Messie et Messianisme dans le judaïsme et le christianisme

 

Les contextes historiques créent toujours un terreau favorable à l’éclosion de telle ou telle idée. Celui-ci amène à actualiser d’anciens textes avec les yeux d’un autre temps. L’interprétation prend alors le pas sur la source, et au-delà de la raison, elle peut même s’imposer au point d’en éclipser le sens originel, c’est là le point commun à toutes les religions.

Nous étudierons au travers cet article le moment où l’idée d’un messianisme a pris naissance. Le terme messianisme en lui-même est trompeur, car au cours des âges et particulièrement l'époque moderne, son sens a été complètement détourné de son sens originel.

Pour un chrétien que je désignerais classique ou "orthodoxe" il ne fait aucun doute, que le « Messie » est reconnu dans la personne de Jésus de Nazareth désigné comme « le Christ » (Jean 1, 41 ; 4, 25). Cela est au centre de la confession de foi chrétienne. Mais le christianisme n’est pas le seul à se réclamer du messianisme. Il partage avec le judaïsme un socle en partie commun, tout en ayant une vision divergente de l’accomplissement messianique. Pourtant, ce dernier, qui doit se produire dans l’histoire, par un jugement de l'humanité, concerne bien Juifs et nations. Le christianisme, devenu co-destinataire des mêmes promesses, se retrouve ainsi solidaire des espérances messianiques. Dans sa reconnaissance de Jésus comme Messie, le christianisme doit cependant faire droit aussi à l’insistance du judaïsme sur l’inaccompli : les boiteux continuent de claudiquer et les aveugles d’espérer la lumière, tandis que les pauvres sont toujours laissés pour compte (cf. Mt 11, 6). Si le messianisme est cette formidable espérance d’un Royaume de justice et de paix parce que Dieu sera enfin entendu et glorifié par l’intermédiaire d’une figure charismatique, nous devons à la fois reconnaître que Jésus représente bien pour les chrétiens cet accomplissement mais que celui-ci est extrêmement paradoxal en regard des attentes soulevées dans le messianisme judaïque. Jésus est certes reconnu comme Messie dans le christianisme, mais comme Messie crucifié, « scandale pour les Juifs, folie pour les païens ». Cette folie, en effet, en est bien une aussi pour les « païens » : on se souvient des sarcasmes de Celse, des réserves du bouddhisme devant cette souffrance et l’évitement de la crucifixion par l’islam. De ce point de vue, le dialogue privilégié entre chrétiens et juifs ouvre aussi la discussion avec d’autres religions.

En effet peu de temps avant Pâques, selon la tradition chrétienne, Jésus reconnu par une fraction de juifs comme le Messie, fut arrêté puis condamné à mort par crucifixion. L’inscription portant le motif de sa condamnation, fixée au-dessus de la croix, laisse entendre qu’il se serait proclamé le « roi des Juifs », défiant ainsi les autorités politiques du moment.

Le cadre historique :

Avant de tenter de retracer le parcoure et l'évolution de la pensée messianique, il convient de remettre, l'histoire dans son contexte. Pour les Romains qui dominent alors la Judée, le supplice de la croix est une peine infamante : la pire qui soit ; celle que l’on inflige aux esclaves qui se sont révoltés et à ceux que l’élite nomme les « brigands » (en grec : λ?στ?ς lestès). Ce terme, employé par les autorités, désigne des ennemis à éliminer coûte que coûte et par tous les moyens. Bref, on crucifie ceux qui sont coupables d’avoir contesté l’ordre établi.

On lit dans l’Évangile de Marc : « L’inscription portant le motif de sa condamnation était ainsi libellée : Le roi des Juifs » (Marc 15, 26). Du point de vue des autorités, Jésus est coupable d’avoir aspiré à la royauté. Il est condamné au supplice de la croix, comme d’autres « messies autoproclamés, » à la même époque.

À cette époque de l'Antiquité, les Juifs avaient progressivement perdu leur indépendance. Leur dernier roi, Hérode, bien que très habile, n’avait été qu’un vassal de la puissance romaine ; un roi "client ", comme on disait alors.

Après sa mort, qui survint en 4 av. J.-C., l’empereur Auguste, tout-puissant maître du monde romain, avait d’abord morcelé l’ancien royaume juif. Puis, à partir de l'an 6 apr. J.-C., une administration dirigée par un gouverneur romain s’était installée en Judée, devenue une simple province de l’Empire.

Jésus passe les premières années de sa vie dans ce contexte de déliquescence du royaume juif. Le climat en Judée, en Samarie, en Galilée y est insurrectionnel. Le ressentiment populaire, à l’encontre de Rome et de ses alliés locaux, n’attend qu’un leader pour se cristalliser sur sa personne et le proclamer le "messie". Celui que Dieu doit envoyer pour libérer le peuple Juif du joug des Romains.

Les prophètes et les messies annonçant le Jugement dernier sont nombreux à l’époque de Jésus, Flavius Joseph en désigne plusieurs : Theudas, Athrongée, Ezechias, Simon de Pérée, Judas le Galiléen, Menahem, Simon fils de Gioras, Simon fils de Kochba tous furent crucifiés par Rome avec leurs fidèles. Se déclarer messie, c’est-à-dire un Juif qui a reçu l’onction de prêtre ou de roi, c’était déclarer la guerre à Rome. Judas le Galiléen souleva à deux reprises des paysans juifs écrasés par la pression fiscale, en 4 av. J.-C. puis à nouveau en 6 apr. J.-C.

La révolte politique prend une dimension sociale : le chef charismatique se pose en justicier, pillant les domaines agricoles pour en redistribuer les richesses aux plus démunis. Le messie diffuse à la fois des revendications religieuses (il affirme être l’instrument terrestre de Dieu), politiques (il promet de restaurer l’indépendance d’Israël) et sociales (il va provoquer un rééquilibrage en faveur des pauvres).

Mais tous ces meneurs, "messies" ennemis déclarés des élites dominantes, finissent par être écrasés par les légions de Rome et leurs auxiliaires locaux. Au tournant de l’ère chrétienne, on compte des milliers de crucifiés : 2 000 lors de la seule répression de la révolte de Simon, nous dit encore Flavius Josèphe.

Donc la crucifixion de Jésus "au milieu de deux brigands " n'est pas un cas isolé, c'était chose courante à cette époque.

Que signifie le mot "messie".

Le nom messie en français (en arabe Massih, en anglais Messiah) vient de l'hébreu ????????, mashia'h, qui signifie l'oint, de verbe oindre, c'est-à-dire la personne consacrée par le rite de l'onction, réalisée par un prophète de Dieu.

Dans la Bible, les rois Saül puis David sont oints par Samuel.

En grec, on le nomme, Χριστ?ς, Christós, qui signifie « oint », Christ en français, Christus en latin, traduction du terme hébraïque ???????? (mashia'h). Donc dire : Jésus-Messie, Jésus-Oint, ou Jésus-Christ, celà revient au même.

Dans le Coran, livre sacré des musulmans, le terme de Massih fait obligatoirement référence à Jésus "Issa" défini comme « un Don » et un « fils pur », annoncé par l'ange Gabriel qui apparut à Marie (mère de Jésus). À la sourate 19 (Maryam) : v19 - Il dit : « Je suis en fait un Messager de ton Seigneur pour te faire don d'un fils pur ». Issa "Jésus" est un prophète de l'islam de grande importance, mentionné à plusieurs reprises dans le Coran.

Le mot messianisme a été laïcisé, il signifie aujourd'hui toute espérance en un avenir meilleur. Le retour à un âge d’or est facilement qualifié de messianique et tout homme providentiel devient donc selon cette conception un messie. L’existence de ce type de détournement sémantique ne doit pas faire perdre de vue le sens strictement religieux du terme qui seul est historique.

Historiquement parlant, il ne faut pas se laisser aller à des abus de langage quand on parle de messianisme et de messie. Il n’y a pas de messianisme sans messie, mais le croyant lui de nos jours dans les 3 religions monothéistes n’attend que le « Messie » (avec Majuscule).

Il est donc important de différencier messie de Messie.

Qu’est-ce qu’un messie ?

L’analyse philologique et historique sur le ????????, mashiah biblique, qui est à l’origine du mot messie, ne renvoie pas toujours au concept populaire du Messie. De fait, la notion de messie est devenue de plus en plus complexe au cours de l’histoire. Il est impératif de distinguer le messianisme populaire du messianisme rationaliste des rabbins. Dans le christianisme, la christologie est devenue beaucoup plus qu’une théologie messianisme.

Dans les traductions de la Bible chez les juifs comme chez les chrétiens, certains passages on a pu être affectés d’une charge messianique qu’ils ne possédaient pas au sens littéral, et on peut constater que suivant le contexte le même mot machiah est rendu ici par « oint » et là par « messie ».

Le mot "oindre" est clairement une forme de consécration et même certains objets peuvent être ainsi consacrés : Jacob oint une stèle (Gn 28.18), Moise devra oindre le Tabernacle (Ex 30,26, Lv 8,10) aussi les offrandes (Ex 40) et l’autel avec ses ustensiles (Ex 40, Lv 8, Nb 7), dans Isaïe 21 et Samuel 1,21 il est aussi question de boucliers devant être ????????, mashiah (oint).

Bien souvent, l’onction est appliquée à un personnage appelé à jouer un rôle dans la vie du peuple. L’onction en fera l’Élu de Dieu.

Cependant l’Élu de Dieu n’est pas toujours le même personnage, l’homme consacré peut être le prêtre (Exode, Lv, Nombres) dans les livres historiques (Juges, Samuel, Rois, Chroniques) c’est toujours le roi qui est consacré, mashiah "oint".

Le judaïsme a donc hérité d’une double tradition concernant l’onction, soit royale soit sacerdotale.

Dans les récits historiques anciens, l’onction est réservée au roi. Quant aux membres du sacerdoce il ne semble pas que l’onction leur ait été conférée avant l’époque perse. Les textes sacerdotaux anciens la réservaient au grand prêtre, on l’étendit ensuite à tous les prêtres.

Le rôle des prêtres a dépassé celui du roi à l’époque de l’exil étant donné que le sacerdoce est resté le seul organisme survivant de la communauté juive.

Le messianisme.

Dans l’esprit de beaucoup, qu’ils soient juifs, chrétiens, ou même ni l'un ni l'autre, le messianisme fait partie intégrante du judaïsme, il lui est co-existentiel. Nombre de formules liturgiques (que ce soit dans le ???? (qaddish), la ????? (havdala), les grâces après le repas) mentionnent l’attente messianique. Il est devenu courant de dire que les juifs attendent le Messie alors que pour les chrétiens celui-ci est déjà venu et doit revenir lors de la parousie c'est-à-dire la « seconde venue » du Christ sur la Terre. Et si l’on demande depuis quand le Messie est annoncé et attendu ? La réponse risque d’être « depuis toujours » ou « depuis les prophètes » ou encore depuis Adam et Ève répondront beaucoup de chrétiens. Mais si l'on s'appuie sur les textes comme le fait l’historien, l'exégèse des religions, nous voyons que la chose est loin d'être aussi évidente, contrairement à ce que pense l’opinion courante. Dès que l'on s’efforce de vouloir préciser cette notion généralement vague du messianisme, nous rencontrons des difficultés à dater avec précision la présence d'une certaine forme de messianisme dans les textes de l'Ancien Testament. Ainsi que l’exprime le philosophe Emmanuel Lévinas (1906-1995) :

« Cette notion est complexe et difficile. Seule l’opinion populaire la conçoit avec simplicité. » (Difficile liberté…, « Textes messianiques »).

De plus, la croyance messianique en la régénération de l’homme ne sépare jamais, dans le judaïsme selon Lévinas, la relation immanente à l’autre homme et la relation transcendante à Dieu : l’expérience première de la transcendance est celle de la dépossession de soi-même subie par le Moi dans la relation éthique à l’autre. Reconnaissance d’une transcendance dans l’immanence, en quelque sorte, le judaïsme n’est pas une religion de la spiritualité dont le premier acte de foi serait la croyance en Dieu, mais une religion de l’éthique dont le premier acte de foi est le secours porté à l’autre homme, Ce qui lui permet de dire : « Que le rapport avec le divin traverse le rapport avec les hommes et coïncide avec la justice sociale, voilà tout l’esprit de la Bible juive. C'est un humanisme, et Jésus résumera par cette formule : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée, et de toute ta force. […] Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là. » (Marc 12, 30-31) Moïse et les prophètes ne se soucient pas de l’immortalité de l’âme, mais du pauvre de la veuve, de l’orphelin et de l’étranger » (Difficile liberté).

Si l’on définit le Messie comme le Sauveur d’Israël en particulier, et de l’humanité en général, on lui attribue un rôle qui est ni plus ni moins celui de Dieu. « À l’origine le judaïsme n’est pas messianique : seul Dieu sauve » c'est là ce que constate le spécialiste israélien de la religion Raphael Judah Zvi Werblowsky. Toute la Bible hébraïque le démontre : c’est Dieu qui guérit, qui délivre, qui pardonne, qui ramène les exilés et, pour cela, il n’est guère besoin d’intermédiaire entre lui et les hommes. Le salut de l’âme post mortem n’est pas explicitement mentionné dans les textes et, quand bien même il le serait, il dépendrait encore de Dieu et de Lui seul.

Comment donc a-t-on fait reposer l’idée messianique sur la Bible ?

Lors d’une conférence interconfessionnelle, qui a donné lieu à un important ouvrage visant à clarifier la notion de messianisme, la première conclusion atteinte fut de déclarer : « Le Messie n'est pas dans l'Ancien Testament. »

Pour s’en assurer, il suffit de se référer à une concordance biblique. On y trouve trente-neuf attestations du mot ???????? mashiah (messie). Les plus nombreuses désignent le roi. On ne s’étonnera pas qu’elles se rencontrent essentiellement dans le livre de Samuel où l'on trouve quinze occurrences, où l’onction dispensée par le prophète successivement à Saül, puis à David, a toute son importance puisqu’il s’agit de la consécration des premiers rois. Pour le Deutéro-Isaïe : « Et je (l’Éternel) dis de Cyrus : “C’est mon berger, et il accomplira tout ce que je désire”. Il dira de Jérusalem : “Qu’elle soit rebâtie”, et il dira du Temple : “Posez ses fondations ! Ainsi dit l’Éternel à son (???????? mashiah) oint, à Cyrus, qu’il a pris par la main pour abaisser les nations devant lui et désarmer les rois, pour ouvrir devant lui les deux battants afin qu’aucune porte ne lui reste fermée » (Isaïe 44.28-45.1).

Cirrus est le seul roi païen à être nommé ???????? mashiah = messie de l’Éternel. Il est appelé ainsi parce que Dieu l’a choisi (comparez Isaïe 41.2-3) pour libérer son peuple de l’exil babylonien (Isaïe 44.28). D’une certaine manière, on peut dire que ses conquêtes peuvent être qualifiées de guerres saintes, car Cyrus joue le même rôle qu’un roi israélite. En effet, celui-ci libère le peuple d’Israël de ses ennemis. Certains y voient la préfiguration du "Messie évangélique", mais rien ne le laisse à penser dans le sens littéral du texte. Le seul lien possible entre Cyrus et Jésus par ce lien ???????? mashiah = messie, serait au travers d'une construction midrashique.

On est en droit de se poser la question où son donc dans l'Ancien Testament, la, ou les prophéties annonçant l'envoient d'un ???????? mashiah = messie ?

Dans le Lévitique (4.3, 5, 16 et 6.15), il n’y a qu’un ???????? mashiah, c’est le grand prêtre (hacohen hamashiah). L’onction est une marque d’élection. C’est ainsi que ???????? mashiah peut-être appliqué au peuple d’Israël (Habacuc 3.13 ; psaumes XXVIII.8).

C’est sans doute dans les Psaumes que l’espérance en ???????? mashiah de la descendance de David est la plus pressante (Psaume. 2.2 ; 18.51 ; 20.7 ; 105.15). Il s’agit cependant dans tous les cas directement d’un roi humain, sans aucune dimension eschatologique, en dehors d'un midrash.

Le constat est indubitable : Dans le contexte original, aucune des 39 occurrences de mashiah (messie) dans le canon hébreu ne se réfère à une figure attendue de l'avenir dont la venue coïncidera avec l'inauguration d'une ère de salut.

N’y a-t-il donc pas de messianisme dans l'Ancien Testament ?

Cette idée de messianisme ne se trouve pas dans le Pentateuque, mais après la destruction du premier Temple (587 av. J.-C.) et l'exil à Babylone, les prophètes vont lui donner « une certaine substance » en offrant à Israël l'assurance d'un avenir, d'une restauration finale en sorte que le messianisme juif devient comme sous jacent au texte.

C'est un des grands mérites de l'exégèse moderne d’avoi? remis en honneur le principe, longtemps méconnu et pourtant si élémentaire, qu'il faut laisser dire à chaque auteur biblique ce qu'il dit, rien de plus et rien de moins ; qu'il faut, en d’autres termes, s'en tenir respectueusement au sens grammatical et historique du texte.

Non ce n'est pas l’ère messianique qu’annonce Isaïe en prophétisant que « des peuples nombreux » monteront à la montagne du Seigneur (Is. 2.3), « qu’une nation ne lèvera plus l’épée contre une autre » (Is. 2.4), et que « le loup séjournera avec l’agneau » (Is. 11.6) ? Tel est effectivement le tableau que nous nous faisons, grâce à lui, de ce que nous appelons « l'ère messianique ». Car où est le Messie dans ce texte ? Nulle part !

Il est clair que dans ce cas, « messianisme » est confondu avec eschatologique, car Isaïe aurait eu une vision heureuse de la fin des temps. Or, beaucoup de traducteurs rendent ????? ????? (a'harit hayamim) non pas par "la fin des temps" mais simplement par « dans la suite des temps ». Cependant Isaïe a une conception dynamique de l’histoire : après un temps d’épreuves, le pardon divin ramènera le bonheur sur une terre purifiée. Nous avons tendance à appeler « messianique » toute espérance en un futur idéal, toute vision de paix universelle, et c’est ainsi qu’on en vient à parler de « messianisme sans Messie », seulement il ne peut y avoir de messianisme sans Messie puisque parler de messianisme c'est parler d'un temps, d'une époque, d'une période de paix, situé dans le futur et coïncidant avec la venue d'un personnage désigné comme Messie.

On peut dire qu'en théorie la nécessité de cette méthode herméneutique est aujourd'hui universellement reconnue. Mais combien la pratique laisse encore à désirer ! Que d'inconséquences, surtout, quand il s'agit des livres prophétiques, et plus particulièrement quand il faudrait appliquer le principe en question à certains passages de l'Ancien Testament qui passent depuis plus ou moins longtemps dans le christianisme comme renfermant des oracles messianiques.

Chaque prophète a son horizon historique déterminé. Cet horizon est tantôt plus déterminé, tantôt plus étendu, mais il n'embrasse jamais, des choses à venir, que ce que le présent, connu du prophète et envisagé par lui à la lumière de ce qu'il connaît de Dieu au travers sa foi en ceux dernier. Dans ces limites, la certitude produite dans l'esprit du prophète sur ce qui est résolu dans les conseils de Dieu peut se traduire, dans l'occasion, par la prescience claire et précise de certains faits particuliers.

Exemples : l'oracle de Michée l'ancien (1 Rois XXII, 17 et suiv.) ; celui d'Amos relativement à la déportation des Araméens (I, 3) ; celui d'Isaïe concernant les rois alliés de Damas et de Samarie. (VII, 7, 16; VIII, 4, etc.) En revanche, le cours ultérieur de l'histoire, ce qui n'est plus en connexion immédiate avec la situation présente, les périodes et ères nouvelles qui s'ouvrent dans des conditions historiques différentes, à plus forte raison les incidents qui se produiront sous d'autres cieux, restent cachés pour le prophète, non moins que pour ses contemporains, dans l'impénétrable secret de Dieu. C'est là, soit dit en passant, une des raisons pour lesquelles les chap.40 à 66 du livre d'Esaïe ne peuvent être attribués au prophète du VIIIe siècle. Les prophètes anonymes désignés sous le nom de « Deutéro-Isaie »  et Trito-Isaïe responsables de ces chapitres le Deutéro-Isaïe ayant vécu à la fin de l'exil babylonien, au VI siècle avant J.-C., en terre étrangère entre les années 550 et 538, c'est-à-dire entre les premiers grands succès remportés par le souverain perse Cyrus et la victoire définitive de celui-ci contre Babylone. Le « Trito-Isaïe » pour la section comprenant les chapitres 56 à 66.

Interprétation chrétienne du messianisme dans Isaïe.

Le livre d'Isaïe contient plusieurs textes interprétés dans le Nouveau Testament et par la tradition chrétienne comme autant d'annonces du Messie. Isaïe est donc réputé avoir prononcé des « oracles messianiques ». Il faut pourtant remarquer que le mot masiah « oint, Messie », n'est utilisé qu'une seule fois dans l'ouvrage, et c'est à propos de Cyrus (45,1). Trois principaux oracles sont mis en avant :

  1. L'oracle d'Emmanuel (7,10-17) est discuté. Le texte annonce la naissance d'un nouveau roi, dont le nom Emmanuel (Dieu est avec nous) est tout un programme. Toutefois, les exégèses trouvent difficile d'attribuer ces paroles à l'Isaïe du VIIIe siècle av. J.-C..
  2. Le poème du chapitre 9 qui célèbre la fin de l'oppression étrangère et la naissance d'un prince (en fait son sacre) semble être un chant de couronnement royal, dans la ligne du psaume 2.
  3. Le poème du chapitre 11 pourrait être une pièce rédactionnelle célébrant Josias.

Les chrétiens attribuent ces trois oracles comme étant des prophéties concernant Jésus-Christ. Ils considèrent également que le Serviteur souffrant des « Chants du Serviteur » (42,1-9 ; 49, 1-7 ; 50,4-11 ; 52,13-53,12) annonce Jésus-Christ et sa Passion ce qui est loin de faire l'unanimité.

Il est vrai, que nombre de textes bibliques évoquent un personnage, parfois présenté métaphoriquement, en qui se concentre l’espérance des hommes. C’est ce qui vaut à ces passages la réputation de textes « messianiques ». Mais, aucun d’eux ne comporte le mot mashiah (messie), ni même la bénédiction de Jacob (Genèse 49.10 : « Le sceptre ne sera pas ôté de Jacob jusqu’à ce que vienne ????? (Shilo), à qui est due l’obéissance des peuples »

Comment interpréter ce mystérieux ????? (Shilo) ? Là encore il n'y a pas unanimité chez les exégèses.

Il s'agit d'un mot difficile, et sur la signification duquel les interprètes ont beaucoup varié. Le sceptre, est-il dit, ne se départira pas de Juda, jusqu’à ce que le Shilo vienne, et que les peuples lui obéissent. Quelques commentateurs, les plus anciens, lisent shélôh, qui d’après un chaldeïsme signifie à qui il (c’est-à-dire appartient) ; ils traduisent en conséquence : Le sceptre ne se départira point de Juda jusqu’à ce que vienne celui à qui il (appartient) ; certains ont donc vus le roi Salomon, et alors la promesse ne s’étendrait que jusqu’à ce monarque, le sceptre ayant été brisé sous son successeur.

Ni l’oracle de Balaam (Nombres 24.17 : « Un astre est issu de Jacob et un sceptre a surgi d’Israël »), ni les prophéties de Jérémie (23.5) et de Zacharie (6.12) qui promettent la venue d’un « germe juste » ou « d'un homme qui a pour nom Germe » ??? (semah). Tels sont pourtant les versets messianiques les plus fréquemment cités par l’exégèse juive ou chrétienne. Mais force est de constater que le mot mashiah (messie) ne figure pas dans les textes. Le surnom araméen ????? ?? ????? (bar Kokhba) « Simon le fils de l’Étoile ») donné au chef charismatique de la seconde révolte contre Rome (132-135) prouve de lui-même que ce héros était identifié par certains à « l’astre issu de Jacob » compris comme une métaphore désignant un sauveur. L’exégèse chrétienne a bien entendu, hérité de ces interprétations. Pour des raisons évidentes, elle a souvent préféré s’appuyer sur les versets bibliques où revenait le mot « fils », tels Isaïe 7.14 où la traduction de l’hébreu ???? (alma) par παρθ?νος  (parthenos) dans la Septante fonde la naissance virginale de Jésus : « La jeune femme (ou parthenos, la vierge) enfantera un fils, tu l’appelleras Emmanuel ». « Emmanuel » apparaît ainsi dans la tradition chrétienne comme un nom du Messie. Cette « prophétie de l’Emmanuel » était déjà au cœur du débat entre chrétiens et juifs au début du second siècle, comme l’atteste le Dialogue avec Tryphon de Justin Martyr ; l’on y voit que la lecture juive de ce passage était purement historique : le fils annoncé n’est autre qu’Ezéchias, fils du roi Achaz, selon Tryphon.

Il en va de même pour l’autre passage d’Isaïe évoquant l’enfant destiné à sauver le trône de David qui est au centre de l’exégèse messianique chrétienne : « Un fils nous a été donné, le principat repose sur ses épaules ; on proclame son nom : conseiller merveilleux ! héros divin père à jamais ! prince de paix » (Isaïe 9.5). La tradition chrétienne considère en outre comme messianique le Psaume 2 où on a vu que le mot Messie intervient (les rois se dressent contre Dieu et son Messie) au v. 2, aussitôt suivi de : « Il m’a dit : Tu es mon fils, c’est moi qui t’ai engendré aujourd’hui » (v. 7). Mais la version hébraïque massorétique (retenue par le judaïsme rabbinique) du Psaume 2,7 peut être ainsi traduite : "Mon fils es-tu ; moi, aujourd'hui, je t'ai engendré". Sa version grecque ancienne (réalisée peu avant notre ère) traduit cette expression mot à mot, et on la retrouve telle quelle dans certains manuscrits grecs du Nouveau Testament en Luc 3,22.

Le rédacteur aura voulu insérer cette citation du Psaume 2 pour présenter Jésus comme le Messie annoncé dans la Bible hébraïque. Ce fils est aussi un roi (« C’est moi qui ai sacré mon roi sur Sion, ma montagne sainte », v. 6). C’est ce personnage que l’exégèse chrétienne reconnaît dans le Psaume 110, assis à la droite du Seigneur, et à qui il est dit : « Tu es prêtre à jamais à la manière de Melchisedeq » (v. 4). Il est aussi le roi de Zacharie 9.9 « juste et victorieux, humble et monté sur un âne » que l’entrée de Jésus à Jérusalem au jour des Rameaux a confirmé dans sa dimension messianique selon Matthieu 21.5.

À la liste précédente la christologie a ajouté le chapitre 53 d’Isaïe car c’était le Messie mort sur la croix qu’elle reconnaissait dans « le serviteur souffrant ». Enfin, le livre de Daniel devait lui fournir un autre titre important associé au Messie, celui de « Fils d’homme ». Dans la vision du chapitre VII, quatre grands empires qui ont dominé le monde sont représentés sous forme de bêtes, la dernière étant la plus effrayante de toutes. Ces bêtes passent en jugement devant l’Ancien des Jours (vision anthropomorphique de Dieu) assisté d’un personnage à visage humain « comme un fils d’homme » (v.13) auquel sont promises « la puissance et la gloire ». Le contexte historique de la vision de Daniel, tel qu’il a été reconstitué par les historiens, est celui de la révolte des Juifs contre la Syrie séleucide d’Antiochus IV Epiphane : la quatrième bête représente la Syrie, et le personnage d’apparence humaine a une identité collective : il s’agit de la nation des « Saints du Très Haut » (v.18, 22, 27) ; autrement dit, Israël alors en lutte qui attend son salut de Dieu. Le temps passant, le mystérieux « Fils d’homme » devint une figure individuelle salvatrice. Le livre de Daniel, né en pleine crise politico-religieuse à l’époque des Maccabées, et plus tard inclus dans le canon biblique, exerça bientôt en Judée un impact profond et durable. Renan l’évalue à sa juste mesure quand il écrit : « L’auteur inconnu du livre de Daniel eut une influence décisive sur l’événement religieux qui allait transformer le monde. Il créa la mise en scène et les termes techniques du nouveau messianisme.»

Il est donc clair que juifs et chrétiens lisent les textes de l'Ancien Testament avec tout le poids de leurs exégèses respectives, accumulées au cours des siècles.

En étudiant dans la langue mère "hébreu" l'Ancien Testament, on peut être surpris des interprétations des textes bibliques par le Nouveau Testament et par-delà par la tradition chrétienne qui me paraissent souvent fort éloignées du sens «originel» du texte.

L'exégète historico-critique cherche à comprendre les textes bibliques en les replaçant le mieux possible dans le contexte historique où ils ont été écrits. Il doit s'interroger sur la signification que le texte a pu avoir au moment où celui-ci a vu le jour, l'intention du ou des auteurs, la façon dont ces textes ont pu être reçus par les lecteurs anciens. Ce faisant, l'exégète cherche à prendre au sérieux la profonde distance historique qui nous sépare du monde antique. Il sait que notre expérience est bien loin de celle des anciens, que nos questions ne sont pas les leurs, il sait finalement que la réception du texte biblique par un lecteur moderne nécessite un gros travail herméneutique.

Mais est-ce à dire que si l'on parvenait parfaitement à comprendre le texte dans son contexte originel et que de surcroît on réussissait à faire le lien entre notre contexte et le texte, on aurait épuisé le sens du texte ? Cela signifierait-il alors que, si notre lecture est conforme à sa signification d'origine, en le lisant d'une manière eschatologique et messianique les lecteurs chrétiens se trompent ? Faut-il revenir au sens primitif et rejeter les interprétations christologiques ?

Loin de moi cette pensée.

Ls textes de l'Ancien Testament sont souvent écrits pour construire des midrashim. Le midrash étant une méthode herméneutique d’exégèse biblique opérant principalement par comparaison entre différents passages bibliques ; par métonymie, la littérature recueillant ces commentaires.

Le midrash est un « mode de lecture biblique qui relie des passages et des versets différents pour élaborer de nouveaux récits (...). Les rabbins qui ont élaboré la manière midrashique de lire considéraient la Bible comme un énorme système de sens, chaque partie commentant ou complétant tout autre partie. Ils étaient ainsi capables de fabriquer de nouveaux récits à partir de fragments des anciens textes de la Bible elle-même (...). Les nouveaux récits, qui se fondent étroitement sur les narrations bibliques mais qui les élargissent et les modifient également, sont tenus pour les équivalents des récits bibliques eux-mêmes » (Daniel Boyarin, Le Christ juif, Cerf, 2014, p. 96-97, note 2)

Il n'y a pas lieu de prononcer un jugement sur la légitimité des lectures chrétiennes de l'Ancien Testament. Le christianisme naissant a lu la Bible juive à sa manière, plus tard, les églises des Conciles ont lu la Bible chrétienne selon des critères différents des nôtres. Il appartient aux lecteurs modernes de relire ces textes avec leurs propres bagages culturels. C'est le jeu nécessaire de l'interprétation, lequel ne s'arrêtera que lorsque les textes n'intéresseront plus personne et donc cesseront d'être lus. Ce qui est naïf, c'est justement de refuser de voir comment telle ou telle lecture projette sur le texte les problématiques de son milieu et de son temps. Il appartient à l'exégète de s'interroger sur ce processus d'interprétation parce que ce processus fait partie du monde du texte.

Cette attention aux interprétations successives permet de comprendre et connaître ces lectures afin de pouvoir s'en inspirer, mais souvent aussi s'en libérer, et sortir d'une lecture fondamentaliste car la plus grande fossoyeuse d'une interprétation vive et stimulante des textes est de croire tout avoir compris avant même de les avoir étudiés.

 

 

Ajouter un commentaire

Anti-spam
 
×