Le récit de l'Exode... entre mythes et histoires.

Le récit  biblique de l'Exode (première partie)

 

d'après un cour de Thomas RÖMER au Collège de France

L'histoire de la rédaction du Pentateuque est une question assez complexe et qui suscite une recherche intense des spécialistes depuis des siècles. Pendant longtemps, la rédaction des cinq premiers livres de la bible a été attribuée à Moïse lui-même. Bien évidemment, cette solution ne tenait pas compte de la complexité du problème. Déjà au XIIème siècle, on évoquait timidement certes la possibilité que d'autres auteurs aient pu "compléter" l'oeuvre de Moïse. Vers 1700, un chercheur nommé Richard Simon pose une thèse révolutionnaire pour l'époque: Moïse ne peut être l'auteur de tous les livres qui lui sont attribués. La recherche des auteurs et de l'histoire du Pentateuque était lancée.

Vers la fin du XIXème siècle, un exégète, Julius Wellhausen, pose les bases d'une théorie permettant selon lui d'expliquer l'ensemble de la rédaction du Pentateuque. Pour Wellhausen (et ses nombreux successeurs qui développeront et compliqueront à l'extrême sa théorie), le Pentateuque résulte de la fusion de documents, c'est à dire de livres ayant été rédigés de manière autonome et publiés en l'état. Chacun de ces livres, ou document, pouvait être l'oeuvre d'un ou de plusieurs auteurs exploitant diverses sources orales ou écrites antérieures. L'hypothèse de Wellhausen comporte quatre documents de base.

Document

Code

Date

Auteur

YAHVISTE

J

(de l'allemand Jahvist)

Xème siècle avant J.C.

Écrivain du sud (Jérusalem) favorable à la monarchie en Israël

ELOHISTE

E

IXème ou VIIème siècle avant J.C.

Écrivain du Nord (royaume de Samarie) moins favorable à la monarchie et plus influencé par le courant prophétique

DEUTÉRONOME

D

Fin du VIIème siècle (règne de Josias)

Législateur de Jérusalem

SACERDOTAL

P

(de l'allemand Priestercodex)

VIème siècle

Prêtres de Jérusalem exilés à Babylone

Dans un premier temps, le document E, originaire du royaume du Nord (Samarie) est arrivé à Jérusalem après la chute de la ville de Samarie en 722. Il a alors été fusionné au document J, formant ensemble le document jéhoviste (JE).

Après l'exil à Babylone (582-538), le document sacerdotal (P) a reçu des ajouts de type législatif (codés Ps) puis a été fusionné à JE pour donner le Tétrateuque (JEP) (c'est à dire les quatre (tetra) premiers livres de la Bible.

Enfin, le Deutéronome a été ajouté à l'ensemble pour former le Pentateuque actuel (JEDP).

Du dogme à sa critique.       

La théorie documentaire a pratiquement été érigée en dogme dans certains milieux de la recherche biblique. Il était possible d'y ajouter quelques fioritures, mais l'ensemble de la théorie n'a pas été remis sérieusement en question pendant des décennies. Progressivement, diverses critiques ont vu le jour contre un système loin de rendre compte de la complexité du texte.

Tout d'abord, le document dit "Elohiste" (ainsi nommé parce que son auteur supposé appelle Dieu "Elohim") a été remis en question. Les textes qu'on lui attribue sont très fragmentaires et il semble très improbables qu'ils aient pu faire partie d'un livre à part entière (ce qui est, rappelons-le, la base de la théorie documentaire). Peu d'exégètes croient aujourd'hui en l'existence de ce document en tant que tel.

Le document "Yahviste" (ainsi nommé parce que son auteur supposé appelle Dieu YHWH "Yahvé") est très difficile à délimiter. Presque chaque commentaire du Pentateuque propose un découpage différent et attribue ou non certains passages à ce document sans toujours bien préciser les raisons de ce choix. La datation de ce document a été également remise en cause, certains proposant d'en faire un document beaucoup plus récent (VIIème siècle ou après).

Enfin, il est manifeste que des blocs entiers de certains livres semblent complètement ignorer l'existence d'autres passages, ce qui est peu compatible avec l'hypothèse de la fusion de livres complets racontant la même histoire.

Où en sommes-nous aujourd'hui ?

Au vu de toutes ces variantes, jusqu'à la fin des années 1980, la plupart des spécialistes se fondaient sur la théorie ou l'hypothèse documentaire mais faute de pouvoir répondre à toutes les objections, quelques spécialistes peu convaincus ont proposé des théories alternatives qui ont aujourd'hui la faveur des biblistes.

Hypothèses alternatives et état de la recherche

La théorie des fragments propose de voir dans le Pentateuque la mise en forme de multiples traditions véhiculées de manière indépendante. Une ou plusieurs compositions littéraires auraient regroupées ces traditions indépendantes en fonction de leurs thèmes.

La théorie des compléments postule l'existence d'un seul document de base qui aurait été retouché à plusieurs reprises, notamment par l'adjonction de textes complémentaires.

On peut placer ces trois approches dans un petit tableau comparatif:

3 Théories

documentaire
4 documents complets progressivement fusionnés pour donner le Pentateuque actuel

des fragments
De multiples petits récits autonomes réunis par une ou plusieurs compositions littéraires

des compléments
Un seul document qui reçoit successivement plusieurs ajouts

 

Actuellement, la recherche met en évidence le travail fondamental de deux écoles rédactionnelles principales:

L'ECOLE DEUTERONOMISTE (DTR)

Elle rédige principalement à Babylone au début de l'exil. Elles est composée de scribes exilés, dont probablement un certain nombre sont très proches des milieux prophétiques, notamment des disciples de Jérémie. Le souci premier de l'école deutéronomiste est d'expliquer pourquoi Israël s'est retrouvé en exil après avoir perdu sa terre, son temple et son roi. Elle rédigera essentiellement la grande histoire d'Israël qui va de Josué aux livres des Rois. On appelle cette école "deutéronomiste" parce qu'elle est également responsable de la mise en forme du Deutéronome.

L'ECOLE SACERDOTALE (P)

Elle rédige également en exil, peut-être un peu plus tardivement que l'école deutéronomiste. Elles est composée, comme son nom l'indique, de membres évoluant dans le milieu du clergé d'Israël. Elle se caractérise par un souci du détail, des précisions chronologiques et des listes généalogiques.

APRES l'EXIL, ces deux écoles rédactionnelles vont continuer à retoucher le texte du Pentateuque jusqu'à lui donner sa forme actuelle. On parle alors de relectures post-sacerdotales ou post-deutéronomiste.

Si aujourd'hui aucun exégète ne conteste que les livres du Pentateuque (et de la plupart des autres livres du Tanakh) sont le résultat d'une compilation de traditions diverses et de leur édition par plusieurs auteurs successifs, selon Römer pratiquement plus aucun spécialiste n'admet « l'existence de "sources" indépendantes écrites, qui auraient d'abord existé chacune pour elle-même et qui n'auraient été agencées ensemble qu'au cours d'un stade rédactionnel secondaire. »

Depuis une trentaine d’années, cette théorie a été largement remise en question. Pour résumer les choses très simplement, on peut dire que deux des quatre sources (Yahviste et Elohiste) ont tout simplement disparu et, par conséquent, la date de composition de certains textes a été abaissée de plusieurs siècles. Les partisans de la nouvelle théorie, dite « des fragments », estiment que la composition du Pentateuque date essentiellement de l’exil à Babylone et du retour (« période perse », voire « période grecque »).

Ils pensent en effet que les conditions n’étaient pas réunies pour envisager un début de rédaction à l’époque monarchique. Il existe aussi des chercheurs, comme « l’école de Copenhague », qui ont même envisagé une rédaction du Pentateuque (les cinq premiers livres de la Bible) au cours de l’époque hellénistique (c’est-à-dire entre la conquête d’Alexandre le Grand et l’arrivée du Pompée, IIIe-Ier siècle av. J.-C.) estimant que la Bible plagiait Platon et divers récits grecs. Cette position encore plus extrême n’a cependant connu qu’un écho très limité dans le monde académique, la plupart des savants se ralliant plutôt à la position précédente. C’est le cas notamment de « l’archéologue Finkelstein ».

Toutefois, à côté de ces théories, qui reposent essentiellement sur de la spéculation littéraire, d’autres alternatives, défendues plutôt par des historiens, ont aussi été proposées, dont la théorie de la « rédaction scribale ».

Cette théorie a la particularité d’envisager un temps d’écriture beaucoup plus long, qui commence effectivement dès l’époque monarchique, voire même, pourquoi pas, durant la période des Juges.

Aujourd'hui quels sont les débats autour de la formation du Pentateuque, qui regroupe les cinq premiers livres dans la Bible et comment la théorie documentaire a-t-elle été remise en question ?

Thomas Römer, titulaire de la chaire des Milieux Bibliques, ancien Doyen de la Faculté de Théologie de l’université de Lausanne, nous entraîne dans une grande enquête au cœur des textes bibliques, mais aussi dans la perspective des dernières découvertes archéologiques dans le cadre de sa nouvelle série intitulée, « Naissance de la Bible. Anciennes et nouvelles hypothèses ». 

Dans une interview de 2018, donnée à Protestinfo en Suisse, Thomas Römer explique que « Lire le texte biblique de manière attentive permet de comprendre que ce n’est pas un discours cohérent par lequel un dogme veut s’imposer au lecteur. La Bible elle-même nous encourage à respecter l’analyse historico-critique. »

Thomas Römer rappelle : 

Jusqu’au milieu des années 1970 dominait la théorie documentaire. Cette théorie postulait du fait qu’à l’origine le Pentateuque était composé de quatre documents, le Yahviste, le Élohiste, le Deutéronome et l’Écrit sacerdotal — documents jadis indépendants, que l’on aurait fusionnés, comme si on avait réuni les quatre évangiles dans un seul écrit. L’exégète et théologien allemand Gerhard von Rad avait même parlé des Lumières salomoniennes dans lesquelles il situait le plus ancien des quatre documents, le Yahviste.

Aujourd’hui, cette vision est abandonnée, au moins en Europe. L’archéologie nous a permis de vérifier que l’existence d’un empire salomonien qui aurait dominé les peuples et les territoires de l’Égypte à l’Euphrate est tout simplement historiquement impossible.

Dans cette même interview, Thomas Römer indique :

On repère les textes P — rédigés par des prêtres,— que l’on peut facilement identifier par le style, le vocabulaire, voire par la théologie, et dont on peut bâtir un récit indépendant. Mais les autres textes, dits « non P », sont datés de nos jours d’une époque plus récente que le règne de Salomon.

Enfin en conclusion, il note :

Comme je le dis à mes étudiants, le fait qu’il n’existe pas de modèle capable de faire l’unanimité doit être saisi comme une chance. Ainsi pouvons-nous disposer d’une véritable liberté d’interprétation. N’ayons pas peur de l’analyse, le texte résiste bien.

Rappelons que le Pentateuque regroupe la Genèse, avec ses deux récits de création, l’Exode qui raconte la vie de Moïse et la sortie des Hébreux d’Egypte, le Lévitique sur les lois religieuses et les rites, les Nombres qui mêle récits, lois et recensements des tribus d’Israël, et enfin le Deutéronome, « Récit de la fin de l’errance toujours au seuil de la Terre promise. Ce dernier texte comprend aussi le discours et la mort de Moïse et une deuxième série de lois. »

Dans ce chapitre je propose d'étudier la mise en forme du mythe de l’exode ainsi que les contextes sociohistoriques et idéologiques qui ont marqué de leurs emprunts ce texte fondateur de la Bible hébraïque et, par la suite, du judaïsme.

Pour affirmer son identité, chaque groupe ou peuple a recours aux mythes fondateurs. Rien n'empêche même ce groupe à en avoir plusieurs. Ces mythes racontent dans la plupart des cas, comment le groupe ou le peuple en question s’est structuré ou formé et comment il est entré en possessions de sa terre. Par rapport à cela, il existe deux types de récits d’origine : un mythe d’indigène, c'est-à-dire que les ancêtres ont toujours été sur la terre revendiquée, qu’ils sont nés sur cette terre, et un mythe conquérant, de colonisation, selon lequel les ancêtres sur ordre divin ont quitté leur territoire originel pour s'implanter dans un autre. Dans la Grèce, les deux types de mythes fondateurs cohabitent, et il en est de même dans les textes bibliques.

On retrouve ainsi pour le peuple Hébreu la figure primitive d’Abraham l'ancêtre indigène, comme le montre peut-être encore un texte comme Es 51,1-2 où l’ancêtre est comparé à un rocher.

« 1 Écoutez-moi, vous qui êtes en quête de justice, vous qui cherchez le SEIGNEUR : Regardez le rocher d’où vous avez été taillés, et le fond de tranchée d’où vous avez été tirés ; 2 regardez Abraham, votre père, et Sara qui vous a mise au monde ;il était seul, en effet, quand je l’ai appelé ; or je l’ai béni, je l’ai multiplié !

Un autre concept indigène se trouve dans les premiers chapitres des livres des Chroniques qui semblent vouloir passer sous silence l’exode et la conquête du pays.

Dans les textes bibliques, les mythes indigènes font référence à des généalogies, comme on en trouve dans le livre des Chroniques mais aussi dans les récits patriarcaux notamment de la Genèse où les échanges entre différents groupes sont expliqués par leur degré de parenté qui est reconnu par la généalogie.

À l’opposé, dans le récit mythique de l'exode, les généalogies s'effacent, et c'est seulement au chapitre VI de ce livre que l'on trouve une généalogie de Moïse et d’Aaron une insertion tardivement dans la narration.

Dans l'élaboration du Pentateuque, c’est le mythe de l'exode qui occupe sans égal la première place. En effet, le Pentateuque d'écrit la biographie de Moïse, le personnage principal de l’exode, dont la naissance et la mort ouvrent et ferme l’ensemble narratif de l’Exode au Deutéronome. On remarque toutefois, dans l'écriture du Pentateuque, que la conquête de la terre promise n’est plus relatée, elle l’est une fois pour toutes dans le livre de Josué. Il semblerait que pour les éditeurs de la Torah, c’est le récit de l’exode qui est plus important que la conquête de Canaan par elle-même. Bien que ce texte ait dans le judaïsme, un statut canonique, celui-ci est bien moins important que la Torah. Cela signifie, que le mythe de l’exode, dans la construction narrative du Pentateuque, est en quelque sorte écourté, car il ne relate pas ou plus, le récit de colonisation, la prise de possession du pays.

Critique textuelle du livre de l’Exode

Il ne fait plus aucun doute que le texte de l'exode dans sa forme actuelle, est le résultat d’un long processus rédactionnel. La théorie documentaire, bien que toujours d'actualité chez les exégètes américains, n’est certainement pas le meilleur modèle pour retracer la rédaction du livre de l’Exode.

À la base du livre de l’Exode se trouve un récit qu’on peut appeler « une vie de Moïse » ainsi que la collection de lois, appelée « code d’alliance ». Ces ensembles ont été intégrés dans la composition D, une édition deutéronomiste de l’Exode qui renforce le rôle de Moïse en faisant de lui le premier prophète d’Israël. Pour D, les plaies qui rappellent les malédictions de Dt 28 sont des punitions du Dieu YHWH pour sanctionner le Pharaon qui ne veut pas laisser partir les Hébreux.

Les prêtres élaborent des récits comme par exemple : Ex 2,23-25 ; Ex 6 ; ainsi qu’une version des plaies qui sont davantage des prodiges et qui affirment la supériorité du Dieu YHWH face au Pharaon et aux dieux qu’il représente. C’est YHWH lui même qui endurcit Pharaon, qui n’est rien d’autre qu’une marionnette pour que YHWH manifeste sa gloire aux yeux des Égyptiens. Le passage de la mer Rouge est pour P un passage qui rappelle le récit de la création en Gn 1 où Dieu «Elohim » séparé les eaux d'en haut et les eaux d'en bas. P se poursuit en Ex 16 et surtout dans le récit de la construction du sanctuaire mobile en Ex 25-32 et 35-40.

Ensuite interviennent plusieurs rédactions en vue de constituer un Hexa- ou Pentateuque. Ce modèle est partiellement compatible avec d’autres hypothèses récentes, notamment avec le commentaire de Utzschneider et Oswald qui distinguent : un ancien récit de l’exode (de Ex 1,11 à 14,30-31*) ; un récit « Israël à la montagne de Dieu » (Ex 3-4* ; 18-24*) qui intègre le Code d’Alliance ; l’histoire deutéronomiste (Ex 3 jusqu’à 2 Rois 25) ; la composition sacerdotale (jusqu’à Jos 24), ainsi que la « Torah composition », à savoir différentes rédactions qui font de l’Exode un des livres de la Torah. R. Albertz propose un modèle un peu plus complexe, mais qui distingue également entre un récit de base, des rédactions « P » (sacerdotales), une rédaction deutéronomiste et des rédactions tardives voulant construire un Hexa- ou un Pentateuque. Et même l’analyse extrême de C. Berner qui décèle dans le livre de l’Exode une quantité innombrable de couches littéraires et d’autres Fortschreibungen reste compatible, en ce qui concerne la distinction de base entre trois grandes étapes de la formation du livre : pré-P, P, post-P.

Le récit de base du VIIe siècle avant notre ère n’est cependant pas une invention sortie de l’imagination de ses auteurs. Il se base sur une tradition plus ancienne qui provient probablement du royaume du Nord, comme le montre l’analyse de 1 R 12 et d’Os 12. La tradition de l’exode a été véhiculée d’abord dans les sanctuaires du Nord (Israël) avant d’arriver en Juda, sans doute après la disparition du royaume d’Israël en  722 av. notre ère. Sur le plan littéraire, il est très difficile de reconstruire les contours de cette tradition. Moïse a-t-il déjà été lié à cette tradition ? Quels souvenirs historiques véhiculait-elle ?

L’exode, tel qu’il est relaté dans la Bible, n’est nullement attesté par les documents égyptiens. La première mention d’Israël se trouve dans un document égyptien de la fin du XIIIe siècle avant notre ère, la stèle de Merneptah. La mention du nom d’Israël sur cette stèle ne présuppose nullement un « exode » ni une émigration de ce groupe du pays d’Égypte. Rien n’est dit d’une provenance en dehors de la Palestine.

On a parfois envisagé un lien entre l’exode et l’expulsion des Hyksos. On trouve le mot Hyksos pour la première fois dans une représentation du XIXe siècle dans le tombeau d’un notable égyptien à Béni Hassan. On y voit un groupe de personnages « asiatiques » ramenés en Égypte par un groupe de soldats égyptiens et le chef du groupe sémitique est désigné comme un « hyksos » (« Maître des pays étrangers »). Apparemment, ils étaient amenés en Égypte pour y travailler. Ensuite, aux XVIIe et XVIe siècles, le terme est appliqué à la dynastie des Hyksos qui régna dans le Delta à Avaris, la nouvelle capitale. Ces rois, dont on ignore le nombre exact, étaient d’origine sémite. Les princes de Thèbes parvinrent à vaincre les Hyksos sous Ahmosis (1539-1514). Cet événement serait-il à la base des traditions sur Moïse et sur l’exode, comme on le pense parfois ? Ceci n’est guère plausible d’une manière directe. L’écart chronologique avec l’émergence d’une ethnie nommée « Israël » en Palestine aux alentours du XIIe siècle est bien trop grand. En outre, les Hyksos sont des gouverneurs, et non une population située au bas de l’échelle sociale. Il est donc difficile d’identifier leur règne avec la situation d’asservissement des Cananéens que présuppose le récit de l’Exode. Cependant le souvenir de cette période était peut-être suffisamment fort pour avoir laissé quelques traces dans la Bible.

À noter que les textes bibliques indiquent 400 ans pour la durée du séjour des Israélites en Égypte (Gn 15,13) ou même 430 ans (Ex 12,40) ; ces chiffres ont d’abord une valeur symbolique et sont sans pertinence directe pour l’historien ; ils peuvent cependant refléter l’idée d’une longue durée qui ne correspond pas à la mise en récit du livre de l’Exode, lequel situe les événements qui mènent à l’exode dans le contexte de la vie de Moïse et dans la succession de deux pharaons.

Un autre lien possible avec la tradition de l’exode peut éventuellement être trouvé dans les textes égyptiens mentionnant des shasou et des hapiru. Dans certains textes égyptiens, les shasou sont caractérisés par le lexème Yhw? qui semble être un terme géographique (une montagne ?) et, peut-être aussi, un nom divin, donc la plus ancienne attestation du nom du dieu qui devient le dieu tutélaire d’Israël. C’est peut-être parmi ces Shasou et Habirou, entretenant des rapports conflictuels avec le pouvoir égyptien, qu’il faut chercher les porteurs de la tradition de l’exode. Selon Na’aman et Hendel il s’agit plutôt d’une construction d’une mémoire par le transfert de la situation en Canaan vers l’Égypte. Durant plusieurs siècles, les pharaons ont exploité le Levant, déporté des esclaves, exigé de tributs lourds, etc. Après les Ramessides, on observe un retrait de l’Égypte du Levant ; ce retrait a pu être ressenti et construit comme une libération.

On a également analysé un texte hittite-hourite publié récemment, le « chant de l’affranchissement » Ce texte d’environ 1400 av. notre ère explique la chute de la ville d’Ebla. Le dieu Teshub exige des habitants d’Ebla la mise en liberté des habitants d‘Igingallish sans quoi il détruira la ville– ce qu’il fait apparemment à la fin (qui manque). C’est donc une étiologie de la chute de la ville d’Ebla, expliquée par un scénario comparable à celui du livre de l’Exode.

Bien que la quête de l’historicité puisse être passionnante, il ne faut pas oublier que ce n’est pas la fuite d’un petit groupe de nomades ou de marginaux qui est constitutive du judaïsme, mais la construction du récit tel qu’il se trouve dans le livre de l’Exode et qui reflète autant la confrontation avec le pouvoir assyrien, comme nous allons le voir.

D’ailleurs, le récit biblique montre lui-même qu’il ne veut être compris comme un « récit historique », mais davantage comme un récit théologique : le Pharaon ne porte pas de nom ; la situation en Égypte demeure peu précise. Le récit de l’exode n’est donc pas historique, il est le résultat d’une mnémohistoire selon Jan Assmann (« Gedächtnis-geschichte »).

L’oppression en Égypte et les sages-femmes du Pharaon (Exode 1)

Ce premier chapitre peut se diviser en trois parties :

v. 1-7 : la liste des fils d’Israël descendus en Égypte et leur multiplication.

v. 8-14 : un nouveau pharaon et oppression des Hébreux.

v. 15-22 : une narration : Pharaon et ses sages-femmes.

Les trois parties relèvent d’un genre littéraire différent : d’abord une liste, avec quelques explications, ensuite un récit où s’opposent deux groupes : l’Égypte et les Israélites, enfin une narration haute en couleur où il est question de trois personnages, le Pharaon et ses deux sages-femmes. Ces différences s’expliquent en partie par le fait que ces parties sont l’œuvre de différents auteurs et rédacteurs. Mais aussi, à l’intérieur, il faut sans doute imaginer des retouches et une combinaison de textes.

La liste des fils d’Israël (P) a été retravaillée pour qu’y soit intégrées des allusions à l’histoire de Joseph, qui n’existait pas encore au moment de la composition de l’œuvre sacerdotale. Les versets 5b, 6 et 8 ont été ajoutés après coup pour faire le lien non seulement avec la tradition patriarcale, mais plus précisément avec l’histoire de Joseph. Un manuscrit de l’Exode de Qumran n’a pas le v. 5b et ajoute Joseph dans l’énumération. On peut reconstruire la version ancienne comme suit :

Et voici les noms des fils d’Israël qui étaient venus en Égypte : Ruben, Siméon, Lévi et Juda, Issakar, Zabulon, [Joseph] et Benjamin, Dan, Naphtali, Gad et Asher. Et tous les êtres vivants qui étaient sortis des reins de Jacob étaient soixante-dix. Les fils d’Israël étaient fertiles ; ils pullulèrent, devinrent nombreux et très très forts, le pays fut rempli par eux.

En Ex 1,5, les 70 personnes qu’on peut encore compter se multiplient en Égypte au point que les fils d’Israël remplissent tout le pays (v. 7).

Gn 1,28

Ex 1,7

Soyez fertiles, devenez nombreux, remplissez la terre et soumettez-la.

Les fils d’Israël étaient fertiles ; ils pullulèrent, devinrent nombreux et très très forts, le pays fut rempli par eux.

L’auteur renvoie ici à Gn 1,28 pour dire que le projet créationnel se réalise quant à Israël lors de son séjour en Égypte. Le verbe « pulluler » est également typique pour P, comme en Gn 1,20. L’expression « remplir la terre » se trouve chez P aussi en Gn 9,1 (nouvel ordre à Noé après la fin du Déluge).

En ce qui concerne les projets d’oppression en 1,9-14, on observe que la double description des corvées fait doublon et que nous avons ici deux couches littéraires différentes.

Dans les versets 11-12a, l’opposition se fait entre « ils » (Égyptiens, pl) et « il » (le peuple des Hébreux, sg.). Ici le mot clé est la racine -נח-ּּ ‘-n-h : opprimer qui peut aussi avoir le sens de « violer ». Dans les v. 12b à 14, l’opposition se fait entre « Égypte » (collectif) et « les fils d’Israël ». Deux autres racines servent de mots-clés : -ד-ב ‘-b-d (servir, être esclave, travailler) et פּרכ p-r-k (brutalité, violence ; mot rare seulement encore en Lv 25). Souvent, et probablement avec raison, les commentateurs considèrent les v. 13-14 (auxquels il faut probablement ajouter le v. 12b) comme faisant partie du document sacerdotal. Pour P, le travail auquel les Israélites étaient astreints comporte le travail de construction et aussi le travail dans des champs. Contrairement aux versets précédents, les Israélites sont utilisés pour une variété de corvées.

Il se peut que derrière 1,9-12a se cachent des fragments de l’introduction de l’histoire ancienne de l’Exode. D’autres disent que la remarque du Pharaon sur le fait que le peuple est nombreux et fort présuppose déjà le verset 1,7 (P), puisqu’on y trouve les racines r-b-h (être nombreux) et שׂם‘-‘-ṣ-m (être fort). Dans la forme actuelle, il existe indiscutablement un lien entre les versets 7 et 9, mais cela peut être dû à des harmonisations très récentes ; en effet la racine « être fort » n’apparaît pas dans d’autres contextes sacerdotaux comparables à ceux où apparaissent les autres verbes en 1,7. On peut donc imaginer qu’un dernier rédacteur a rajouté le verbe en 1,7 pour faciliter le lien. On remarque aussi l’expression très singulière en 1,9 : עם בני ישראל « le peuple des fils d’Israël ». Là aussi il est probable qu’un des derniers rédacteurs ait ajouté l’expression « fils d’Israël » en 1,9 pour faciliter la transition.

L’idée en 1,10 que les Israélites se joindraient aux ennemis de l’Egypte pour lui faire la guerre est un motif aveugle dans la narration de l’exode, et n’est pas reprise dans la suite. Ce motif se comprend dans le contexte d’une tradition attestée chez Manéthon et transmise par Flavius Josèphe (Contre Apion, I). Selon Manéthon, les Hyksos, qu’il appelle les « rois-pasteurs », furent expulsés d’Avaris vers la Palestine où ils fondèrent Jérusalem ; ensuite, ils se sont liés à des « Hépreux » en Égypte sous la conduite d’un dénommé Osarseph qui à la fin est identifié à Moïse.

Il est donc plus logique que le texte biblique soit un ajout d’un rédacteur qui veut reprendre cette tradition en mettant dans la bouche du Pharaon une sorte d’oracle dans lequel il prévoit déjà l’exode des Hébreux. Il est en effet facile de voir que ce morceau constitue un ajout :

« 9 Il dit à son peuple : Voici, le peuple des fils d’Israël est plus grand et plus fort que nous. 10 Allons, agissons sagement en ce qui le concerne de peur qu’il ne devienne plus nombreux. Une guerre pourrait arriver, il se joindra, lui aussi, à nos ennemis, il nous fera la guerre et il montera du pays. 11 Ils placèrent sur lui des chefs de corvée afin de l’opprimer par leurs travaux forcés. »

Le contexte historique de cet ajout est peut-être à chercher à l’époque de la domination perse sur l’Égypte, durant laquelle les Judéens d’Éléphantine se sont alliés aux Perses ou ont été considérés par les Égyptiens comme alliés des Perses.

La construction de Pitom et Ramsès (Ex 1,11)

Cette notice a joué un rôle important dans la datation de l’Exode. Pitom correspond sans doute à Tell el-Mashouta, un village occupé par les Hyksos, ensuite abandonné et seulement repeuplé aux alentours du VIIe siècle sous la dynastie des Saïtes. De cette époque date un temple important, probablement dédié à Atoum. Mais cette ville jouait surtout un rôle avec la tentative de Néko de construire un canal à travers le Wadi Tumilat pour relier la Méditerranée à la mer Rouge. Le nom de Pitom est donc probablement seulement né à l’époque saïte. Il n’est pas impossible que sous Néko se trouvaient aussi des corvéables judéens à Pitom. Le nom de Ramsès est une forme abrégée de Pi-Ramsès, ville ayant servi de résidence à Ramsès II (1279-1213). Cette ville est sans doute à identifier à Tell el-Daba / Qantir. La ville fut abandonnée vers 1070 avant notre ère (dans le contexte de l’arrivée des peuples de la mer) et servait ensuite de carrière. Cela signifie que de nombreux monuments portant le nom de Ramsès II furent installés dans d’autres localités, ainsi qu’à Pitom. Le culte de Ramsès se déplaça surtout vers les résidences de la troisième période intermédiaire (XIe au VIIe siècle) : Tanis et Bubastis. C’est sans doute aussi cette idée qui se reflète dans le texte d’Ex 1,11. Et c’est seulement à partir de cette époque que l’on trouve le nom bref « Ramsès » pour désigner la ville.

1,15-22 : Les sages-femmes et le Pharaon

Dans un premier temps, 1,22 suivait directement 1,9-12. La tentative du Pharaon de diminuer le peuple par des corvées ayant échoué, celui-ci s’adresse en 1,22 comme en 1,9 à son peuple, ordonnant la noyade des garçons nouveau-nés. Ensuite, on y a inséré l’histoire ironique des sages-femmes du Pharaon. La question de savoir si les accoucheuses sont issues du peuple hébreu ou si elles sont égyptiennes a des conséquences importantes pour la visée de l’histoire. Les Massorètes ont vocalisé le texte de sorte qu’on identifie les sages-femmes à des femmes hébraïques, et la plupart des commentateurs juifs et aussi chrétiens ont suivi cette vision.

Le texte non vocalisé permet par contre de les considérer comme des Égyptiennes. En effet, l’argument avec lequel se justifient les accoucheuses devant Pharaon ne devient plausible – même sur le plan de l’ironie – que dans le cas où ces sages-femmes accouchent normalement des Égyptiennes. Si, dans l’esprit de l’auteur, ces sages-femmes étaient égyptiennes, le thème de la crainte de Dieu revêt un sens particulier. La « crainte de Dieu » permet aux sages-femmes d’affronter le Pharaon, par le moyen de la ruse. C’est la première fois qu’il est question de Dieu dans le livre de l’Exode. L’idée de la crainte de Dieu a des connotations sapientiales, on trouve souvent l’idée dans le livre des Proverbes. Pr 14,27 statue : « La crainte de Yhwh est source de vie, elle détourne des pièges de la mort. » D’une certaine manière, Ex 1,15-22 peut être lu comme une mise en narration de ce principe. Si les accoucheuses sont des Égyptiennes, leur crainte de Dieu est celle des « païens justes » vivant conformément à l’ordre de la Création et s’opposant à toute atteinte à cet ordre. Ici, cette crainte de Dieu symbolise la vraie sagesse face aux prétendues « sages mesures » que le Pharaon prétendait prendre au verset 10. C’est donc une histoire ironique qui prépare l’histoire de la naissance de Moïse, où interviennent également une série de « filles » pour sauver le futur sauveur des Hébreux.

La naissance de Moïse (Ex 2,1-10)

A priori, l’histoire ne comporte pas de tensions ou de ruptures majeures. Cependant, le fait qu’on apprenne au verset 4 l’existence d’une sœur est étonnant, car selon le v. 1, Moïse est présenté comme étant le premier fils de la fille de Lévi. De plus, le fait que l’enfant retourne chez sa mère et qu’il n’ait toujours pas de nom, lorsqu’il revient, est étonnant. La remarque du début du v. 10 : « Il grandit », se trouve d’ailleurs quelque peu en tension avec le v. 11 « il grandit ». On peut en effet enlever le v. 4 et l’entretien entre la sœur et la fille du Pharaon en 7-10aßb et on obtient un récit cohérent :

« 1. Un homme de la maison de Lévi s’en alla et prit une certaine fille de Lévi. 2. La femme devint enceinte, elle enfanta un fils et elle le vit : il était beau. Elle le cacha pendant trois mois. 3. Lorsqu’elle ne pouvait plus le cacher, elle prit pour lui une caisse de papyrus, elle l’enduisit de bitume et de poix. Elle y mit l’enfant, puis elle (la) mit dans les joncs près du bord du Nil. 5. La fille du Pharaon descendit pour se laver dans le Nil et ses suivantes marchaient le long du Nil. Alors elle vit la caisse au milieu des joncs et elle envoya sa servante. Elle la saisit 6. et l’ouvrit. Elle le regarda, lui l’enfant, et voici, c’était un garçon qui pleurait. Elle eut pitié de lui, et dit : celui-ci est un des enfants des Hébreux. 10. Il devint pour elle un fils ; elle lui donna le nom de Moïse ; elle dit : des eaux je l’ai tiré.»

Dans ce récit primitif, toute l’initiative est du côté de la fille du Pharaon. L’identité « égyptienne » de Moïse est plus forte. Il arrive à la cour égyptienne dès le quatrième mois, et reçoit par conséquent son nom égyptien de Moïse. Avec l’ajout des v. 4 et 7-10aα, l’identité hébraïque de Moïse est renforcée. Il grandit d’abord chez les Hébreux et est seulement ramené plus tard (après trois ans ? durée du sevrage) à la fille du Pharaon. L’ajout cherche donc à diminuer les racines égyptiennes de Moïse.

On peut remarquer que le récit primitif reprend un thème folklorique très répandu ; à savoir le motif de l’enfant abandonné et miraculeusement sauvé qui se trouve un peu partout dans le monde : des parents doivent abandonner un enfant pour des raisons différentes, et cet enfant est ensuite sauvé d’une manière miraculeuse (cf. Héraclès, Romulus, etc.).

Il existe un récit qui est très proche de celui de la naissance et du sauvetage de Moïse, à savoir le récit de la naissance et de l’adoption du roi Sargon. La légende de Sargon relate l’histoire du fondateur de l’Empire assyrien, Sargon d’Agadê (vers 2300 avant notre ère), mais elle fut composée sans doute durant le règne de Sargon II, car toutes les tablettes qui existent de cette légende datent de cette époque. Les ressemblances de ce récit avec celui du livre de l’Exode sautent aux yeux : dans les deux cas, la mère agit seule ; le fait que la mère de Moïse soit de la tribu sacerdotale des Lévites la rapproche d’un contexte sacerdotal, tout comme la mère de Sargon est une prêtresse ; le nouveau-né est abandonné de la même manière sur un fleuve dans une caisse étanche ; dans les deux cas, l’enfant est tiré des eaux et adopté par des personnages fort importants. Sargon accède à la royauté et Moïse est transféré dans un contexte royal. La légende de Sargon a pour but de légitimer la royauté de celui-ci.

Le narrateur du chapitre 2 de l’Exode veut mettre Moïse en parallèle avec le roi fondateur de la civilisation assyrienne et ainsi montrer que le fondateur du peuple hébreu a une origine aussi remarquable que le plus grand roi des Assyriens. Cela confirme notre hypothèse que l’auteur de la première histoire de Moïse aurait vécu au VIIe siècle avant notre ère, un temps où le royaume de Juda fut sous influence assyrienne.

Le nom Moïse qui est indiscutablement d’origine égyptienne est expliqué par la fille du Pharaon par un nom hébreu, à l’aide d’une racine très rare ???? « m- š -h » (tirer). En réalité, il s’agit de la racine égyptienne mesi/mas/mes : enfanter. On peut facilement voir que le narrateur sait le sens du nom, car tout au long de l’histoire, l’enfant est appelé יאֶלֶד yèlèd, (donner naissance) ce qui correspond en fait à la racine égyptienne. L’affixe –mosé se retrouve dans des noms égyptiens comme Ptha-mosis, Thout-mosis, Ra-msès. Cet affixe dérive du verbe « engendrer » ; il est utilisé pour des noms propres sur le modèle « Le dieu (Ptah, Thot, Ré…) a engendré » conférant ainsi aux porteurs de tels noms une origine quasiment divine. Pour Moïse, il manque le nom du dieu qui engendre. On peut y voir l’intervention de la censure biblique. Ceci n’est cependant pas nécessaire puisque des formes courtes du nom sont également attestées dans des textes égyptiens. On connaît par exemple un officier « Moïse » ou encore un contremaître du même nom ayant organisé une grève dans le village des artisans de Deir el-Medineh.

Moïse chez les Madianites (Ex 2,11-4,31)

Le récit biblique sur la jeunesse de Moïse est quasiment inexistant. Le récit continue après celui de sa naissance par la simple remarque qu’il grandit. Apparemment les auteurs sont pressés de le transférer rapidement de l’Égypte vers les Madianites où il va avoir la première théophanie.

La première partie de cet épisode madianite comporte trois parties :

1. v. 2,11-15a : Moïse intervient pour un Hébreu en Égypte et doit s’enfuir.

2. v. 2,15b-23aα : Moïse intervient pour des filles madianites et demeure en Madian.

Ces deux parties sont reliées entre elles par des indications temporelles qui les encadrent :

2,11 : וַיְהִי בַּיָּמִים הָהֵם Il arriva en ces jours.

2,23 : וַיְהִי בַיָּמִים הָרַבִּים Il arriva au cours de nombreux jours.

3. v. 2,23-25 : première mention d’un agir de Dieu.

Sur le plan de la diachronie, on observe facilement que la troisième partie n’a pas de lien originel avec ce qui précède. Il existe en effet une tension entre la remarque du début du verset 23, la mort du Pharaon, et la suite, qui relate le gémissement et les cris des Israélites.

« Il arriva au cours de nombreux jours, que le roi d'Égypte mourut. Les enfants d'Israël gémirent du sein de l'esclavage et se lamentèrent; leur plainte monta vers Dieu du sein de l'esclavage.»

Ces cris ne sont pas provoqués par la mort du Pharaon, mais par l’oppression qu’endurent les fils d’Israël. Au niveau stylistique, ce passage reprend des thèmes et des expressions de 1,13-14 (attribués à P) ; il existe un certain consensus sur l’attribution de 2,23-25 à P.

Entre les parties I et II, on constate également une anomalie – en 2,15 : « Moïse s’enfuit de chez le Pharaon ; il s’établit וַיֵּשֶׁב (wayy?šeb) en terre de Madian et s’assit וַיֵּשֶׁב  (wayy?še?) près du puits. » La répétition de deux formes verbales identiques est étonnante ; la première forme suggère que Moïse s’est déjà établi en Madian, alors que l’installation près d’un puits prépare le récit de son installation et de son mariage avec une femme madianite. La version la plus ancienne de l’histoire aurait donc raconté l’installation de Moïse en Madian plus brièvement : arrivée à Madian, installation chez un prêtre, mariage avec une femme madianite. Le départ de Moïse d’Égypte et son accueil par des semi-nomades en dehors de l’Égypte présentent certains parallèles dans le récit de Sinouhé (vers 1900 avant notre ère). ce Conte de Sinouhé que l'on situe durant le règne du roi Amenemhat Ier, fondateur de la XIIe dynastie d'Égypte antique (20 siècles avant notre ère) est l'une des plus anciennes œuvres littéraires de l'Égypte jamais retrouvée.

Un parallèle a été fait avec la description de Joseph dans la Bible hébraïque. Le séjour en Égypte de Joseph le « Syro-Canaanique », où il devient un membre de l'élite dirigeante, où il acquiert une femme et une famille avant de retrouver sa famille d'origine hébraïque, a été considéré comme un signe de la Divine Providence. De même, Sinouhé l’Égyptien fuyant vers les territoires syro-canéens et devenant un membre de l'élite dirigeante, en y acquérant femme et famille, avant de revenir dans son pays, semble le fait de la Divine Providence5. Des parallèles ont aussi été tracés avec d'autres textes bibliques : la tentative infructueuse de Sinouhé de s'échapper de la sphère d'influence du pouvoir divin, celle du roi, est reliée à celle du prophète hébreu Jonas qui fait de même. Cet envol avec un prétendant puissant, par qui il est tué avec un simple souffle, est comparé à la bataille entre David et Goliath et son retour au domicile et mis en relation avec la parabole de l'enfant prodigue.

Depuis, comme Sinouhé, Moïse, qui est d’ailleurs identifié par les filles madianites comme égyptien (Ex 2,19), rencontre des semi-nomades au-delà de la frontière égyptienne.

Le lien entre Moïse et Madian n’est guère inventé. À quoi les auteurs bibliques pensaient-ils en écoutant le terme de Madian ou de Madianites ? S’agit-il simplement d’une sorte de chiffre, d’un nom symbolique qui sert à explorer les différentes relations possibles entre Israël et les peuples : dépendance, connubium, mission, ségrégation, hostilité ? Madian serait-il simplement un nom symbolique choisi, parce qu’on peut y trouver la racine דין dyn, « juger ou loi » ? Contre de telles interprétations allégoriques, il faut préférer l’hypothèse selon laquelle Madian évoquait au moment de la mise par écrit un territoire dans le Sud dans la proximité d’Édom. L’installation de Moïse chez un prêtre est à souligner. Le destinataire du récit est ainsi averti que ce personnage doit être lié à une certaine divinité. Le séjour de Moïse se termine par un mariage, avec une des sept filles, nommée Zippora, venant de la racine largement attestée en sémitique de l’ouest et du sud צפּר : ?-p-r. « oiseau ». Ce mariage ne suscite aucun commentaire hostile.

Le récit ancien est interrompu par le passage de 2,22-25 qui fait partie des textes sacerdotaux. Le v. 24 b donne la raison de l’intervention divine :

וַיִּזְכֹּר אֱלֹהִים אֶת-בְּרִיתוֹ, אֶת-אַבְרָהָם אֶת-יִצְחָק וְאֶת-יַעֲקֹב.

« Dieu se souvient de son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob. »

L’expression וַיִּזְכֹּר אֶת-בְּרִיתוֹ « se souvenir de l’alliance » est typique du milieu sacerdotal. P crée ainsi un lien très fort entre les Patriarches et l’Exode, préparant la révélation sacerdotale en Ex 6.

Le récit de la vocation de Moïse en Ex 3,1-4,18 a également été inséré dans le récit ancien. Traditionnellement, ce texte a été compris comme une compilation de deux documents indépendants et parallèles, le Yahwiste et l’Élohiste, à cause du changement de nom divin, et de certaines répétitions : deux noms pour le lieu de la révélation (montagne de Dieu et Horeb), deux fois Dieu dit qu’il a vu l’oppression de son peuple en Égypte (au v. 7 et au v. 9), tantôt Moïse est envoyé aux Israélites (v. 13), tantôt aux anciens (v. 16) etc. Cependant, on n’a jamais réussi à reconstruire vraiment deux récits parallèles. À cause d’un certain vocabulaire, E. Blum, tout en admettant des ajouts postérieurs, a attribué la première version d’Ex 3 à sa composition « D », à cause d’un certain vocabulaire deutéronomiste (« pays où coulent le lait et le miel » ; liste des habitants du pays, le cri vers Yhwh, « dieu des pères », etc.).

Récemment, une position plus radicale a été défendue par K. Schmid et E. Otto notamment, qui proposent de voir en Ex 4 un texte rédigé plus tard que P par un seul auteur. Ils insistent sur le fait qu’Ex 3 présuppose le texte P de 2,23-25 et qu’il a été écrit comme une suite à ce passage : on trouve dans les deux textes la racine זעק « crier », cependant avec une orthographe différente : זְעָק z-‘-q en 2,23 ; צַעֲקַ-‘-q en 3,7-9. Dans les deux passages, il est question du voir, de l’écoute et du connaître divin, et finalement on trouve dans les deux passages les noms des Patriarches.

Cependant, ces observations peuvent s’expliquer différemment : les noms des Patriarches en Ex 3 apparaissent clairement dans des contextes qui indiquent que ces noms ont été ajoutés après coup ; voir, écouter et connaître sont des verbes qu’on utilise pour décrire une théophanie, et finalement il existe des parallèles pour l’emploi de la racine « crier » dans la tradition deutéronomiste (Dt 26,7) ; d’ailleurs, Ex 2,23 et 3,7-9 diffèrent au niveau de l’orthographe. De plus, on peut aussi imaginer que l’auteur d’Ex 2,23-26 connaissait déjà une version d’Ex 3.

Il n’est d’ailleurs guère possible d’imaginer un seul auteur pour Ex 3,1-4,18. Nous allons voir en discutant les différentes parties du récit qu’il faut en effet imaginer l’intervention de rédacteurs et de glossateurs.

D’ailleurs, la structure du texte dans sa forme actuelle indique déjà qu’il y a un développement successif du récit. Après la découverte du lieu saint, on trouve deux discours divins qui encadrent deux objections de Moïse. Les deux discours contiennent tous les deux une exhortation à Moïse d’aller (v. 10 et v. 16) et l’aller de Moïse en 4,18 reprend cet ordre. On peut en effet passer de 3,16-17 directement à 4,18. Entre ces versets, nous avons en 3,18ss une perspective sur les choses qui vont arriver dans l’avenir et un ordre de dépouiller les Égyptiens. Ensuite, en 4,1-17, on reprend les objections pour renforcer d’une certaine manière l’autorité de Moïse. On peut donc partir de l’idée que le noyau d’Ex 3,1-4,18 se trouve en 3,1-17*, suivi d’Ex 4,18.

La théophanie : le buisson ardent (Ex 3,1-6)

Le lieu de la révélation est décrit avec trois expressions, mais aucune ne permet une localisation : « derrière le désert », « montagne de Dieu », « Horeb ». Le nom de Sinaï n’est pas totalement absent de ce récit. Trois fois il est question en Ex 3,2-4 d’un buisson, mot très rare qui se dit סנה (senèh) et qui évoque très clairement le סיני Sinaï, comme le confirme aussi l’autre texte où ce mot se trouve encore, Dt 33,16. La meilleure explication pour un feu qui ne détruit pas, mais brûle constamment, est qu’il s’agit d’une allusion à la מְּנוֹרָה menora (le chandelier à sept branche) qui se trouvait au Second Temple et qui exprime la présence divine. Transporter la מְּנוֹרָה menora dans le désert peut donc exprimer que Yhwh est présent malgré l’éloignement du Temple.

La présentation de Yhwh :

וַיֹּאמֶר, אָנֹכִי אֱלֹהֵי אָבִיךָ, אֱלֹהֵי אַבְרָהָם אֱלֹהֵי יִצְחָק, וֵאלֹהֵי יַעֲקֹב

« je suis, moi, le dieu de ton père, le dieu d’Abraham, le dieu d’Isaac et le dieu de Jacob » pose un problème de grammaire. Il faut donc imaginer que l’identification du « dieu du père » avec le dieu des Patriarches résulte d’une intervention rédactionnelle. À l’origine « le dieu du père » est le dieu du père ou du clan de Moïse et ne porte pas de nom, comme le montrent aussi les textes d’Ougarit.

Reconstitution du texte original d’Ex 3,1-6 :

1. Quant à Moïse, il était en train de faire paître le petit bétail de Jéthro, son beau-père, le prêtre de Madian. Il mena le petit bétail au-delà du désert et il vint à la montagne de Dieu, à l’Horeb. 2. Le messager de Yhwh lui apparut dans une flamme de feu au milieu du buisson. Il vit, et voici le buisson était en feu, mais le buisson n’était pas consumé. 3. Moïse dit : je vais me détourner et je verrai cette grande vision : pourquoi le buisson ne se consume-t-il pas ? 4. Yhwh vit qu’il s’était détourné pour voir. Dieu l’appela du milieu du buisson ; il dit : Moïse, Moïse. Il dit : me voici. 5. Il dit : N’approche pas ce lieu. Retire tes sandales de tes pieds 5. En effet, le lieu où tu te tiens est une terre sainte. 6. Il dit : je suis, moi, le dieu de ton père, le dieu d’Abraham, le dieu d’Isaac et le dieu de Jacob. Moïse cacha son visage, car il craignait de regarder vers le dieu.

V. 10-12 : la vocation de Moïse

La vocation de Moïse suit un schéma stéréotypé, qu’on trouve à plusieurs endroits dans la Bible Hénraïque (Saül, Ezéchiel, etc.). Les parallèles les plus proches sont avec Jérémie et Gédéon.

Ex 3

v. 2 : ange de Yhwh

Jg 6

v. 11 : ange de Yhwh

Jr 1

Envoi

v. 10 : va, je t’envoie vers Pharaon

v. 14 : Va avec cette force que tu as et sauve Israël de Madian. Oui, c’est moi qui t’envoie

v. 7 : Tu iras où je t’enverrai

Objection

v. 11: Qui suis-je?

v. 15 : comment sauverai-je Israël ? Mon clan est le plus faible en Manassé, et moi, je suis le plus jeune…

v. 6 : je ne saurais parler, je suis un jeune garçon

Promesse d’assistance

v. 12 : Je serai avec toi

v. 16 : Je serai avec toi

v. 8 : Je suis avec toi

Signe

v. 13 : vous servirez Dieu sur cette montagne

v. 17 : manifeste-moi par un signe que c’est toi qui me parles… (signe réalisé)

v. 9 : Yhwh toucha ma bouche

Par rapport à Jérémie, on peut dire qu’il y a le souci de faire de Moïse le précurseur de ce type de prophète. Dans ce texte, la médiation de Moïse au Sinaï est comparée à la médiation prophétique comme en Dt 18. Mais il manquait en Dt 18 un récit de vocation : c’est pour cela que l’auteur d’Ex 3,10-12 a construit la vocation de Moïse à la manière de celle de Jérémie. Il existe également un parallèle avec le récit de vocation de Gédéon, qui, dans le livre des Juges, apparaît comme sauveur de son peuple et combattant de Yhwh. Donc Moïse est également construit comme le prototype du sauveur.

V. 13-15 : la révélation du nom divin

La question de Moïse de ne pas savoir comment présenter le dieu qui l’a envoyé pour libérer les Hébreux donne lieu au seul texte de toute la Bible qui offre une spéculation sur le sens et la signification du tétragramme. Ce texte base sa spéculation sur la racine חיח (hé yod hé) h-y-h, sans doute pour insister sur le fait que ce dieu qui se révèle à Moïse reste insaisissable. S’agit-il d’un refus de révélation, comme le veut une certaine tradition d’interprétation ? Dieu dirait « je suis qui je suis, cela ne te regarde pas » ? Cette interprétation fait sens si on considère seulement le verset 14. Elle préparerait alors ou présupposerait le tabou de la prononciation du nom de Yhwh, tout en « jouant » avec ce tabou. En même temps, en reprenant le אהיה de la promesse d’assistance du v. 12, on donne aussi un sens théologique au nom divin : il s’agit du dieu qui est « avec quelqu’un », qui promet assistance. Le verset 15 a clairement été ajouté après coup. D’abord, il résume tous les noms divins : Élohim, Yhwh, le dieu des pères, le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. La deuxième partie du verset est une exclamation liturgique qui a un parallèle dans le Psaume 135,13. Il est possible que la suite originelle du v. 14 se trouvait au v. 16 (sans le v. 15) ; cela fait un discours cohérent (l’identification du dieu des pères avec le dieu des Patriarches est ajoutée après coup).

4,1-18 : nouvelles objections autour du croire. Introduction d’Aaron

Les versets 1-9 relatent de nouvelles objections de Moïse qui arrivent trop tard. Il est assez sûr que nous avons affaire à un ajout très récent. On observe que la première et la troisième scène (4,1-4 et 4,8-9) renvoient aux deux premières scènes du début de l’histoire des plaies. Ils ont été interrompus par la scène du milieu (4,5-7), dont on ne sait pas exactement à quoi elle fait allusion. Souvent, on évoque le cas de Miriam qui, en Nb 12, devient lépreuse pendant un moment. Mais on ne voit pas très bien pourquoi Moïse doit anticiper le sort de Miriam. Sur le plan diachronique, on peut observer que ce passage a été inséré secondairement entre 4,1-4 et 4,8-9. Une explication de la scène de la main lépreuse se trouve de nouveau dans le récit de Manéthon selon lequel Moïse était le chef d’un groupe de lépreux. Ce discours antijuif est connu du rédacteur des versets 6-7 qui réagit à cette histoire en construisant une contre-histoire : oui, Moïse a été lépreux, mais très brièvement, et seulement pour manifester la puissance de son dieu.

L’arrivée d’Aaron en tant que frère de Moïse se trouve en tension avec Ex 2,1-10 où un frère n’est nullement mentionné. C’est sans doute le milieu sacerdotal qui, le premier, a fait d’Aaron le frère de Moïse. Ici, Aaron est présenté comme lévite, et non pas comme kohen, prêtre. Ce texte post-sacerdotal veut apparemment montrer qu’Aaron a moins d’autorité que Moïse, qu’il est en quelque sorte son porte-parole. C’est Moïse qui reçoit les paroles divines (v. 15 qui reprend et explique le v. 12).

4,19-31 : le retour vers l’Égypte et l’attaque de Moïse par Yhwh

Il est assez clair que ce texte n’a pas été écrit d’un seul trait. Le discours que Moïse doit transmettre au Pharaon se termine par la mort du premier-né. Logiquement, le COD du v. 24 devrait alors se référer au fils du Pharaon, ce qui ne fait pas sens sur le plan narratif. Donc, il est plus logique que les v. 24-26 aient été d’abord conçus comme suite de 19-20. D’où vient l’idée d’une attaque nocturne durant laquelle Yhwh veut tuer celui qu’il vient d’appeler à son service ? On a souvent interprété ce motif comme un résidu archaïque pour légitimer la pratique de la circoncision. Ainsi, on a argumenté que le fait que l’enfant soit circoncis à la place de Moïse refléterait le passage du rite de la circoncision d’un rite prénuptial à un rite appliqué à de petits enfants. Ces explications restent assez spéculatives. Apparemment le récit d’Ex 4,24-26 est construit à partir de la lutte nocturne de Jacob avec un être mystérieux qui, à la fin, est identifié à Dieu (Gn 32,23-32).

En ce qui concerne Moïse, sa vie est sauvée de l’attaque de Yhwh grâce à l’intervention de sa femme Cipporah. En Ex 4, 24-26, elle est le seul être humain à porter un nom, c’est elle le vis-à-vis de Yhwh. Ex 4, 24-26 s’inscrit dans le débat sur les « mariages mixtes », virulent à l’époque perse, en racontant comment Cipporah, la non-juive, va être intégrée au peuple de Moïse, non seulement par un simple mariage, mais par le sang. Par l’acte symbolique qu’elle accomplit en portant du sang au sexe de Moïse, elle répète la nuit nuptiale, nuit d’union et d’intimité par excellence. Pourtant, il ne s’agit pas seulement de l’intégration de la mère et du fils. Il ne faut pas oublier que c’est Cipporah qui sauve Moïse de l’attaque divine par la circoncision de son fils. Pour un lecteur « orthodoxe », le statut de Moïse pouvait également paraître problématique. Le problème théologique était alors le suivant : en tant que « juif égyptien », Moïse avait été sans doute circoncis, mais pas selon le rite « orthodoxe ». Est-ce la raison de l’attaque de Yhwh ? Le texte ne le dit pas. Pourtant, il met en évidence que c’est grâce au rite accompli par Cipporah que Yhwh laisse Moïse tranquille. Ce texte pourrait donc refléter les préoccupations d’une diaspora (égyptienne ?) dont les pratiques religieuses et sociales ont pu paraître suspectes à l’orthodoxie jérusalémite.

Une compétition de magiciens ? Les « plaies » d’Égypte (Exode 5,1-10,28)

Après l’épisode dangereux de la rencontre avec Yhwh, le retour de Moïse en Égypte se termine d’une manière très positive : le peuple croit au message de libération que Moïse via Aaron leur communique. 5,1-5 rapporte un changement de situation. On peut d’abord observer que les v. 1-2 et 3-4 contiennent deux négociations parallèles : aux v. 1-2, elles sont menées du côté des Hébreux par Moïse et Aaron ; aux v. 3-4, le sujet n’est pas spécifié. À la suite de 1-2 on ne peut conclure qu’il s’agit de Moïse et d’Aaron. Les deux variantes expriment la même idée, mais de deux manières différentes : en 3-4, comme en 1-2, la demande de « partir » ne semble pas être un départ définitif, mais une sorte de congé, pour sacrifier à leur dieu.

Ce qui est intéressant dans les deux textes est le fait que ce dieu est imaginé habitant dans le désert (sur une montagne ?) à trois jours de marche. Cela pourrait en effet confirmer une hypothèse historique sur le lieu originel de Yhwh à trois jours de marche du delta égyptien. Si on suit la LXX, les v. 3-4 parlent seulement du dieu des Hébreux sans le mentionner. Apparemment, c’est un dieu violent qui frappe par la peste et par l’épée : cela souligne le caractère violent de Yhwh qui paraît ici à la fois comme un dieu guerrier qui peut aussi envoyer des épidémies (ce qui prépare aussi en quelque sorte le récit des plaies). L’idée d’un sacrifice pour le dieu des Hébreux peut se comprendre comme une allusion à la première partie d’Ex 18, où un tel sacrifice a lieu en compagnie du beau-père madianite de Moïse. En 5,1-2, qui constituent une relecture postérieure, le sacrifice a été transformé en une fête de pèlerinage. Et c’est surtout la réponse du Pharaon qui introduit une interprétation théologique de l’exode. Ainsi, ces versets se situent au même niveau que 4,1-17 présupposant P et D. Le rédacteur de ces versets interprète l’exode et plus particulièrement les plaies comme une confrontation entre Yhwh et Pharaon qui est lui le représentant des dieux égyptiens.

Dans le cœur du récit qui suit, il n’est mention ni de Moïse ni d’Aaron. C’est une histoire où Pharaon durcit les conditions des corvées en ordonnant que les Hébreux ramassent eux-mêmes la paille nécessaire à la fabrication des briques, ce qui mène à une protestation des responsables israélites qui reste cependant sans succès (v. 6-19). M. Noth avait eu l’idée peut-être juste que, derrière ces versets, se trouve un résidu d’une histoire de l’Exode sans Moïse. Dans le contexte actuel, notamment en 5,20-6,1, cette ancienne tradition est reliée aux figures de Moïse et d’Aaron. Cet ajout s’est sans doute fait en deux étapes : aux v. 20-21, il est question de Moïse et Aaron qui sont tous les deux rendus responsables des malheurs des Israélites. C’est sans doute un texte qui présuppose 4,1-18 (post-D et post-P), alors que les versets 5,22-6,1 reprennent et problématisent le récit de vocation en 3,1-17. Selon 5,22, Moïse revint vers Yhwh ; on lit souvent cette remarque dans un sens spirituel – Moïse serait « revenu » vers Yhwh dans la prière ; mais il s’agit peut-être encore de l’idée que Moïse retourne vers la montagne où Yhwh réside.

Si c’était le cas, la révélation de Yhwh à Moïse en Ex 6,2-8 n’aurait pas lieu en Égypte, mais comme en Ex 3,1ss à la montagne de Yhwh.

Le passage d’Ex 6,2-8 est unanimement attribué à « P », à cause de son style, de son vocabulaire et du lien avec d’autres textes sacerdotaux. On se demande cependant si ce passage fait partie d’un document P indépendant qui aurait été d’abord la suite de 2,23-25, ou s’il s’agit d’emblée d’un passage rédactionnel conçu pour l’endroit où il se trouve actuellement ; en effet le texte fait tout à fait sens dans son contexte actuel, où il se comprend comme une réaffirmation de la vocation de Moïse. Il y a aussi des liens avec le contexte.

Ainsi, en 6,1 (non-P), il est question de « la main forte » qui normalement va toujours avec « le bras étendu ». Or celui-ci se trouve dans le texte P au v. 6. On trouve aussi le terme « délivrer » נסל n-?-l, qui est utilisé dans les textes D en 3,8 et 5,23. Mais, en même temps, le texte se comprend aussi comme un doublet à Ex 3-4, bien qu’il ne s’agisse pas d’un récit de vocation proprement dit. Mais il est de nouveau question de la révélation du nom divin à Moïse. Il est difficile de décider. Une solution intermédiaire serait de dire que P a rédigé son document comme une version alternative à un récit D qu’il connaissait et qu’il supposait connu auprès de ses destinataires.

La révélation du nom de Yhwh se fait ici sans mise en scène, mais avec une grande insistance et la déclaration que Yhwh ne s’est pas révélé sous ce nom auparavant. Par l’affirmation qu’auparavant c’était sous le nom d’El Shadday, le texte opère un renvoi à un autre texte sacerdotal important, Gn 17, où Yhwh se présente à Abraham en effet sous le nom d’El Shadday. En Gn 17, le pays est donné à Abraham comme usufruit, le vrai propriétaire reste Yhwh ; à cause des parallèles, on peut conclure qu’Ex 6,4 garde la même idée : comme les Patriarches, les Israélites en Égypte pourraient profiter de la même manière du pays de Canaan.

La situation semble un peu différente en 6,8 où on trouve le terme rare de מוֹרָשָׁה morašah, possession ; expression rare dans la Bible Hébraïque qui est surtout employée en Ez. Pour cette raison, certains ont décrété que ce verset constitue un ajout ultérieur, mais au niveau de la structure et de la logique du discours, cette option ne se justifie pas. Les parallèles les plus proches de ce texte se trouvent dans le livre d’Ezéchiel. En Ez 33,24 la revendication de la possession de la terre par la population non exilée est rejetée avec véhémence. P veut-il reprendre cette idée d’une manière positive ? Dans ce cas, la possession ne serait pour P rien d’autre que la   הארץ המובטחת ha'aretz hamuvtakhat  terre promise à Abraham.

Le cycle des plaies d’Égypte

Traditionnellement, on compte dix plaies et on fait commencer l’histoire des plaies en 7,14 avec l’eau du Nil changée en sang. Cependant, la confrontation entre Moïse, Aaron et le Pharaon commence dès 7,1-13 par une introduction générale et un premier miracle accompli devant le Pharaon. Ce premier miracle, qui peut aussi être imité par les magiciens du Pharaon, n’est pas une plaie à proprement parler, mais pour P, à qui ces versets appartiennent, les plaies ne sont pas tellement des plaies, mais plutôt une manifestation de la puissance de Yhwh face au Pharaon et aux dieux qu’il représente. Du coup, il faut aussi se poser la question de savoir si la dernière plaie est celle de la mort des premiers-nés égyptiens en 12,29-36 ou si la conclusion ne se trouve pas plutôt dans le miracle de la mer en Ex 13,17-14,31. Dans ce cas-là, nous n’aurions pas dix plaies, mais douze manifestations de la puissance de Yhwh face au Pharaon.

Analyse d’Ex 7,14-25 : on se rend immédiatement compte que le récit combine différentes strates rédactionnelles.

Au début (v. 14-18), l’ordre est adressé à Moïse seul, alors qu’en 19-20 un nouvel ordre est donné à Moïse et Aaron. Dans le premier ordre, il s’agit exclusivement de faire mourir les poissons dans le Nil, ce qui est relaté au v. 21. Dans l’ordre adressé à Moïse et Aaron, il s’agit de transformer l’ensemble des eaux de l’Égypte en sang, ce qui est rapporté à la fin du verset 21 et au verset 22. Le comportement du Pharaon est relaté de deux manières différentes : en 14, son cœur est lourd, obstiné, en 22 endurci ; en 22 il n’écoute pas, en 23 il retourne chez lui sans prêter attention à tout cela. Il y a également une tension relativement au bâton. En 19, il s’agit du bâton d’Aaron, alors qu’en 15b et 17b il s’agit du bâton de Moïse. La scène avec Moïse et Aaron est unanimement attribuée à P, les mentions du bâton de Moïse sont probablement des insertions tardives d’une rédaction du Pentateuque. La version où Moïse apparaît seul peut appartenir à la version ancienne du récit, car la rencontre avec Pharaon au bord du Nil est décrite avec un vocabulaire qui rappelle le récit de la découverte de Moïse au bord du Nil.

Le récit ancien comprend donc 7,14-15a.16-17a.18. 20a* 21a.23-25. La version P comprend grosso modo : 7,19-20a. 21b.22. La rédaction du Pentateuque a inséré des mentions du bâton de Moïse, ainsi que la remarque que le Nil se change en sang pour faciliter la combinaison du récit ancien (mort des poissons) avec le récit sacerdotal (transformation des eaux en sang).

Le récit plus ancien reprend d’autres récits non-P, le fait que Pharaon se trouve au Nil rappelle 2,5 où c’est la fille du Pharaon qui se trouve au Nil. Le Nil deviendra le théâtre de la première plaie, dans les deux versions, et il est mentionné sept fois. Le récit plus ancien s’ouvre par la remarque que le Pharaon a le cœur lourd, ce qui signifie qu’il est obstiné, et qu’il a un « libre arbitre » ; cela se vérifie aux v. 23-24 où le Pharaon rentre chez lui sans s’occuper de son peuple qui creuse désespérément pour trouver de l’eau à boire.

Dans la version non-P, c’est à cause des poissons qui meurent que l’eau du Nil devient imbuvable, alors que dans le récit P il s’agit d’un miracle de transformation comme en 7,8-13. Le bâton d’Aron est levé vers le ciel, non pas pour frapper les eaux, mais pour faire intervenir « le doigt de Dieu ».

Structure du cycle des prodiges en Égypte dans sa forme finale :

Introduction 7,8-13 : (a) miracle de transformation (P)

(1) 7,14-25 mort des poissons du Nil (non-P) et (b) miracle de transformation : eau → sang (P)

(2) 7,26-8,11(c) grenouilles (non-P et P)

(3) 8,12-15 (d) moustiques (P)

(4) 8,16-28 vermine (non-P)

(5) 9,1-7 peste du bétail (non-P)

(6) 9,8-12 (e) furoncles (P)

(7) 9,13-34* grêle (non-P)

(8) 10,1-20 sauterelles (non-P) + 10,24-26

(9) 10,21-23.27 ténèbres (post-P)

(10) 11,1-10 + 12,29-34 mort des premiers-nés d’Égypte (non-P et post-P)

Conclusion : 13,17-14,31 : le passage miraculeux de la mer (non-P et P10).

La structure des récits non-P suit le schéma suivant :

Poiss.

Gren.

Verm.

Peste

Grêle

Saut.

Mort

« Yhwh dit à Moïse »

7,14

7,26

8,16

9,1

9,13

10,1

Envoi vers Pharaon

7,15

7,26

8,16

9,1

9,13

10,1

« Tu lui diras/parleras »

7,16

7,26

8,16

9,1

9,13

Formule du messager : « ainsi parle Yhwh »

7,17

7,26

8,16

9,1

9,13

10,3

11,4

« Laisse partir mon peuple qu’il me serve »

7,16

7,26

8,16

9,1

9,13

10,3

« Si tu refuses de laisser partir »

7,27

(8,17)

9,2

(9,17)

10,4

Connaissance de Yhwh

7,17

8,6

8,18

9,29

10,2

11,7

Annonce de la plaie

7,17s

7,27ss

8,17ss

9,3ss

9,18s

10,4ss

11,4ss

Réalisation de la plaie

7,20s

8,20

9,6s

9,23bss

10,13s

12,29

Demande d’intercession

8,4ss

8,24s

9,27ss

10,16s

Obstination du Pharaon (souvent avec kbd)

7,23

8,11

8,28

9,7

9,34

10,20

Si on regarde cet arrangement, on peut d’abord y déceler une progression dans la gravité des plaies.

Dans ce schéma, c’est Moïse qui parle, mais c’est Yhwh qui réalise directement les plaies.

Le récit P se compose de cinq scènes avant la scène finale de la traversée de la mer. Dans ces cinq scènes, les magiciens jouent un rôle important, de sorte qu’on peut vraiment parler chez P d’une compétition de magiciens :

Ex 7,8-13 ; 7,19-20a.21b.22 ; 8,1-3.11aγb ; 8,12-15 ; 9,8-12

Dragon

Sang

Grenouilles

Moust.

Furoncles

Discours de Yhwh:

« Dis à Aaron »

« Prends ton bâton »

« Étends ta main »

Prodige à réaliser

7,9

7,9

   

7,9

7,19

7,19

7,19

7,19

8,1

8,111

8,1

8,1

8,12

8,12

   

8,12

9,8-9

Réalisation

et conséquences

7,10

7,20

7,21b

8,2

8,2

8,13

8,13

9,10

9,10

L’intervention des magiciens

et conséquences

7,11

7,12a

7,22

8,3

8,3

8,14

8,14f.

9,11

Durcissement du cœur du Pharaon

Refus d’écouter

7,13

7,13

7,22

7,22

8,11b12

8,15

8,15

9,12

9,12

Ce récit P constitue-t-il à l’origine un document indépendant ou est-il une rédaction intégrant et révisant la « composition D » ? Le récit de la compétition a une certaine unité et cohérence, et il est donc tout à fait possible que P ait ici intégré dans son œuvre une tradition (orale ou écrite). J. Reindl a défendu la thèse selon laquelle « P » aurait repris une narration venant de la diaspora égyptienne.

L’origine de l’idée des plaies d’Égypte : assez courante est l’idée que l’éruption du Santorin serait à l’origine des plaies décrites dans l’Exode. Cela semble cependant très spéculatif. Y a-t-il encore une mémoire de cela ? La diversité des plaies s’oppose cependant à l’idée que cette éruption serait la seule et unique cause des récits des plaies qui tirent leur origine plutôt des expériences concrètes et de la rhétorique des traités de vassalité.

L’instauration de la Pâque

Les prescriptions sur la Pâque sont ensuite combinées avec les מַצָּה  matsoth, les pains sans levain, auxquels s’ajoute en 13,1-2 une prescription sur l’offrande des premiers-nés à Yhwh. Ce sont d’ailleurs les prescriptions sur les matsoth qui servent en quelque sorte de « mortier » dans cette construction très complexe qui va de la fin du chapitre 11 jusqu’à 13,16.

On peut grosso modo distinguer quatre niveaux :

– Le récit ancien de la dernière plaie qui a constitué la suite directe de 11,4-8. Dans ce récit ancien, il n’y a pas de rituel de la Pâque, ni de rite de sang pour se protéger de l’attaque de Yhwh.

– On peut ensuite distinguer une couche « D », notamment en 13,3-16 (en partie), et en 12,21-27 (prescription D de la Pâque) ; en Dt 16, la Pâque est en effet déjà combinée avec les pains sans levain ainsi qu’avec la sortie d’Égypte.

– Une grande partie du texte va sur le compte de P, notamment : 12,1-13 ; 12,37-13,2.

– Plusieurs chercheurs ont postulé une « Holiness rédaction » ou (Le Code de Sainteté ) qui est utilisé dans la critique biblique généralement pour désigner Lévitique chapitres 17-26, et est appelé ainsi en raison de son utilisation très répétée du mot saint ( hébreu : קדוש qəḏōš ).) en 12,14-20 et 43-4916.

La référence la plus ancienne de la Pâque sur le plan littéraire se trouve probablement en Dt 16. Dans ce texte, la Pâque est déjà mise en relation avec les matsoth et la sortie d’Égypte. On dit souvent et à juste titre que les auteurs de la loi deutéronomique ont tendance à historiciser et à intégrer dans l’histoire d’Israël des fêtes plus anciennes. On peut donc se poser la question de savoir si la Pâque a été d’emblée liée à l’exode et aux pains sans levain.

Les prescriptions contenues en Ex 12,1-10 s’adressent à des destinataires bien installés chez eux et cadrent plutôt mal avec le moment narratif dans lequel le rituel a été inséré.

La remarque de 2 R 23 indique l’existence d’une pratique de la Pâque qui n’a pas été considérée comme « orthodoxe » par le milieu promoteur de la réforme de Josias.

La redéfinition du rite comme une fête familiale s’explique dans le contexte post-exilique dans une situation de Diaspora qui rend impossible de le célébrer au sanctuaire (sous contrôle des prêtres).

Lorsque le Temple fut reconstruit, les prêtres voulaient faire de la Pâque un rituel du Temple (cf. Jubilés 49,16-21), tout en admettant déjà des arrangements (correspondance avec Éléphantine). Donc on peut imaginer durant l’époque du Second Temple différents rituels de la Pâque. Après la destruction du Temple, la Pâque devient définitivement une fête familiale, perdant alors son caractère sacrificiel.

Le passage de la Mer (13,17-14,31)

Une lecture attentive d’Ex 13,17-14,31 fait apparaître un nombre d’indices qui suggèrent que nous avons affaire à un texte composite. Quelques exemples :

– Selon Ex 13,17 et 14,5b l’exode est produit par le renvoi (שלח), tandis que 14,5a parle d’une fuite (ברח).

– En 13,19 : la mention des ossements interrompt l’itinéraire en 13,18.20.

– En 14,9 les Égyptiens ont rattrapé Israël, en 14,10 Pharaon se rapproche.

– En 14,10 Israël crie vers Yhwh. Pourtant les versets 11-12 reproduisent une accusation adressée à Moïse, alors que la réponse de Moïse en 13-14 ne reprend pas les accusations du peuple mais se réfère à la peur du peuple.

– La mention de la nuée en 14,19-20 interrompt l’ordre en 14,16-18 : « étends ta main sur la mer » et son exécution en 14,21 : « Moïse étendit sa main… ».

– En 14,21, la mer est refoulée par un vent d’est, selon 14,21b.22 les eaux se fendent au milieu de la mer.

– En 14,27 Yhwh jette l’Égypte dans la mer, en 14,28 les eaux recouvrent l’Égypte.

– En 14,30 et 14,31 nous avons une double conclusion.

Ces observations permettent d’abord de distinguer un texte « P » et un texte « non-P », ainsi que des ajouts ultérieurs relevant des dernières rédactions de l’Hexateuque et du Pentateuque. Le récit non-P peut être caractérisé comme faisant partie de la « composition D » qui a sans doute retravaillé un texte plus ancien. Commençons par le texte D.

La version D : stratégie du combat

Le caractère deutéronomiste de cette version est facile à établir. Il existe de nombreux rapports entre le vocabulaire utilisé par l’auteur de ce récit et des textes du Dt et de l’histoire deutéronomiste. On peut lire la version D d’Ex 14 comme une reprise narrative de Dt 1,30 

: « Yhwh, votre Dieu, qui marche devant vous, combattra lui-même pour vous, tout comme il l’a fait pour vous sous vos yeux en Égypte … 33 c’est lui qui vous précédait sur la route, pour vous chercher un emplacement de camp ; de nuit il était présent dans la colonne de feu qui éclairait le chemin à suivre, et de jour dans la colonne de fumée ».

L’auteur D présente le récit du miracle de la mer comme un récit de « guerre de Yhwh » dans lequel on célébrait l’intervention directe de Yhwh en faveur de son peuple. L’origine de cette idéologie se trouve sans doute à l’époque de Josias où était rédigé le récit ancien qui a été repris et retravaillé par la composition D. À noter que, dans cette version, tout le salut d’Israël vient de Yhwh. Moïse n’a qu’un rôle de porte-parole.

La version sacerdotale : la séparation des eaux et le passage

La version de P insiste d’abord sur l’étroite correspondance entre la parole de Yhwh et sa réalisation, comme c’est le cas en Gn 1, mais aussi dans la version sacerdotale des plaies en Ex 7ss, ainsi que lors de la construction du sanctuaire mobile en Ex 25ss. Comme la remarqué Th. Krüger, la triple annonce suivie de sa réalisation en 14,1-10 ; 15-2 et 26-29 démontre la gouvernance souveraine des événements par Yhwh. Contrairement à D, P a clairement transformé cet événement en un mythe à l’aide duquel il affirme la création d’Israël comme peuple de Yhwh. Dans le récit P, Yhwh est le grand acteur, contraignant le Pharaon, comme dans le récit des plaies, à s’endurcir, faisant de lui le jouet d’une prédestination, alors que le récit ancien et la version D mettaient en place un Pharaon libre de ses décisions. P met ainsi en scène la naissance d’Israël par un passage de la mort à la vie, comme l’ont aussi compris Paul et d’autres auteurs chrétiens qui y ont vu une préfiguration du baptême.

La nostalgie de l’Égypte

Les versets 11-12 introduisent un thème qui apparaîtra surtout dans les récits du séjour dans le désert en Ex et en Nb, à savoir la mise en question de l’exode par le peuple. Cette mise en question de l’exode avant qu’il n’ait eu lieu se laisse facilement comprendre comme un ajout entre les v. 10 et 13. Ce thème est déjà préparé par 13,17b où Dieu prévoit déjà la volonté du peuple de vouloir retourner en Égypte. Cette question « pourquoi l’exode ? » va ponctuer les récits du désert en Ex 16,3 ; 17,3 ; Nb 11,18-20 ; 14,2-4 ; 16,12-15 ; 20,4-5 ; 21,4-9. Derrière la question « pourquoi l’exode ? », il peut y avoir le refus d’une partie des exilés de revenir dans le pays bien que les Perses offraient cette possibilité.

Les ossements de Joseph et la rédaction de l’Hexateuque

La notice sur les ossements de Joseph n’a pas de fonction dans l’histoire. Le thème reprend et cite en quelque sorte Gn 50,25. Il trouve son aboutissement en Jos 24 où on relate l’enterrement des ossements de Joseph ; il fait donc clairement partie d’une rédaction qui tente d’intégrer le livre de Josué dans la Torah, cherchant ainsi à créer un Hexateuque.

La rédaction du Pentateuque

Cette rédaction apparaît surtout in fine avec l’idée assez inouïe que le peuple ne croit pas seulement à Yhwh mais aussi à Moïse, soulignant ainsi le rôle incomparable de Moïse (comme en 19,9). C’est une préoccupation de la rédaction du Pentateuque (cf. Dt 34,10-12). C’est aussi la rédaction du Pentateuque qui a inséré le bâton de Moïse, transférant ainsi un insigne sacerdotal sur lui.

 

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