Le modèle de l’homme exemplaire
Pour ce qui est de Ge 2-3, la préoccupation du texte est assez semblable. Quel est le modèle primordial de l’humanité ? Pourquoi l’homme souffre-t-il ? Dieu veut-il notre perte ? Le mythe adamique n’est pas encore de l’histoire au sens moderne pour plusieurs raisons.
En tentant d’expliquer les origines du monde, des êtres humains, des animaux et de la nature, le récit biblique de la création en Genèse 2 & 3, souligne, comme les récits de la création du Proche-Orient ancien, que tout commence avec Dieu : Tous les peuples entourant Israël et Israël lui-même connaissaient, partageaient la même conviction, celle que l’homme est une créature de Dieu et le monde est une création du divin. Cependant, la présentation biblique du créateur divin apparaît spécifique et unique dans le monde antique. À partir du texte tel qu’il nous a été transmis, six perspectives sur Dieu vont être identifiées et développées.
Le second récit de la création semble dépeindre Dieu par exemple comme un potier (2,7.19), comme un jardinier (2,9a), comme un chirurgien, comme un architecte (2,22) et comme un tailleur (3,21). Cette image de Dieu en tant qu’homme au travail se retrouve également dans les mythes du Proche-Orient ancien, en particulier dans l’image du potier. L'homme est comme un vase d'argile qui reçoit le souffle de Dieu "la vie". Ces mythes dépeignent ainsi l’image divine, uniquement dans le contexte de la création (Enki et la création de Belet-ili dans Atrahasis et le dieu créateur, Khnoum, dans le mythe égyptien de la création). Le récit biblique semble étendre cette image divine au bien-être des humains, donc au-delà de la seule création. Comme un jardinier, Dieu plante le jardin (2,8) et fait pousser les arbres (2,9). Ainsi Dieu fournit nourriture et repos aux humains dans le jardin (2,9.15a). Comme un tailleur, Dieu les habille avec des vêtements en peau (3,21). Dieu apparaît ainsi dans le récit biblique comme travaillant aussi pour le bien-être de l’existence humaine. La bonté de Dieu envers les êtres humains domine le récit, il leur fait plusieurs dons : la vie, la nourriture, la terre où ils vivent, des vêtements, le repos, etc. Une telle image du Dieu biblique est unique par rapport aux cultures environnantes, qui ont tendance à décrire la situation inverse : les dieux ont créé les humains pour les soulager de leur travail et ainsi mener une vie oisive et heureuse. Par conséquent, l’image du Dieu biblique paraît subversive face aux mythes du Proche-Orient ancien : Dieu donne nourriture et repos aux humains, au lieu de leur donner du travail. Le récit biblique de la création représente aussi Dieu comme celui qui fait attention aux besoins de l’être humain. En 2,18, Dieu remarque la solitude de l’homme, il décide d’y remédier mais les animaux ne peuvent pas combler la solitude, donc Dieu créa la femme. Après la création de la femme, Dieu l’amène à l’homme. Cela montre que Dieu veut être au service de la vie humaine et de son bien-être. Dieu prend aussi en compte les désirs des humains lors de l’élaboration de nouvelles orientations en ce qui concerne la création (Gn 2,18-20), les décisions divines interagissent avec les décisions de l’homme dans la création du monde.
Toutes ces observations montrent que le récit biblique dépeint Dieu comme celui qui est pour les humains et agit pour eux.
L’épisode de la création de la femme dans Gn 2,18-25 est aussi marqué par un transfert progressif de certains pouvoirs de Dieu à l’homme. L’homme a le pouvoir de nommer les animaux et la femme (2,20-23). Il s’agit donc là, par conséquent, d’un mouvement de dessaisissement de Yhwh-Dieu. De plus en plus de responsabilités sont données à l’homme. Par conséquent, il semble que Dieu veuille garder une certaine distance avec le monde qu’il a fait. À la fin de cet épisode, l’autonomie de l’homme est mise en avant.
Le Dieu d’Israël ne limite pas son travail à son propre peuple, mais il est le Seigneur de l’histoire universelle et du cosmos tout entier. L’universalisme dans le sens de l’universalité de la divinité est très frappant ici. On parle de Dieu comme le créateur du monde ; ce récit de la création cosmique par Dieu (Elohim) placé au début de la Bible (Gn 1-3) établit un horizon universel à l’histoire particulière d’Israël.
Les versets 2,16-17 introduisent un nouvel aspect dans la description de Dieu : Dieu ordonne à l’homme de ne pas manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et il apparaît ainsi comme un législateur. Cette image de Dieu perdure en 3,8-19.23 lorsque Dieu mène une enquête après la transgression de sa loi (3,1-7). Cette représentation divine présente dans la Bible est-elle unique dans le monde antique ? Shamash, le dieu mésopotamien du soleil est également présenté comme le gardien des principes cosmiques de la justice. Cependant, Shamash accorde au roi Hammourabi la capacité de percevoir ces vérités éternelles. Les lois mésopotamiennes dans leur formulation actuelle sont celles du roi. Hammourabi se vante à plusieurs reprises en disant que les lois sont « mes déclarations, que j’ai inscrites sur ma stèle » (XLIX, 3-4, 19-21). Il les cite comme « mes précieuses déclarations » (XLVIII 12-13), et insiste sur le fait que « mes déclarations sont des choix » (XLVIII 99)?. Au contraire, dans Gn 2-3, les lois sont données aux êtres humains non pas par un législateur humain, mais par le législateur divin. Face à la convention admise de la proclamation des lois par le roi, les auteurs bibliques ont poussé cet état de fait dans une direction différente : ils ont transformé l’orateur royal, de monarque humain en un roi divin.
Un roi divin au lieu d’un roi humain
Les deux infinitifs (« pour le cultiver et le garder ») en 2,15 établissent Yhwh comme agissant à la manière d’un roi oriental qui confie la gestion de ses biens sacrés à un officier. La charge de ces officiers est bien attestée et on trouve dans Néh 2,8 la mention expresse de ce gardien du parc royal. Mais cette charge est uniquement une délégation de pouvoir, car il revient au roi de planter et d’entretenir les jardins, dont la fonction cultuelle et symbolique est maintenue malgré cette délégation de pouvoir (Qo 2, 5 : « Je me suis fait des jardins et des vergers, j’y ai planté toutes sortes d’arbres fruitiers »). Dans Gn 2,15, comme dans Néh 2,8, le gardien du jardin n’est qu’un intendant. On y voit Yhwh « se promener dans le jardin au souffle du jour » comme un roi (Gn 3 :8). Cette conception semble être similaire à la tradition juridique des propriétés liées au temple en Mésopotamie et aussi ailleurs dans le Proche-Orient ancien, où un territoire particulier est accordé par le roi à une divinité et est alors soumis à l’autorité du temple. Toutefois, dans le récit biblique, c’est Yhwh, en tant que roi du jardin, qui s’est octroyé lui-même le jardin d’Eden comme sa propriété qui est liée à son « temple ».
Comme tous les autres anciens mythes, le récit biblique affirme que tout est créé par Dieu. Toutefois, il faut remarquer que, selon les cultures environnantes, une multitude de dieux prend part à la création, alors que le récit biblique décrit la création comme l’œuvre d’un seul Dieu. C’est quelque chose d’unique et de subversif dans le monde antique.
L’image divine de la Bible montre une double attitude de continuité et de discontinuité. Les représentations divines telles que le travailleur, le législateur, le roi et le créateur ne sont pas uniques car ces images existent dans les cultures alentour. Cependant, les auteurs bibliques ont pris des images telles qu’ils ont transformé et introduit dans le monde antique de nouvelles idées pour exprimer la différence de leur foi en un Dieu unique. Cette image biblique de Dieu a dû avoir un impact considérable sur la vie littéraire, intellectuelle et religieuse de l’ancien Israël. Elle montre comment la foi israélite a rencontré les cultures environnantes et construit sa propre identité religieuse en partie en opposition avec elles.