ce rocher vous faire jaillir de l’eau ? » 11 Moïse leva la main ; de son bâton, il frappa le rocher par deux fois. L’eau jaillit en abondance et la communauté eut à boire ainsi que ses troupeaux. 12 Le SEIGNEUR dit à Moïse et Aaron : « Puisque, en ne croyant pas en moi, vous n’avez pas manifesté ma sainteté devant les fils d’Israël, à cause de cela, vous ne mènerez pas cette assemblée dans le pays que je lui donne. » 13 Ce sont là les eaux de Mériba – Querelle – où les fils d’Israël cherchèrent querelle au SEIGNEUR ; il y manifesta sa sainteté.

Cette idée d’une sanction collective a déplu aux rédacteurs de Nb 20,1-13 provenant d’un milieu sacerdotal. Ceux-ci construisent une histoire assez curieuse pour montrer que la décision de Yhwh de refuser à Moïse (et à Aaron) l’entrée dans le pays est provoquée par la responsabilité individuelle de Moïse qui n’accomplit pas fidèlement les ordres de Yhwh. L’idée des auteurs de Nb 20 est apparemment de suggérer que Moïse n’a pas accompli fidèlement la parole divine : Yhwh ordonne à Moïse de prendre son bâton et de parler au rocher pour qu’il donne de l’eau au peuple mécontent. Mais Moïse parle au peuple et frappe le rocher de son bâton. Bien que le rocher donne de l’eau, Yhwh se met en colère contre Moïse et Aaron : « Parce que vous n’avez pas eu assez de foi en moi pour montrer ma sainteté sous les yeux des Israélites, vous ne ferez pas entrer cette assemblée dans le pays que je lui donne » (Nb 20,12). Ici, Moïse est chargé d’une faute personnelle, bien qu’elle ne soit pas évidente à première vue. Moïse n’a donc pas écouté exactement la parole divine et il a donc, selon le discours de Yhwh, manqué de foi en Yhwh parce qu’il a sans doute pensé avoir besoin du bâton qui est ici lié à la tente de la rencontre. Cette accusation de manque de foi met Moïse et Aaron en contraste avec la figure d’Abraham. Ainsi, dans le contexte du Pentateuque, Abraham dépasse Moïse quant à la foi, mais Moïse, à la fin du Dt, dépasse Abraham puisqu’il est présenté comme celui qui dépasse tous les autres prophètes alors qu’Abraham est appelé « prophète » en Gn 20,7.

Alors que, selon le livre de Josué, la conquête du pays est conduite par Josué, dans le livre des Nombres, Moïse apparaît dans certains textes comme un chef de guerre.

Première victoire sur les Cananéens

Chapitre 21

1 Les Cananéens – le roi d’Arad habitait le Néguev – apprirent qu’Israël arrivait par le chemin des Atarim ; ils combattirent Israël et lui firent des prisonniers. 2 Alors Israël fit ce vœu au SEIGNEUR : « Si tu consens à livrer ce peuple entre mes mains, je vouerai ses villes par interdit. » 3 Le SEIGNEUR écouta la voix d’Israël et lui livra les Cananéens. Israël les voua par interdit, eux et leurs villes. On donna à ce lieu le nom de Horma.

Le serpent d’airain

4 Ils partirent de Hor-la-Montagne par la route de la mer des Joncs, en contournant le pays d’Edom, mais le peuple perdit courage en chemin. 5 Le peuple se mit à critiquer Dieu et Moïse : « Pourquoi nous avez-vous fait monter d’Egypte ? Pour que nous mourions dans le désert ! Car il n’y a ici ni pain ni eau et nous sommes dégoûtés de ce pain de misère ! » 6 Alors le SEIGNEUR envoya contre le peuple des serpents brûlants qui le mordirent, et il mourut un grand nombre de gens en Israël.

7 Le peuple vint trouver Moïse en disant : « Nous avons péché en critiquant le SEIGNEUR et en te critiquant ; intercède auprès du SEIGNEUR pour qu’il éloigne de nous les serpents ! » Moïse intercéda pour le peuple, 8 et le SEIGNEUR lui dit : « Fais faire un serpent brûlant et fixe-le à une hampe : quiconque aura été mordu et le regardera aura la vie sauve. » 9 Moïse fit un serpent d’airain et le fixa à une hampe et lorsqu’un serpent mordait un homme, celui-ci regardait le serpent d’airain et il avait la vie sauve.

Conquête de la Transjordanie : victoires sur Sihôn et sur Og

10 Les fils d’Israël partirent et campèrent à Ovoth ; 11 puis ils partirent d’Ovoth et campèrent à Iyyé-Avarim, dans le désert qui est en face de Moab, du côté du soleil levant. 12 Partis de là, ils campèrent au bord du torrent du Zéred. 13 Partis de là, ils campèrent de l’autre côté de l’Arnôn, qui passe par le désert en descendant du territoire des Amorites ; l’Arnôn, en effet, marque la frontière de Moab, entre Moab et les Amorites. 14 C’est pourquoi il est dit dans le livre des Guerres du SEIGNEUR : « Waheb-en-Soufa et ses torrents ; l’Arnôn 15 et ses gorges qui descendent vers le site de Ar et longent la frontière de Moab. » 16 De là ils gagnèrent Béer – le Puits. C’est ce Béer où le SEIGNEUR avait dit à Moïse : « Rassemble le peuple et je leur donnerai de l’eau. » 17 Alors Israël avait entonné ce chant : « Monte, puits ! Acclamez-le ! 18 Puits creusé par des chefs, foré par les nobles du peuple, avec leurs sceptres, avec leurs bâtons » … du désert, ils allèrent à Mattana ; 19 de Mattana à Nahaliël, de Nahaliël à Bamoth, 20 et de Bamoth à la vallée qui s’ouvre sur la campagne de Moab ; le sommet de la Pisga domine le désert. 21 Israël envoya des messagers dire à Sihôn, roi des Amorites : 22 « Laisse-moi passer par ton pays ; nous ne nous écarterons ni dans les champs ni dans les vignes et nous ne boirons pas l’eau des puits ; nous suivrons la route royale pour toute la traversée de ton territoire. » 23 Mais Sihôn ne permit pas à Israël de traverser son territoire, il rassembla tout son peuple et sortit à la rencontre d’Israël dans le désert. Il vint à Yahça où il livra bataille à Israël. 24 Israël le frappa du tranchant de l’épée et s’empara de son pays, de l’Arnôn jusqu’au Yabboq et jusqu’à la limite des fils d’Ammon dont la frontière était fortifiée. 25 Israël prit toutes les villes ; il s’établit dans toutes les villes des Amorites, à Heshbôn et dans toutes ses dépendances. 26 Car Heshbôn était la ville de Sihôn, roi des Amorites qui avait fait la guerre au précédent roi de Moab et lui avait enlevé tout son pays jusqu’à l’Arnôn. 27 C’est pourquoi les poètes disent : « Venez à Heshbôn ! Qu’elle soit rebâtie et restaurée, la ville de Sihôn ! 28 De Heshbôn est sorti un feu, de la cité de Sihôn, une flamme qui a dévoré Ar en Moab, les seigneurs des hauteurs de l’Arnôn.

29 Malheur à toi, Moab ! Tu es perdu, peuple de Kemosh ! De ses fils on a fait des fuyards et de ses filles les captives du roi amorite Sihôn ! 30 Nous les avons percées de flèches ; de Heshbôn jusqu’à Divôn tout a péri. Nous avons ravagé, jusqu’à Nofah, tout ce qui s’étend jusqu’à Madaba. » 31 Israël s’établit dans le pays des Amorites. 32 Moïse envoya reconnaître Yazér ; ils s’emparèrent de ses dépendances et Moïse chassa les Amorites qui s’y trouvaient. 33 Puis, prenant une nouvelle direction, ils montèrent par la route du Bashân. Og, roi du Bashân, sortit à leur rencontre, lui et tout son peuple, pour leur livrer bataille à Edrèï. 34 Le SEIGNEUR dit à Moïse : « Ne le crains pas ! Je le livre entre tes mains, lui, tout son peuple et son pays ; tu le traiteras comme tu as traité Sihôn, le roi des Amorites qui régnait à Heshbôn. » 35 Ils le battirent, lui et ses fils et tout son peuple, au point qu’il n’en resta pas un seul survivant ; et ils s’emparèrent de son pays.

La date et la provenance de Nb 21,1-3 sont difficiles à déterminer. Il se peut, dès lors, que Nb 21,1-3 conserve la tradition d’une conquête de Moïse dans le sud de la Judée. Il est vrai que Moïse n’est pas mentionné expressément dans ces versets ; c’est peut-être à ce prix que cette notice a pu trouver son entrée dans le Pentateuque. Nous allons, en effet, voir qu’il y avait des traditions selon lesquelles Moïse fut celui qui fit entrer le peuple dans le pays avec, également, des guerres. Les récits de conquête se poursuivent au chapitre 21 par un récit de victoire contre Sihôn qui est appelé « roi des Amorites ».

En Nb 21,14, on apprend que ces récits de conquête ont été rassemblés dans un « rouleau des guerres de Yhwh ». La LXX parle simplement d’un livre et comprend « la guerre (singulier) de Yhwh » comme le début du contenu de ce livre. Mais on peut aussi comprendre LXX dans le sens suivant : « dans le livre [intitulé] guerre du Seigneur ». On pourrait donc imaginer l’existence d’un rouleau sur les guerres de Yhwh menées par Moïse, dont les rédacteurs du livre des Nombres aient gardé quelques extraits.

Le passage, qui est suivi d’un poème sur la victoire contre Heshbôn et qui mentionne également d’autres villes moabites mentionnées dans la stèle de Mésha, peut refléter la situation qui précède la victoire de Mésha contre Israël. Il peut s’agir, dans ces versets, d’un souvenir de la conquête du territoire moabite par les Omrides au début du IXe siècle avant notre ère. Le chant de Heshbôn est peut-être le souvenir le plus ancien de cette mémoire. Il a pu être composé au VIIIe siècle, peut-être sous Jéroboam II qui put avoir l’intention de récupérer ce territoire.

Le fait que Sihôn soit appelé « roi des Amorites » et non pas « roi des Moabites » reflète peut-être également un souvenir historique, à savoir que le plateau moabite, le mishor, ne faisait pas partie de Moab avant la campagne de Mésha.

Certains milieux judéens, à la fin de l’époque perse, connaissaient apparemment des traditions sur Moïse, chef de guerre, dont le Pentateuque n’a gardé que quelques traces discrètes, mais qui sont bien présentes chez les historiens comme Artapan et Flavius Josèphe.

L’histoire de Balaam

À l’intérieur du livre des Nombres, les chapitres 22 à 24 occupent une position à part. Ils sont liés au contexte précédent qui relatent des conflits et conquêtes en Transjordanie par la figure d’un roi moabite Balaq qui veut faire maudire Israël grâce à l’intervention d’un prophète étranger Balaam. Cette histoire réunit deux portraits différents de Balaam, la présentation positive d’un prophète étranger qui se soumet aux oracles de Yhwh et l’image négative d’un prophète qui refuse de reconnaître l’autorité de Yhwh (notamment dans l’épisode de l’ânesse de Balaam). Mais ce portrait négatif ne figure que dans l’épisode de l’ânesse (Nb 23,22-35) qui peut très bien être un ajout.

Lors d’une expédition en Transjordanie (Jordanie actuelle), en 1967, une équipe hollandaise qui fouillait le site de Deir Alla, qui se trouve proche du confluent du Yabboq et du Jourdain, remarqua des traces d’écriture sur du plâtre provenant très probablement d’un mur. L’écriture est en paléo-hébreu et date du VIIIe siècle avant notre ère, malheureusement en état fragmentaire. La surprise fut grande lorsque l’on trouva dans cette inscription la mention de Balaam, fils de Béor, qui est, comme dans la Bible, un voyant. Les rédacteurs du livre des Nombres ont repris ici une tradition ancienne qui a connu un nombre important d’ajouts et de révisions. Ainsi, Nb 24,14-24, le quatrième oracle, est clairement un ajout récent. Il est introduit comme une prédiction sur la fin des temps. On y trouve surtout l’annonce d’une étoile qui surgit de Jacob, et qui reflète certainement une espérance messianique.

Le livre des Nombres et la nécessité d’une interprétation permanente

Dans la dernière partie du livre des Nombres, au chapitre 27, on raconte comment cinq filles d’un dénommé Celofehad se présentent devant Moïse et réclament le droit d’héritage pour des femmes, car leur père est mort sans avoir de fils. Cette situation n’est pas prévue dans la loi révélée au Sinaï. Moïse interroge donc Yhwh sur la suite à donner à cette revendication, et Yhwh donne raison à la demande des filles de Celofehad, en enjoignant à Moïse de transmettre une nouvelle loi. On assiste ainsi à la fin du livre des Nombres à la création d’une nouvelle loi.

Cependant, au dernier chapitre du livre, Nb 36, la question revient : cette nouvelle loi est maintenant contestée par des membres de la tribu de Joseph à laquelle appartenait Celofehad. Ceux-ci objectent à cette nouvelle loi que, si les filles de Celofehad épousent des hommes appartenant à d’autres tribus, leurs terres passeront également vers ces tribus, ce qui signifierait une grande perte économique pour leur tribu. Yhwh et Moïse acceptent cet argument et modifient alors la loi du chapitre 27 : les filles ne peuvent hériter du patrimoine de leur père qu’à condition qu’elles se marient à l’intérieur de leur tribu.

Il est intéressant que ce dernier texte ne parle pas explicitement d’une consultation de Yhwh par Moïse. Est-ce que sa nouvelle interprétation de la loi (mise en place en Nb 27) vaut en quelque sorte une parole de Yhwh ? De toute façon, la nouvelle loi sur l’héritage des filles reçoit une modification et le livre des Nombres se termine par ce travail d’actualisation, pour montrer la nécessité d’une interprétation constante de la loi. Ce principe herméneutique constituera la base même du judaïsme.

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