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exégète sur L’histoire de Joseph
L’histoire de Joseph (Genèse 37-50)
d'après un cour de Thomas RÖMER au Collège de France
Introduction
Ce chapitre est consacré à l’analyse littéraire, historique et sociologique de l’histoire de Joseph en Gn 37-50 qui se distingue à la fois de l’histoire patriarcale en Gn 12-36 et de l’histoire de la sortie d’Égypte relatée dans le livre de l’Exode. Les hypothèses suivantes ont été testées : l’histoire originelle de Joseph est un roman de diaspora, composé durant l’époque perse, en opposition à une vision négative de l’Égypte. Son auteur semble être localisé en Égypte et reprend des traditions et des thèmes égyptiens.Le courant sacerdotal P ne connaît pas ce roman qui peut être compris comme une alternative au discours de la descente en Égypte et de la remontée d’Égypte de la famille de Jacob.
L’histoire de Joseph confrontée aux autres discours bibliques sur l’Égypte et située dans son propre contexte historique : une hypothèse de travail
Quel est le rôle de l’Égypte dans des textes bibliques et la question de l’interaction entre l’Égypte et le Levant ? Les thèmes suivants seront abordés : la domination égyptienne sur le Levant au IIe millénaire ; contacts et échanges ; influences littéraires ; l’Égypte comme terre d’accueil. Après un rappel du contenu de l’histoire de Joseph, on examinera la question de la diachronie et de l’unité littéraire du cycle de Joseph. Certains schapitres sont clairement des corps étrangers dans cette histoire, comme le chapitre 38 (Juda et Tamar), ainsi que les chapitres 46, 48 et 49. Ces derniers chapitres sont centrés sur Jacob et ont été insérés tardivement pour ancrer l’histoire de Joseph dans le contexte du Pentateuque. Ainsi, le chapitre 48, avec l’inversion des droits de l’aîné et du cadet, présuppose l’histoire de Jacob et Ésaü, et les sentences sur les douze tribus en Gn 49, qui ont un parallèle en Dt 33, ont été intégrées pour renforcer les parallèles entre la fin du premier et celle du dernier livre de la Torah, et pour mettre en parallèle Jacob et Moïse, les deux figures fondatrices (respectivement liées à la généalogie et à la Torah) d’Israël.
Le discours final de Joseph en Gn 50,24-25, concernant le transport de ses ossements et le don du pays promis par serment aux Patriarches, est clairement le produit d’une rédaction du Pentateuque (le motif du pays juré aux Patriarches est repris en Dt 34,4) et de l’Hexateuque (l’enterrement des ossements de Joseph est relaté en Jos 24). Le passage sur Joseph comme inventeur du capitalisme (47,13-26) contredit Gn 41 (le conseil de Joseph au Pharaon) et ne mentionne ni les frères ni le père de Joseph. L’histoire de la femme de Potiphar en Gn 39 est probablement aussi un ajout. Il s’agit du seul chapitre qui utilise le tétragramme et ne s’intègre pas bien dans son contexte. De plus, la position de haute responsabilité que Joseph occupe à la fin de Gn 39 n’est pas présupposée au chapitre 40 où Joseph semble au service de l’échanson et du panetier. On peut donc à titre d’hypothèse reconstruire l’étendue de l’histoire originelle de Joseph comme suit : Gn 37 ; 40-45 ; 46, 28-33 ; 47,1-12 ; 50,1-11.14-21.26.
Concernant la question de la datation de l’histoire de Joseph et de son contexte socio-historique, la date la plus probable est la fin de l’époque perse, voire le début de l’ère hellénistique. L’histoire de Joseph est un roman de la diaspora (comme Esther et Daniel 2-6). Les trois récits véhiculent le même message : on peut vivre, malgré quelques problèmes (qui sont plus graves dans le livre d’Esther), dans un pays d’accueil et, même, y faire une très belle carrière. Dans ce contexte, le fait que Joseph épouse la fille d’un prêtre égyptien, qu’il reçoive un nom égyptien et qu’il meure comme un Égyptien prend tout son sens. Notons également que le Pharaon et Joseph ainsi que Jacob n’ont aucun problème lorsqu’ils parlent de Dieu. Dans le contexte d’un récit de diaspora, comment faut-il comprendre le nom de Joseph ? A-t-il une connotation nordique ou a-t-il simplement été choisi parce qu’il est fils de Rachel ?
Si une connotation nordique était suggérée, on pourrait imaginer comme milieu de production la diaspora en Éléphantine, dont on pense souvent que les origines remontent au VIIIe siècle avant notre ère, via des soldats israélites servant dans l’armée égyptienne. Mais en même temps nous savons également que les relations entre les Judéens/Israélites et les Égyptiens étaient compliquées, puisque ceux-ci avaient détruit le temple des Judéens dédié à Yahô et à deux autres divinités. On pourrait donc situer le roman de Joseph quelque part dans le Delta. Cette décision semble dépendre de l’intimité ou non de l’auteur avec des coutumes, des noms égyptiens, sujet assez débattu.
Joseph et le document sacerdotal :
La plupart des textes en Gn 37-50 qui peuvent clairement être attribués à P concernent la descente de la famille de Jacob et sa mort ainsi que son enterrement. Il semble donc logique que le récit P ait seulement raconté le séjour de la famille de Jacob sans connaissance de l’histoire de Joseph. En outre, encore dans des suppléments au texte sacerdotal (Ps), en 46,8ss, Joseph fait simplement partie de la famille de Jacob qui descend en Égypte. Cela signifie que le document P ne contenait pas l’histoire de Joseph.
Les songes de Joseph et sa descente en Égypte (Genèse 37)
La jalousie des frères (v. 1-11) :
1 Jacob habita au pays où son père avait émigré, le pays de Canaan.
2 Voici la famille de Jacob.
Joseph, âgé de dix-sept ans, faisait paître les moutons avec ses frères.
Joseph était un enfant qui accompagnait les fils de Bilha et les fils de Zilpa, femmes de son père. Il rapporta à leur père leurs dénigrements.
Les songes
3 Israël préférait Joseph à tous ses frères car il l’avait eu dans sa vieillesse. Il lui fit une tunique princière
4 et ses frères virent qu’il le préférait à eux tous ; ils le prirent en haine et ne pouvaient plus lui parler amicalement.
5 Joseph eut un songe qu’il fit connaître à ses frères et ils le haïrent encore davantage.
6 « Ecoutez donc, leur dit-il, le songe que j’ai eu.
7 Nous étions en train de lier des gerbes en plein champ quand ma gerbe se dressa et resta debout. Vos gerbes l’entourèrent et se prosternèrent devant elle. »
8 Ses frères lui répondirent : « Voudrais-tu régner sur nous en roi ou nous dominer en maître ? » Ils le haïrent encore davantage pour ses songes et pour ses propos.
9 Joseph eut encore un autre songe qu’il raconta à ses frères : « Voici, dit-il, j’ai eu encore un songe : le soleil, la lune et onze étoiles se prosternaient devant moi. »
10 Il le raconta à son père comme à ses frères ; son père le gronda et lui dit : « Quel songe as-tu eu là ! Aurons-nous, moi, ta mère et tes frères, à venir nous prosterner à terre devant toi ? »
11 Ses frères le jalousèrent, mais son père retint la chose.
La remarque selon laquelle Joseph était le fils de la vieillesse de Jacob ne concorde pas avec Gn 29-30 où les naissances des fils de Jacob se succèdent rapidement, à l’exception de Benjamin qui naît beaucoup plus tard. Ici, la narration se fonde sur une observation courante, à savoir que, dans les fratries, les cadets d’un père âgé sont souvent les préférés. La haine des frères aurait pu viser aussi le père inéquitable, mais elle se reporte exclusivement sur Joseph. Apparemment, le narrateur est un excellent observateur des relations humaines et sait qu’il est plus difficile (à cette époque !) de s’en prendre directement au père.
La conséquence, c’est la rupture d’une relation de שלום shalôm (« harmonie »). D’une certaine manière, on peut lire l’histoire de Joseph comme la quête du rétablissement de ce shalôm.
Les songes de Joseph :
Dans le Proche-Orient ancien et en Égypte, le songe est considéré comme une zone de rencontre entre le divin et l’humain. Le caractère prémonitoire de l’expérience onirique est donc assez généralement accepté, mais la signification d’un rêve n’est pas évidente a priori, d’où l’importance de la classe des oniromanciens, les psychologues de l'époque… Le premier rêve se situe dans un contexte agraire et ne correspond pas exactement au fait que la famille de Jacob soit décrite comme une famille de bergers. Le deuxième rêve de Joseph inclut le père et la mère, selon l’interprétation qu’en fait Joseph : le rêve pose cependant un certain nombre de problèmes. Il est clair que les astres, en Égypte, dans le Levant et en Mésopotamie, appartiennent au monde des dieux, ils sont soit eux-mêmes des divinités soit des symboles de divinités. Mais si le soleil et la lune sont censés représenter le père et la mère, cela pose le problème qu’en Égypte et en Mésopotamie le soleil (Ra/Shamash) et la lune (Thot/Sin) sont masculins, à Ougarit le soleil est féminin (Shapshu) et la lune (Yarihu), masculine, comme c’est d’ailleurs le plus souvent le cas dans la langue hébraïque. Le seul contexte où cette équation marcherait est la Grèce, où Hélios représente le soleil et Séléné, la lune. Est-ce une indication pour dire que l’histoire de Joseph a vu le jour dans une Égypte déjà hellénisée ? Le deuxième songe dépasse encore le premier. Les astres sont donc des divinités devant lesquels même le roi doit normalement se prosterner. Donc si l’on suit la logique de ces parallèles, Joseph se met, au moins dans l’interprétation de son père et de ses frères, à la place de Dieu ! Ce rêve est souvent considéré comme un ajout, mais il s’insère bien dans une stratégie narrative développant une surenchère.
L’arrivée de Joseph vers ses frères comme transition (v. 12-17) :
La vente et le rapt
12 Ses frères s’en allèrent à Sichem paître le troupeau de leur père.
13 Celui-ci dit alors à Joseph : « Tes frères ne sont-ils pas au pâturage à Sichem ? Va, je t’envoie avec eux. » – « Me voici », répondit-il. –
14 « Va voir, lui dit-il, comment se portent tes frères, comment va le troupeau, et rapporte-moi des nouvelles. » C’est de la vallée d’Hébron qu’il l’envoya et Joseph s’en vint à Sichem.
15Un homme le trouva en train d’errer dans la campagne et cet homme lui demanda : « Que cherches-tu ? » –
16« Je cherche mes frères, répondit-il. Indique-moi donc où ils font paître. »
17L’homme lui répondit : « Ils sont partis d’ici car je les ai entendus dire : Allons à Dotân. »
On peut donc considérer cet épisode comme une prolepse insérée après coup et le comparer à un épisode de l’histoire de Sinouhé (que l'on situe durant le règne du roi Amenemhat Ier, fondateur de la XIIe dynastie d'Égypte antique 20 siècles avant notre ère, c'est l'une des plus anciennes œuvres littéraires de l'Égypte jamais retrouvée.) Sinouhé, fuyant l’Égypte, se trouve errant et proche de la mort. Il rencontre alors un groupe de nomades dont le chef lui donne à boire. Le rédacteur, qui a inséré ce passage, a sans doute également voulu préparer la suite. À cela sert peut-être aussi le fait que Joseph soit envoyé par l’homme mystérieux à Dotan qui se trouve à une vingtaine de kilomètres au nord de Sichem (site peuplé durant l’époque du bronze et du fer, moins à l’époque perse et hellénistique). Dans la Bible Hébraïque, la ville est encore mentionnée en 2 Rois 6,13 en tant que lieu d’origine du prophète Élisée et dans la Septante, en Judith 3,9, comme lieu de passage de l’armée assyrienne pour envahir la Judée.
On fait aller Joseph à Dotan car ce lieu est à proximité de la via Maris qui relie le delta égyptien à la Syrie (Damas) et à la Mésopotamie. On voulait donc mieux situer la route de la caravane dont il est question dans la suite.
Joseph dans le puits et sa descente en Égypte :
18 Ils le virent de loin. Avant qu’il ne fût près d’eux, ils complotèrent de le faire mourir.
19 Ils se dirent l’un à l’autre : « Voici venir l’homme aux songes.
20 C’est le moment ! Allez ! Tuons-le et jetons-le dans des fosses. Nous dirons qu’une bête féroce l’a dévoré et nous verrons ce qu’il advient de ses songes ! »
21 Ruben entendit et voulut le délivrer de leur main : « Ne touchons pas à sa vie », dit-il.
22 Pour le délivrer de leur main et le rendre à son père, Ruben leur dit : « Ne répandez pas le sang, jetez-le dans cette fosse au désert, et ne portez pas la main sur lui. »
23 Or, au moment où Joseph arriva près de ses frères, ils lui ôtèrent sa tunique, la tunique princière qu’il avait sur lui.
24 Ils se saisirent de lui et le jetèrent dans la fosse ; cette fosse était vide, elle ne contenait pas d’eau.
25 Puis ils s’assirent pour manger. Levant les yeux, ils virent une caravane d’Ismaélites qui arrivaient du Galaad et dont les chameaux transportaient de la gomme adragante, de la résine et du ladanum pour les importer en Egypte.
26 Juda dit à ses frères : « Quel profit y aurait-il à tuer notre frère et à cacher son sang ?
27 Allons le vendre aux Ismaélites et ne portons pas la main sur lui, car notre frère, c’est notre chair. » Ses frères l’écoutèrent.
28 Des marchands madianites qui passèrent hissèrent Joseph hors de la fosse et le vendirent pour vingt sicles d’argent aux Ismaélites, qui le menèrent en Egypte.
29 Quand Ruben revint à la fosse, Joseph n’y était plus. Il déchira ses vêtements,
30 et retourna vers ses frères en disant : « L’enfant n’est plus là ! Et moi, où vais-je aller ? »
31Ils prirent la tunique de Joseph et, ayant égorgé un bouc, ils la trempèrent dans le sang.
32 Ils envoyèrent porter la tunique princière à leur père et lui dirent : « Nous avons trouvé cela. Reconnais si c’est la tunique de ton fils ou non. »
33 Il la reconnut et s’écria : « La tunique de mon fils ! Une bête féroce l’a dévoré, Joseph a été mis en pièces ! »
34 Jacob déchira ses vêtements, mit un sac à ses reins et prit le deuil de son fils pendant de longs jours.
35 Quand tous ses fils et ses filles vinrent pour le consoler, il refusa de se consoler « car, disait-il, c’est en deuil que je descendrai vers mon fils au séjour des morts ».
36et les Madianites le vendirent en Egypte à Potiphar, eunuque du Pharaon, grand sommelier.
La suite du passage raconte comment Joseph arrive en Égypte est à la fois une narration captivante mais, à y regarder de plus près, également confuse. D’abord, on observe au v. 18 la technique de prolepse car le narrateur informe d’emblée les destinataires du récit que les frères veulent tuer Joseph. Les frères projettent de jeter Joseph dans une citerne, le terme בֹּר bôr désigne ici une citerne ; en Gn 40,15 et 41,14 on trouve le même terme pour désigner la prison. Ensuite deux frères interviennent, Ruben et Juda, et deux groupes de marchands : les Madianites et les Ismaélites.
On a souvent considéré ces doublets comme reflétant deux récits parallèles.
A 21. Ruben écouta et il le délivra de leur main. Il dit : Ne tuons pas un être vivant. 22. Ruben leur dit : Jetez-le dans cette citerne qui se trouve dans le désert. Mais n’étendez pas la main contre lui ! – [c’était] pour le délivrer de leur main et pour le ramener vers son père. 23. Alors lorsque Joseph fut venu auprès de ses frères, ils déshabillèrent Joseph de la tunique longue qu’il avait sur lui. 24. Ils le prirent et le jetèrent dans la citerne qui était vide ; il n’y avait pas d’eau en elle. 25. Ils s’assirent pour manger. 28. Alors passèrent des hommes, des Madianites, des marchands. Ils tirèrent et firent monter Joseph de la citerne. 29. Ruben revint vers la citerne. Et voici : Joseph n’était pas dans la citerne. Il déchira ses vêtements. 30. Il revint vers ses frères et dit : L’enfant n’est pas là. Et moi, où vais-je ? |
B 25b. Ils levèrent les yeux et virent : une caravane d’Ismaélites était arrivée depuis le Galaad. Leurs chameaux portaient de la gomme adragante, du mastic et du ladanum. Ils étaient en route pour descendre en Égypte. 26. Juda dit à ses frères : Quel profit si nous tuons notre frère et cachons son sang ? 27. Allons, vendons-le aux Ismaélites. Mais que notre main ne soit pas contre lui, car il est notre frère. Il est notre chair. Ses frères l’écoutèrent. Ils vendirent Joseph aux Ismaélites pour 20 pièces d’argent. Ils amenèrent Joseph en Égypte. |
Dans la version A, il faut imaginer que les frères, après avoir jeté Joseph dans la citerne, s’éloignent pour manger, et que les Madianites, sans que les frères s’en aperçoivent, tirent Joseph du puits et l’emmènent en Égypte. Cela semble correspondre à 40,15 : « Car j’ai été enlevé du pays des Hébreux, et je n’ai rien fait ici pour qu’on me mette au cachot », où les frères ne sont pas mentionnés.
Dans la version B, c’est Juda qui, pour sauver la vie de Joseph, propose de le vendre aux Ismaélites, et c’est ce qu’ils font. Cela est présupposé en 45,4 : « Il dit : Je suis Joseph, votre frère, que vous avez vendu pour l’Égypte. ».
On pourrait, donc, en effet, postuler deux versions parallèles pour cette scène.
Une autre possibilité serait de considérer que le discours de Juda a été inséré plus tard. Dans ce cas-là, il faut penser que la note sur les Madianites est une glose ajoutée après coup pour identifier les Madianites aux Ismaélites. Cette solution est peut-être à préférer, car il est difficile de répartir l’ensemble du chapitre 37 sur deux documents parallèles. La vente de Joseph comme esclave en Égypte reflète donc une pratique bien répandue.
Dans le récit originel, ce sont sans doute les frères qui ont vendu Joseph en Égypte, comme on peut le voir en 45,5 où Joseph se présente comme celui que ses frères ont vendu. L’arrivée des Madianites qui ne fait pas beaucoup de sens est donc probablement due à un glossateur qui voulait identifier Ismaélites et Madianites. Dans les textes bibliques, on trouve à la fois des visions positives et négatives des Madianites. Dans le contexte actuel, la découverte du puits vide par Ruben n’est pas logique car il faut partir de l’idée que tous les frères ont vendu Joseph. Dans la version primitive, il voulait apparemment libérer Joseph secrètement.
Joseph et Madame Potiphar (Genèse 39)
1 Joseph étant descendu en Egypte, Potiphar, eunuque du Pharaon, le grand sommelier, un Egyptien, l’acquit des mains des Ismaélites qui l’y avaient amené.
2 Le SEIGNEUR fut avec Joseph qui s’avéra un homme efficace. Il fut à demeure chez son maître l’Egyptien.
3 Celui-ci vit que le SEIGNEUR était avec lui et qu’il faisait réussir entre ses mains tout ce qu’il entreprenait.
4 Joseph trouva grâce aux yeux de son maître qui l’attacha à son service. Il le prit pour majordome et lui mit tous ses biens entre les mains.
5 Or, dès qu’il l’eut préposé à sa maison et à tous ses biens, le SEIGNEUR bénit la maison de l’Egyptien à cause de Joseph ; la bénédiction du SEIGNEUR s’étendit à tous ses biens, dans sa maison comme dans ses champs.
6 Il laissa alors tous ses biens entre les mains de Joseph et, l’ayant près de lui, il ne s’occupait plus de rien sinon de la nourriture qu’il mangeait. Joseph et la femme de son maître Or Joseph était beau à voir et à regarder
7 et, après ces événements, la femme de son maître leva les yeux sur lui et lui dit : « Couche avec moi. »
8 Mais il refusa et dit à la femme de son maître : « Voici que mon maître m’a près de lui et ne s’occupe plus de rien dans la maison. Il a remis tous ses biens entre mes mains.
9Dans cette maison même, il ne m’est pas supérieur et ne m’a privé de rien sinon de toi qui es sa femme. Comment pourrais-je commettre un si grand mal et pécher contre Dieu ? »
10 Chaque jour, elle parlait à Joseph de se coucher à côté d’elle et de s’unir à elle, mais il ne l’écoutait pas.
11 Or, le jour où il vint à la maison pour remplir son office sans qu’il s’y trouve aucun domestique,
12 elle le saisit par son vêtement en disant : « Couche avec moi ! » Il lui laissa son vêtement dans la main, prit la fuite et sortit de la maison.
13 Quand elle vit entre ses mains le vêtement qu’il lui avait laissé en s’enfuyant au-dehors,
14 elle appela ses domestiques et leur dit : « Ça ! On nous a amené un Hébreu pour s’amuser de nous ! Il est venu à moi pour coucher avec moi et j’ai appelé à grands cris.
15 Alors, dès qu’il m’a entendue élever la voix et appeler, il a laissé son vêtement à côté de moi, s’est enfui et est sorti de la maison. »
16 Elle déposa le vêtement de Joseph à côté d’elle jusqu’à ce que son mari revienne chez lui.
17 Elle lui tint le même langage en disant : « Il est venu à moi pour s’amuser de moi, cet esclave hébreu que tu nous as amené.
18 Dès que j’ai élevé la voix et appelé, il a laissé son vêtement à côté de moi et s’est enfui au-dehors. »
19 Quand le maître entendit ce que lui disait sa femme – « Voilà de quelle manière ton esclave a agi envers moi » –, il s’enflamma de colère.
20 Il fit saisir Joseph pour le mettre en forteresse, lieu de détention pour les prisonniers du roi.
21 le SEIGNEUR fut avec lui. Il se pencha amicalement vers lui et lui accorda la faveur du commandant de la forteresse.
22 Ce commandant remit aux mains de Joseph tous les prisonniers de la forteresse ; tout ce qu’on y faisait, c’était lui qui le faisait faire.
23 Le commandant de la forteresse ne regardait rien de ce qui était confié à Joseph car le SEIGNEUR était avec lui ; ce qu’il entreprenait, le SEIGNEUR le faisait réussir.
On peut assez clairement distinguer dans cette narration trois parties, les versets 1-6, 7-20 et 21-23. La première et la troisième partie, qui insistent sur la réussite de Joseph grâce à Yhwh, encadrent la partie centrale qui raconte l’adultère évité et la fausse accusation de la femme du maître égyptien de Joseph. Ce chapitre contient plusieurs particularités.
D’abord, c’est le seul texte dans l’histoire de Joseph où apparaît le nom de Yhwh ainsi que des commentaires du narrateur qui expliquent le succès de Joseph par le fait que Yhwh est avec lui et le fait « réussir » (la racine זלח ẓlḥ est un terme-clé dans le cadre du récit).
Ensuite, à l’exception du v. 1 (Potiphar), les personnes à l’intérieur du récit ne portent pas de nom, ni le maître de Joseph, ni sa femme, ni le chef de prison.
L’histoire reste en quelque sorte « inachevée », car le mensonge de la femme n’est ni découvert ni dénoncé. Le chapitre comporte également des particularités stylistiques : la construction k + inf. construit (39,10.13.15.18.19), introduite par וַיֲהִי wayehî qui n’est utilisé en dehors de ce chapitre qu’une seule fois en 44,30s ; la racine זלח ẓlḥ n’est attestée dans toute l’histoire de Joseph qu’en 39,2.3 et 23, alors que le thème est bien celui du succès de Joseph.
Pour ces raisons, on peut émettre l’hypothèse que Gn 39 ne faisait pas partie de l’histoire primitive de Joseph.
On peut imaginer une formation en trois étapes :
1] Joseph arrive chez un haut fonctionnaire égyptien, gardien de prison, qui le met en prison, non pas pour le punir mais pour qu’il s’occupe des prisonniers du roi ;
2) un rédacteur ne comprend plus très bien pourquoi Joseph a été mis en prison et veut expliquer cela en insérant une adaptation du conte égyptien des deux frères (v. 1, 4, 6b-20) ;
3) un deuxième réviseur profite de ce récit pour insister sur le fait que tout cela n’est arrivé que grâce à Yhwh qui fut avec Joseph en Égypte (v. 2-3,5-6a, 21-23).
Le nom de Potiphar est clairement d’origine égyptienne : Pʒ-dỉ-pʒ-R‘ : « celui que Rê donne ». Pour ce nom, il existe en égyptien quatre attestations : dans une stèle de l’époque saïte, une translitération en araméen sur une amulette de la même époque, un autre écrit en démotique, encore de la même époque, et finalement une attestation du IIIe siècle avant notre ère. Il s’agit probablement du même nom qu’en Gn 41,45.50 et 46,20. Puisqu’en Gn 39, ce nom est utilisé seulement en Gn 39,1, et non pas dans l’histoire proprement dite où le maître égyptien ne porte pas de nom, on peut imaginer qu’un rédacteur a transféré ce nom de Gn 45 en Gn 39 (avec une certaine ironie : Joseph échappe à la première femme égyptienne dont le mari porte le même nom que le père de sa future femme égyptienne). Il arrive en effet assez souvent que, dans des contes, des personnages secondaires, qui d’abord restent anonymes, reçoivent plus tard un nom (ainsi, dans les Évangiles synoptiques, le serviteur du grand prêtre lors de l’arrestation de Jésus ne porte pas de nom, alors que, dans l’Évangile de Jean, il s’appelle Malchus).
Donc, la femme au centre du récit n’est originellement pas Mme Potiphar.
L’histoire primitive n’était donc pas tellement intéressée à l’identité précise de l’Égyptien, car ce n’est pas lui qui se trouve au centre, mais sa femme. L’histoire originelle passait du v. 1 directement à ce que sont maintenant les v. 4 et 6.
La relecture yahwiste :
Dans la relecture yahwiste, le fait que Joseph trouve grâce aux yeux de l’Égyptien est expliqué par l’intervention de Yhwh. Cette relecture yahwiste est sans doute due au rédacteur qui a inséré le chapitre 38 dans lequel Yhwh intervient pour faire mourir deux fils de Juda qui avaient mal agi. Les v. 5 et 6 élargissent l’intervention de Yhwh sur l’Égypte à cause de Joseph. Ici, le texte insiste sur l’idée que Yhwh agit aussi en Égypte et en faveur des Égyptiens à cause de Joseph. Dans l’histoire de Joseph, le thème de la bénédiction ne se trouve encore qu’en 47,7.10, lorsque Jacob bénit Pharaon (dans les autres textes de Gn 37-50 qui ne font pas partie de l’histoire de Joseph : 48,3.9.12.15.16.20 ; 49,25.28 ; 50,23). C’est un thème important dans l’histoire patriarcale, qui est transféré ici sur Joseph et l’Égypte, peut-être inspiré par Gn 12,3 où Yhwh annonce à Abraham qu’il deviendra une bénédiction pour les peuples. L’idée de ces versets, dans un contexte de diaspora, est de montrer que la bénédiction du dieu d’Israël se réalise aussi à l’étranger et que le peuple d’accueil en bénéficie également.
Le récit de la femme séductrice :
On a souvent mis en parallèle cette histoire avec le conte égyptien des deux frères dont le seul manuscrit connu date de 1225 environ avant notre ère. C’est seulement la première partie de ce récit qui présente des parallèles avec l’histoire de Joseph : le succès du jeune frère, la confiance que l’aîné a en lui, le « grand mal » pour parler de l’adultère ; une même stratégie littéraire.
Contrairement à l’histoire de Joseph, cet épisode se termine avec la punition de la femme coupable. Il paraît donc logique que l’auteur de Gn 39 ait connu ce conte, qu’il a repris et transformé pour les besoins de son histoire.
En Gn 39, le vêtement de Joseph joue encore un rôle important : à nouveau Joseph est dépouillé de son habit, à nouveau le vêtement sera utilisé pour tromper quelqu’un qui apprécie Joseph.
Le texte souligne le fait que l’affaire se passe sans aucun témoin, puisque le narrateur insiste lourdement sur l’absence de tout autre homme qui aurait pu se trouver dans la maison. Face à la femme qui saisit son vêtement, Joseph ne voit pas d’autre possibilité que d’abandonner ce vêtement et de prendre la fuite.
Cette scène a intrigué quelques commentateurs rabbiniques qui ont conclu qu’il y avait sans doute eu un début d’intimité, puisque la femme a tenté de le déshabiller. Mais il est difficile de décider si le texte est aussi subtil.5
En revanche, le narrateur montre une grande subtilité lorsqu’il raconte deux fois le (faux) discours de la femme, d’abord aux serviteurs de la maison, puis à son mari.
Narrateur |
La femme aux serviteurs |
La femme à son mari |
12. Elle le saisit par son vêtement disant : couche avec moi ! Il lui abandonna son vêtement dans sa main. Il s’enfuit et sortit à l’extérieur. |
14. Elle appela les hommes de sa maison et leur dit : Il nous a amené un homme hébreu pour s’amuser avec nous. Il est venu vers moi pour coucher avec moi et j’ai crié à haute voix. 15. Lorsqu’il a entendu que j’ai élevé ma voix et que j’ai crié il a abandonné son vêtement à côté de moi. Il s’est enfui et est sorti à l’extérieur. |
17. […] il est venu vers moi, l’esclave hébreu que tu nous as amené pour s’amuser avec moi. 18. Et lorsque j’ai élevé la voix et que j’ai crié il a abandonné son vêtement à côté de moi et il s’est enfui à l’extérieur. |
Si l’on observe cette synopse, on voit les deux stratégies rhétoriques de la femme qui donne une autre interprétation que celle du narrateur concernant le vêtement de Joseph qu’elle tient dans la main.
Vis-à-vis des autres serviteurs de la maison, elle emploie une stratégie raciste. En parlant de nous, elle crée une solidarité avec ses subordonnés égyptiens et en désignant Joseph comme « un homme hébreu », elle crée une opposition entre Égyptiens et Hébreux. En l’accusant d’avoir voulu « s’amuser » avec elle, elle utilise le stéréotype de l’étranger sauvage qui n’a d’autres préoccupations que d’abuser des femmes du pays d’accueil, un thème qui caractérise jusqu’à nos jours les discours xénophobes.
À première vue, il semble évident que la colère du maître (son nez qui s’enflamme) se dirige contre Joseph. Mais on ne peut pas exclure que cette colère se dirige également contre la femme (ainsi Midrash Gen rabbah). D’abord, on remarque qu’il n’interroge pas Joseph sur sa version des faits, ce qu’il aurait dû faire au vu du statut de Joseph dans sa maison. Mais on peut imaginer qu’il veut surtout éviter un scandale ou prendre le parti d’un Hébreu contre sa propre femme égyptienne.
Le v. 20 parle d’une maison de confinement. Cette expression n’est utilisée dans la Bible Hébraïque qu’en Gn 39 et 40.
Des prisonniers, dans le sens courant du terme, qui sont emprisonnés pour être punis d’avoir commis un méfait, ne sont pas attestés en Égypte avant l’époque ptolémaïque. La pratique courante était plutôt d’enfermer provisoirement des personnes accusées dans différents endroits en attendant un jugement et une punition.
L’histoire de la femme séductrice a connu une très large réception. Dans sa tétralogie Joseph et ses frères (1933-1943), Thomas Mann consacre plus de 200 pages à cet épisode. Il est également très populaire dans le Coran, dans la sourate Yussuf.
Joseph et les rêves de l’échanson et du boulanger (Genèse 40).
Le chapitre 39 se terminait avec la note sur le séjour de Joseph dans la prison chez le « chef des gardes » (ce qui faisait partie de la narration originelle). Joseph, qui n’a pas interprété ses propres rêves, est introduit maintenant dans sa fonction d’interprète. C’est ici, en prison, que les rêves de deux prisonniers, au service desquels il se trouve, vont préparer son ascension qui ne se réalisera pas tout de suite.
Genèse Chapitre 40
verset 1 à 8 :
1 Or, après ces événements, l’échanson et le panetier du roi d’Egypte commirent une faute à l’égard de leur maître, le roi d’Egypte.
2 Le Pharaon s’irrita contre deux de ses eunuques, le grand échanson et le grand panetier,
3 et il les mit aux arrêts dans la maison du grand sommelier, dans la forteresse, le lieu même où Joseph était détenu.
4 Le grand sommelier leur préposa Joseph, qui fut attaché à leur service. Ils étaient depuis un certain temps aux arrêts
5 quand tous deux, l’échanson et le panetier du roi d’Egypte, détenus dans la forteresse, eurent la même nuit un songe. Chacun eut son propre songe avec sa propre signification.
6 Au matin, Joseph vint à eux et les trouva tout moroses.
7 Il interrogea donc les eunuques du Pharaon qui étaient avec lui aux arrêts dans la maison de son maître : « Pourquoi avez-vous triste mine aujourd’hui ? » –
8 " Nous avons eu un songe, répondirent-ils, et personne ne peut l’interpréter. » Alors Joseph leur dit : « N’est-ce pas à Dieu d’interpréter ? Faites-m’en le récit. »
Diachronie du récit :
Dans l’ensemble, le récit est assez cohérent. Il y a néanmoins des traces de révision. Le v. 1 peut être un ajout : il fait doublon avec le v. 2 et contient des différences stylistiques. On ne parle pas des chefs des échansons et des boulangers, mais de l’échanson et du boulanger. On utilise « roi d’Égypte » et non pas « Pharaon ». L’objectif de l’ajout est de donner une raison à l’irritation de Pharaon au v. 2 (peut-être inspiré de l’affirmation de l’échanson en 41,9s.) ; avec la formule « voici après ces événements », le rédacteur veut insister sur le fait qu’une nouvelle histoire commence (peut-être après l’insertion du chapitre 39).
De ce fait, le v. 5b peut appartenir à la même rédaction. On y retrouve les mêmes particularités stylistiques (échanson, boulanger ; roi d’Égypte). L’affirmation d’innocence au v. 15 se détache de son contexte. Elle présuppose l’histoire de Gn 39 et l’idée que Joseph se trouve en prison suite à la sanction du crime dont l’accusait la femme de son maître, alors que, dans le récit primitif, Joseph a été vendu chez un personnage dans la maison duquel on mettait aux arrêts ceux que Pharaon devait juger. La remarque sur Joseph « lié » אָסוּר (‘asur) au ch 40 v. 3b veut faire le lien avec Gn 39 et interpréter le séjour de Joseph dans la prison comme une punition ; c’est en contradiction avec la fonction de Joseph telle qu’elle est décrite au v. 4. Donc, le v. 3b est également un ajout. Le texte présente les personnages principaux à côté de Joseph : le chef des échansons et le chef des boulangers qui se trouvent avec lui dans la maison de son maître, mis aux arrêts pour attendre le jugement de Pharaon. On ne précise pas la nature de leur faute qui n’est pas importante pour la suite de l’histoire. Le début du verset 5 est typique des récits de rêves, la particularité ici est qu’il y a deux rêves significatifs pour deux personnes.
Le v. 5 introduit le terme de פִתְרוֹן pitrôn (sens ou solution) qui sera un terme clé durant tout le chapitre 40.
Dans la Bible Hébraïque, la racine פּתר p-t-r n’est attestée que dans l’histoire de Joseph et, en araméen, sous la forme פּסר p-š-r, dans le livre de Daniel (ch. 2,4 et 5, cf. aussi Qo 8,1 et l’utilisation abondante du terme à Qumran où le פֵּ֣שֶׁר pešer devient l’interprétation de textes écrits, comme déjà en Dn 5). Les attestations bibliques sont donc d’une époque récente, le terme devient très populaire en hébreu postbiblique.
Le rêve de l’échanson (v. 9-11) :
9 Le grand échanson raconta à Joseph le songe qu’il avait eu : « Je rêvais, une vigne était devant moi
10 avec trois sarments sur le cep. Elle bourgeonna, sa fleur s’ouvrit et ses grappes donnèrent des raisins mûrs.
11 J’avais en main la coupe du Pharaon. Je saisis les grappes, les pressai au-dessus de la coupe du Pharaon que je remis entre ses mains. »
Ce rêve se compose d’une description et d’un événement. Le rêve met en scène une vigne avec trois sarments dont il voit en accéléré le bourgeonnement jusqu’aux raisins mûrs. C’est évidemment un symbole correspondant à la fonction du rêveur en question. La dernière image où l’on voit l’échanson presser des grappes dans la coupe de Pharaon semble également un raccourci, puisque le vin doit d’abord fermenter. Cependant, à l’époque ptoléméenne, du jus de raisins pressés avec la main et mélangé avec de l’eau est attesté comme boisson rafraîchissante offerte au roi (Redford 205).
L’interprétation par Joseph (v. 12-15) :
12 Joseph lui dit : « En voici l’interprétation. Les trois sarments font trois jours.
13 Encore trois jours et le Pharaon te relèvera la tête. Il te rétablira dans ta charge et tu mettras la coupe aux mains du Pharaon selon le statut d’échanson que tu avais auparavant.
14 Mais si tu te souviens que j’ai été avec toi, lorsque tu seras bien traité, fais-moi l’amitié de parler de moi au Pharaon et de me faire sortir de cette maison.
15 On m’a en effet enlevé du pays des Hébreux et, même ici, je n’ai rien fait pour qu’on me mette en geôle. »
L’élément important se trouve dans la 2e partie. « Élever la tête », n?’ r’š, c’est d’abord un geste réel par lequel un supérieur exprime à un inférieur qu’il a trouvé grâce à ses yeux (cf. 2 Rois 25,27). L’échanson sera gracié par Pharaon et rétabli dans ses fonctions.
Le rêve du boulanger (v. 16-23 :
16 Voyant que Joseph avait donné une interprétation favorable, le grand panetier lui dit : « Moi aussi, je rêvais, trois corbeilles de gâteaux étaient sur ma tête.
17 Dans la corbeille supérieure, il y avait de toutes les pâtisseries que mange le Pharaon, et les oiseaux becquetaient dans la corbeille posée sur ma tête. »
18 Joseph prit la parole et dit : « En voici l’interprétation. Les trois corbeilles font trois jours.
19 Encore trois jours et le Pharaon t’enlèvera la tête du corps. Il te suspendra à un arbre et les oiseaux becquetteront ta chair. »
20 Or, le troisième jour, qui se trouvait être l’anniversaire du Pharaon, celui-ci offrit un festin à tous ses serviteurs, et parmi eux mit en évidence le grand échanson et le grand panetier.
21 Il rétablit dans sa charge le grand échanson qui lui mettait la coupe en mains
22 et il pendit le grand panetier. Ainsi l’avait interprété Joseph ;
23 mais le grand échanson ne parla pas de Joseph et l’oublia.
Ce deuxième rêve est plus concis, il a la même structure que le premier, mais est présenté en contraste avec le premier. L’arrivée des oiseaux qui mangent les pains du boulanger fait comprendre au lecteur qu’il s’agit d’un présage négatif ; donc le lecteur est mis au même niveau que Joseph. Contrairement à l’échanson, le boulanger est passif tout au long du rêve ; il ne pose pas d’acte en faveur de Pharaon et, surtout, les aliments ne parviennent pas à Pharaon ! L’interprétation commence exactement de la même manière que celle des rêves de l’échanson. Le début même du v. 19 est identique au v. 13 ; jusque-là, le boulanger peut donc penser que Joseph a aussi une bonne interprétation pour lui. Cela change avec l’ajout « au-dessus de toi ». Contrairement à l’échanson qui a la coupe dans la main, le boulanger a ses paniers sur la tête. Sa tête sera élevée, car il sera pendu.
La pendaison comme peine capitale ne semble pas attestée en Égypte, où les exécutions se faisaient surtout par un empalement. L’auteur a transféré une pratique courante du Levant sur l’Égypte.
Les rêves du Pharaon et l’ascension de Joseph (Genèse 41)
verset 1 à 13 :
1 Or, au bout de deux ans, le Pharaon eut un songe. Il se tenait au bord du Nil
2 et voici que du Nil montaient sept vaches belles d’aspect et bien en chair. Elles se mirent à paître dans les fourrés.
3 Puis sept autres vaches montèrent du Nil après elles, vilaines d’aspect et efflanquées. Elles se tinrent à côté des premières sur la rive du Nil,
4 et les sept vaches vilaines d’aspect et efflanquées dévorèrent les sept vaches belles d’aspect et grasses. Alors le Pharaon s’éveilla.
5 Il se rendormit et rêva une seconde fois. Voici que sept épis montaient d’une seule tige, gras et appétissants.
6 Puis sept épis grêles et brûlés par le vent d’est germèrent après eux,
7 et les épis grêles absorbèrent les sept épis gras et gonflés. Alors le Pharaon s’éveilla : c’était un songe.
8 Au matin, le Pharaon, l’esprit troublé, fit appeler tous les prêtres et tous les sages d’Egypte. Il leur raconta ses songes, mais personne ne put les interpréter au Pharaon.
9 C’est alors que le grand échanson s’adressa au Pharaon : « Je dois aujourd’hui avouer ma faute.
10 Le Pharaon s’était irrité contre ses serviteurs et m’avait mis aux arrêts dans la maison du grand sommelier, moi ainsi que le grand panetier.
11 Nous avons eu un songe la même nuit, moi et lui, et chaque songe avait sa propre signification.
12 Il y avait là avec nous un jeune Hébreu, esclave du grand sommelier. Nous lui avons fait le récit de nos songes. Il les interpréta et donna à chacun son interprétation.
13 Or, il en advint précisément comme il nous les avait interprétés : moi, on me rétablit dans ma charge, et l’autre, on le pendit. »
Dans ce chapitre, le thème des rêves arrive à son aboutissement. On peut d’ailleurs observer une évolution entre les trois récits qui mettent en scène des rêves qui sont toujours au nombre de deux :
Gn 37 : les rêves de Joseph |
Gn 40 : les rêves de l’échanson et du boulanger |
Gn 41 : les rêves de Pharaon |
Joseph |
Deux fonctionnaires importants |
L’homme le plus puissant de l’Égypte |
Joseph n’interprète pas. |
Joseph interprète. |
Joseph interprète et donne des conseils. |
Conséquence : Joseph est en danger de mort, jeté dans le « trou », et vendu en Égypte. |
La situation de Joseph reste inchangée : il reste dans le « trou ». |
La situation de Joseph change radicalement : il devient le vizir de Pharaon. |
Le chapitre 41 est structuré par les deux rêves du Pharaon avec une nouveauté par rapport aux autres récits de rêves. Les rêves sont d’abord relatés par le narrateur et, ensuite, c’est Pharaon qui les raconte encore une fois à Joseph à la première personne.
L’idée que Pharaon rêve s’inscrit dans de nombreux témoignages de rêves de souverains dans l’Antiquité. Sur le plan littéraire, nous connaissons les rêves de Gilgamesh, de Sargon qui, en tant qu’échanson, rêve de son ascension à la royauté, de Thoutmôsis, d’Assurbanipal, de Nabonide ; dans la Bible Hébraïque : Abimélek, en Gn 20, Salomon, en 1 Rois 3.
Le premier rêve, les vaches :
La vache est la bête d’élevage typique en Égypte contrairement aux moutons, brebis, etc., en Palestine. On peut signaler d’abord que les Égyptiens vénéraient une vache, Mehetouret, déesse à tête de vache portant la coiffe hathorique. Son nom pouvait signifier « la Grande Nageuse » ou « le Grand Flot » ; et elle personnifiait l’océan primordial. Elle est assimilée à Neith et à Hathor.
À noter encore que, dans le chapitre 148 du Livre des morts, il y a sept vaches qui fournissent aux morts justifiés du pain, de la bière et des provisions.
Le deuxième rêve, les épis :
On a souvent dit que ce deuxième rêve reflète davantage une situation palestinienne qu’égyptienne ; cependant, l’agriculture est également un élément important en Égypte (cf. aussi le rêve du boulanger et l’importance des différentes sortes de pain).
L’élément palestinien est le « vent d’est » קָדִים (qadîm ; la plupart des autres attestations dans la Bible Hébraïque sont avec רוּחַ ruah) ; c’est un vent qui souffle surtout aux périodes de transition entre la saison de la sécheresse et la saison des pluies. Il forme avec les vents d’ouest les mouvements atmosphériques les plus nombreux, qu’il vienne directement de l’est ou du sud-est. Il est appelé Khamsîm ou sirocco. En Égypte, le vent chaud vient plutôt du sud. Est-ce que cela signifie nécessairement que l’auteur de ce passage se trouve en Palestine ?
Ce n’est pas nécessairement le cas, il peut très bien avoir compris le mot קָדִים qadîm comme l’équivalent du vent chaud.
L’interprétation des rêves du roi d’Égypte :
Joseph devant le Pharaon
14 Le Pharaon fit appeler Joseph qu’on tira précipitamment de geôle. On le rasa, il changea de vêtement et se rendit chez le Pharaon.
15 Celui-ci dit à Joseph : « J’ai eu un songe et personne n’a pu l’interpréter. Mais j’ai entendu dire de toi qu’en entendant le récit des songes, tu étais à même de les interpréter. »
16 Joseph répondit ainsi au Pharaon : « Même sans moi, Dieu saurait donner une réponse salutaire au Pharaon. »
17 Le Pharaon dit alors à Joseph : « Je rêvais et je me voyais debout sur la rive du Nil.
18 Voici que du Nil montaient sept vaches bien en chair et belles de forme. Elles se sont mises à paître dans les fourrés.
19 Puis sept autres vaches montèrent après elles, maigres, très vilaines de forme et malingres, comme je n’en ai jamais vu d’aussi vilaines dans tout le pays d’Egypte.
20 Les vaches malingres et vilaines dévorèrent les sept vaches grasses du début.
21 Une fois entrées dans leurs panses, on ne se doutait pas qu’elles y fussent, tant l’aspect des malingres restait aussi vilain qu’avant. Alors je me suis éveillé,
22 mais pour voir encore en songe sept épis qui montaient d’une seule tige, gonflés et appétissants.
23 Puis sept épis durcis, grêles et brûlés par le vent d’est, germèrent après eux.
24 Les épis grêles absorbèrent les sept bons épis ! J’en ai parlé aux prêtres et personne n’a pu m’éclairer. »
25 Joseph répondit au Pharaon : « Pour le Pharaon, il n’y a là qu’un seul songe. Dieu vient d’informer le Pharaon de ce qu’il va faire.
26 Les sept bonnes vaches font sept années, les sept bons épis font sept années : il n’y a là qu’un songe.
27 Les sept vaches malingres et vilaines qui montèrent après font sept années, ainsi que les sept épis malingres et brûlés par le vent d’est ; ce seront sept années de famine.
28 Voilà la parole que j’avais à dire au Pharaon, Dieu a révélé au Pharaon ce qu’il va faire.
29 Sept années de grande abondance vont venir dans tout le pays d’Egypte.
30 Puis surviendront après elles sept années de famine et l’on perdra le souvenir de toute cette abondance au pays d’Egypte. La famine épuisera le pays
31 et on ne saura plus ce qu’est l’abondance dans le pays à cause de la famine qui suivra, tant elle sévira durement.
32Si le songe a été répété par deux fois au Pharaon, c’est que la chose a été décidée par Dieu et que Dieu va se hâter de l’accomplir.
Les spécialistes auxquels Pharaon fait appel sont appelés ici חַרְטֻמִּים ḥarṭummîm. Ce terme n’est utilisé dans la Bible Hébraïque qu’en Ex 7-9 (compétition entre Moïse/Aaron et les experts de Pharaon) et en Dn 1,20 et 2,20, où il désigne les interprètes de rêves babyloniens. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit ici d’un terme égyptien qui vient de ?ry-tp ou du démotique ?r-tp, qui désigne selon Donald Redford un « prêtre lecteur » (A Study of the Biblical Story of Joseph, VTSup 20, Leyde, Brill, 1970, 203-204).
Pour rencontrer le Pharaon, Joseph se rase ou est rasé : on peut comprendre la forme verbale dans les deux sens. S’agit-il de le rendre plus égyptien ? Dans la représentation de reliefs égyptiens, les Asiates apparaissent avec des barbes et des cheveux assez longs, alors que les prêtres égyptiens et d’autres hauts fonctionnaires sont rasés de près. On se rasait, homme et femme, y compris la tête, et l’on portait des perruques. Les cheveux étaient apparemment considérés comme « barbares ». À Pharaon qui salue Joseph dans l’expectative de recevoir l’interprétation de son songe, Joseph donne une réponse similaire à celle de 40,8. Il se positionne ainsi comme porte-parole et interprète de la parole divine. Il répond en disant à Pharaon que Dieu « répondra » (on retrouve deux fois la même racine ??‘nh). À noter que Joseph et Pharaon n’ont aucun problème théologique pour parler de « dieu » (’elohîm). Contrairement à Gn 40, Joseph parle immédiatement de shalôm, avant même qu’il n’ait entendu le rêve de Pharaon ; mais ce que Joseph va annoncer au Pharaon n’est pas entièrement un message de salut.
Le parallèle le plus proche aux rêves de Pharaon, à la famine et à la providence divine se trouve cependant dans ce que l’on appelle la stèle de la famine, découverte en 1889 par Charles Edwin Wilbur sur l’île de Séhel près d’Assouan. Le texte se présente comme ayant été écrit sous Djeser, fondateur de la IIIe dynastie, que l’on voit représenté en haut de la stèle en compagnie des dieux Khnoum, Sati (épouse de Knoum, représentant les inondations du Nil) et Anoukis (également associée à l’eau, faisant partie de la triade).
Cependant, il est clair que le texte a été écrit bien plus tardivement, très probablement sous Ptolémée V qui a été couronné à Memphis et qui cherchait sa légitimité en se réclamant du Pharaon qui avait fait de Memphis sa capitale. Dans cette stèle, il est question d’une famine de sept ans et du fait que le roi Djeser consulte Imhotep qui, de ce fait, a été identifié au Joseph biblique. Il y a un nombre important de parallèles entre les deux textes : les deux parlent de sept années de famine, cette famine n’a pas pour but l’anéantissement de l’Égypte, mais celui de permettre à une divinité de se révéler et d’introduire des changements économiques, légitimant l’établissement de taxes. Dans les deux textes, le rêve du roi est important, de même l’intervention d’un « sage », conseiller du roi.
Il est difficile de postuler une dépendance directe entre l’histoire de Joseph et la stèle de la famine. Il n’est cependant pas impossible que l’inscription sur la stèle de la famine se soit inspirée de textes ou discours similaires liés au temple d’Éléphantine.
On peut encore mentionner le papyrus de Berlin 23071, daté du Ier ou du IIe siècle de notre ère, mais pouvant contenir un ou plusieurs textes plus anciens. Ce texte est présenté comme un texte à recopier pour la maison des livres. Il est donc possible que le thème de sept années de famine ou de fertilité soit repris de traditions telles qu’elles sont attestées dans ces textes.
Le conseil de Joseph en Gn 41,33-56 et sa diachronie :
33 « Et maintenant, que le Pharaon découvre un homme intelligent et sage pour le préposer au pays d’Egypte.
34 Que le Pharaon mette en place des commissaires sur le pays pour taxer au cinquième le pays d’Egypte pendant les sept années d’abondance !
35 Ils collecteront tous les vivres de ces sept bonnes années à venir et entreposeront du froment sous l’autorité du Pharaon comme réserves de vivres dans les villes.
36 Ce sera une réserve pour le pays en vue des sept années de famine qui surviendront au pays d’Egypte : ainsi la famine ne dépeuplera pas le pays. »
37 Cette proposition plut au Pharaon et à tous ses serviteurs.
38 Le Pharaon leur dit : « Trouverons-nous un homme en qui soit comme en celui-ci l’Esprit de Dieu ? »
39 Et le Pharaon dit à Joseph : « Puisque Dieu t’a instruit de tout cela, il n’y a personne qui puisse être aussi intelligent et aussi sage que toi.
40 C’est toi qui seras mon majordome. Tout mon peuple se soumettra à tes ordres et par le trône seulement je te serai supérieur. »
41 Le Pharaon dit à Joseph : « Vois : je t’établis sur tout le pays d’Egypte. »
42 Il retira de sa main l’anneau qu’il passa à la main de Joseph, il le revêtit d’habits de lin fin et lui mit au cou le collier d’or.
43 Puis il le fit monter sur son deuxième char et on criait devant lui : « Attention ! »
Le Pharaon l’établit donc sur tout le pays d’Egypte
44 et il dit à Joseph : « Je suis le Pharaon. Mais sans toi, personne ne lèvera le petit doigt dans tout le pays d’Egypte. »
45 Puis le Pharaon donna à Joseph le nom de Çafnath-Panéah et lui donna pour femme Asenath fille de Poti-Phéra prêtre de One. Joseph partit inspecter le pays d’Egypte.
46 Joseph avait trente ans quand il se tint en présence du Pharaon, roi d’Egypte. Il prit congé de lui pour parcourir tout le pays d’Egypte.
47 Pendant les sept années d’abondance, le pays produisit à plein.
48 Joseph collecta tous les vivres pendant les sept années qui se succédèrent au pays d’Egypte et les entreposa dans les villes ; il entreposa dans les centres urbains les vivres produits dans la campagne environnante.
49 Puis Joseph accumula du froment en quantités énormes, tel le sable de la mer, au point qu’il cessa d’en faire le compte, car ce n’était plus mesurable.
50 Avant l’année où survint la famine, deux fils naquirent à Joseph, que lui enfanta Asenath, fille de Poti-Phéra, prêtre de One.
51 Il appela l’aîné Manassé « car, dit-il, Dieu m’a crédité de toutes mes peines et porte à mon crédit toute la maison de mon père ».
52 Le cadet, il l’appela Ephraïm « car, dit-il, Dieu m’a rendu fécond dans le pays de ma misère ».
53 Les sept années d’abondance au pays d’Egypte prirent fin
54 et les sept années de famine commencèrent à venir comme Joseph l’avait prédit. La famine sévissait dans tous les pays mais dans l’Egypte tout entière il y avait du pain.
55 Tout le pays d’Egypte fut affamé et le peuple réclama à grands cris du pain au Pharaon. A tous les Egyptiens, il répondit : « Allez trouver Joseph, faites ce qu’il vous dira. »
56 La famine sévissait sur toute la surface du pays. Joseph ouvrit tous les dépôts stockés dans les villes pour vendre du grain aux Egyptiens. La famine se fit rigoureuse dans le pays d’Egypte.
Tantôt Joseph apparaît seul, tantôt il est question de hauts fonctionnaires. Au v. 34b, il est question de taxer le pays alors que les versets autour parlent plutôt du stockage de la nourriture. L’idée d’une taxe prépare le chapitre 47 où ce thème revient (Joseph comme inventeur du capitalisme) et est sans doute le dernier ajout. On peut donc imaginer trois strates :
1) l’établissement de Joseph comme vizir (v. 33, 37, 41) ;
2) l’ajout d’un groupe de commissaires, pour décharger Joseph de se proposer lui-même et pour expliquer qu’un homme tout seul ne pourra effectuer les mesures de stockage (v. 34a, 35-36) ;
3) finalement l’ajout du v. 41,34b qui prépare 47,13-26.
L’élévation de Joseph :
La scène de l’élévation de Joseph est assez longue, et l’on a aussi voulu y voir deux niveaux ou la compilation de deux récits parallèles ; mais il n’y a pas de vraie contradiction. On a plutôt l’impression que l’auteur prend du plaisir à la description du changement de statut de Joseph. D’une manière générale, ce passage suggère que le souverain a tout intérêt à s’entourer d’experts étrangers. Pour la diaspora, c’est évidemment un message central. Joseph est établi sur la maison de Pharaon, comme en Gn 39 il est établi sur la maison de l’Égyptien. Il s’agit d’un terme technique pour le second après celui qui se trouve au sommet de la hiérarchie ; Joseph devient donc vizir, le plus haut fonctionnaire de tout l’État. La scène d’investiture peut être comparée à de nombreux parallèles égyptiens mettant en place une investiture ou la récompense d’un officier ou d’un haut fonctionnaire. Ce sont des scènes que l’on trouve souvent dans des tombeaux de hauts fonctionnaires mais, la plupart du temps, il s’agit de récompenses et non pas d’une installation. L’utilisation du char n’est pas seulement liée à la guerre, mais aussi à la représentation. Le sens du terme « abrek » est encore largement discuté. On a voulu le mettre en rapport avec un terme assyrien abbaraku qui signifie « vizir » ; il existe cependant une racine sémitique b-r-k (s’agenouiller) qui a été empruntée à l’égyptien pendant le Nouvel Empire.
L’égyptien ’ibrk se trouve surtout dans des textes plus récents liés à la proskynèse. Cette interprétation « à genoux ! » peut aussi se confirmer par l’iconographie où l’on voit des gens à genoux devant le char du Pharaon. Joseph reçoit un nom égyptien : le fait que les Asiates reçoivent des noms égyptiens est largement attesté.
Le nom égyptien de Joseph Cafnat Paneah a été expliqué comme l’adaptation en hébreu d’un ḏd-pȜ-nṯr-jw.f-’nẖ, signifiant « Dieu parle : il est vivant ». Selon Redford, ce type de nom est seulement attesté au premier millénaire et surtout à l’époque saïte. Ce type de nom qui ne mentionne pas de divinité précise peut être rapproché de noms qui se trouvent dans les documents d’Éléphantine, où l’on a : « il appartient à celui qui est dans le temple », « celui qui est à celui qui a donné ». Ce type de noms en Éléphantine peut s’expliquer par la cohabitation entre Judéens et Égyptiens ; ce sont des noms qui sont acceptables pour les deux religions.
Asnat, le nom de la femme de Joseph, est l’adaptation du nom égyptien Ns-Nt : appartenant à Neith. Le culte de Neith culmine aux alentours de la XXVIe dynastie dont les pharaons sont originaires de Saïs. Elle était également vénérée à Memphis et à Esna, des localités pas trop éloignées d’Éléphantine.
La note sur la naissance des fils interrompt le récit sur l’exécution du stockage, et peut donc être considérée comme un ajout. Dans le récit primitif, on ne rapportait peut-être pas le fait que Joseph avait des fils. Il est intéressant qu’ils aient des noms hébreux et pas égyptiens. En outre, dans la liste généalogique en 1 Chroniques 6-7 Manassé et Éphraïm ne figurent nullement comme fils de Joseph.
La fin de ce récit est un peu confuse. On apprend que la famine touche l’ensemble des pays, ce qui n’était pas un sujet dans l’interprétation des rêves de Pharaon par Joseph. Selon le v. 54, il y a suffisamment de pain en Égypte, alors que les versets 55-56 suggèrent une pénurie réelle ou créée qui permet de vendre du blé aux Égyptiens. Ce thème prépare le récit en 47,13-26. Il est donc possible que les versets 55-56 où Pharaon lui-même ainsi que le peuple s’en remettent à Joseph soient un ajout. Le récit primitif affirmait l’abondance du pain en Égypte et par conséquent la nécessité pour les autres pays de s’approvisionner en Égypte, ce qui permet la transition avec la suite de l’histoire.
Le premier voyage des frères en Égypte (Genèse 42)
Gn 42 relate le premier des deux voyages des frères en Égypte. Certains ont pensé que ces deux voyages constituaient des doublons et que, dans la version primitive de l’histoire de Joseph, il n’avait été question que d’un seul voyage.
Cependant, il est impossible de comprendre le deuxième voyage comme un parallèle du premier, selon la perspective de la théorie documentaire, car le deuxième voyage qui se fera avec Benjamin présuppose clairement le premier voyage, et la venue de Benjamin semble absolument nécessaire pour la réconciliation des frères.
La descente en Égypte (Gn 42,1-6) :
1 Voyant qu’il y avait du grain en Egypte, Jacob dit à ses fils : « Qu’avez-vous à vous regarder ? »
2 Il s’écria : « J’ai entendu dire qu’il y avait du grain en Egypte. Descendez-y ; et là, achetez-nous du grain pour notre subsistance et pour nous éviter de mourir. »
3 Dix des frères de Joseph descendirent acheter du grain d’Egypte,
4 mais Jacob n’envoya pas avec ses frères Benjamin, le frère de Joseph, « car, disait-il, il ne faut pas qu’il lui arrive malheur ».
5 Comme faisaient d’autres, les fils d’Israël vinrent acheter du grain car la famine sévissait au pays de Canaan.
6 Joseph était le potentat du pays et vendait du grain à toute sa population. Les frères de Joseph arrivèrent et se prosternèrent devant lui, face contre terre.
Il y a une certaine redondance entre les v. 1 et 2 ; dans les deux cas on dit qu’il y a du grain en Égypte. Et deux fois, on a une introduction au discours alors que celui-ci n’est pas interrompu. Il est possible que la question adressée aux frères – » pourquoi vous regardez-vous ? » –, qui exprime une critique des frères qui ne savent pas quoi faire, ait été ajoutée par un rédacteur qui voulait montrer que les frères sont incapables de prendre une décision (cf. aussi le jeu de mots avec la racine « voir » : Jacob voit, les frères se regardent). Le v. 5 peut être un ajout. Il interrompt la séquence des v. 4 et v. 6, qui mettent en exergue d’abord Benjamin, puis Joseph.
Ce premier paragraphe insiste donc avec redondance sur la descente en Égypte pour acheter du pain. Le narrateur ne précise pas si Benjamin était déjà en vie lorsque Joseph a raconté ses rêves à ses frères (mais il ne faisait sans doute pas partie des frères qui voulaient se débarrasser de lui en Gn 37). Le chapitre 42 commence à construire le statut de Benjamin face aux autres frères en parallèle à la situation de Joseph face aux autres frères. Il reste avec Jacob et est ainsi le fils privilégié que le père veut protéger à tout prix. En revanche, en comparaison avec Joseph, Benjamin demeure entièrement passif, il ne parle jamais.
La première rencontre des frères avec Joseph renvoie clairement aux rêves de Joseph : la prosternation des frères devant lui se réalise.
La rencontre (Gn 42,7-17) :
7 Joseph vit ses frères et les reconnut, mais il leur cacha son identité et parla durement avec eux : « D’où venez-vous ? » leur dit-il. « Du pays de Canaan, répondirent-ils, pour acheter des vivres. »
8 Joseph reconnut ses frères, mais eux ne le reconnurent pas.
9 Alors Joseph se rappela les songes qu’il avait eus à leur sujet et leur dit : « Vous êtes des espions et vous êtes venus pour repérer les points faibles du pays. » –
10 « Non, mon seigneur, répondirent-ils, tes serviteurs sont venus pour acheter des vivres.
11 Nous sommes tous les fils du même homme, nous sommes dignes de foi, tes serviteurs ne sont pas des espions. » –
12 « Non ! leur répliqua-t-il ; vous êtes venus pour repérer les points faibles du pays. »
13 Ils reprirent : « Nous, tes serviteurs, nous étions douze frères, fils d’un même homme au pays de Canaan. Le plus jeune est aujourd’hui avec notre père et l’un de nous n’est plus. » –
14 « Je vous ai bien dit que vous étiez des espions, s’écria Joseph.
15 Voici l’épreuve que vous allez subir : aussi vrai que le Pharaon est vivant, vous ne sortirez pas d’ici que votre plus jeune frère n’y vienne.
16 Envoyez l’un d’entre vous prendre votre frère. Pour vous, restez prisonniers, et vos dires seront éprouvés : la vérité serait-elle avec vous ? Sinon, aussi vrai que le Pharaon est vivant, vous êtes vraiment des espions ! »
17 Il les mit ensemble aux arrêts pendant trois jours.
Le verset 7 précise d’emblée que Joseph se dissimule à ses frères et qu’il leur parle durement, alors que le v. 8 est plus bref. Il est possible que, via la stratégie de la Wiederaufnahme (« reprise »), un rédacteur ait intégré un premier discours « dur » de Joseph. En outre, la remarque indiquant que Joseph se souvient de ses rêves est plus logique si les versets 8 et 9 suivent immédiatement la notice sur la prosternation des frères devant Joseph.
L’accusation d’espionnage :
À partir de quand un tel reproche fait-il sens ? Une telle crainte ne peut s’appliquer qu’à partir d’une époque où l’Égypte doit craindre une invasion militaire venant du Levant. Le terminus a quo serait donc l’époque néo-assyrienne, mais une telle peur s’explique également bien aux époques des empires babylonien, perse et hellénistiques.
La mise à l’épreuve (Gn 42,18-24) :
Les frères se considèrent maintenant « coupables » et raisonnent à partir de la conception d’un lien entre les actes d’une personne et ce qui lui arrive (Tun-Ergehen-Zusammenhang), ce qui n’est pas tout à fait identique à la rétribution. C’est une idée qui s’exprime en Égypte par celle de la ma’at, à savoir que tout acte a forcément des conséquences pour celui qui l’a commis.
Le choix de Siméon comme otage :
Pourquoi Siméon ? De nouveau, le narrateur reste muet sur les motivations de Joseph. On peut noter que Siméon est le deuxième né de Léa et que Joseph veut faire venir le deuxième né de Rachel. Ou bien, peut-être l’auteur suppose-t-il une connaissance de l’histoire de Gn 34 où Siméon et Lévi sont présentés comme violents, tuant tous les habitants de Sichem.
Le stratagème de Joseph et le retour vers Jacob :
Le fait que Joseph puisse faire cacher l’argent dans des sacs de blé semble présupposer la monnaie frappée, assez petite pour pouvoir être dissimulée dans des affaires de voyage, telle qu’elle va s’imposer dès l’époque perse. De nouveau, le texte effectue subtilement une identification entre Joseph et ’elohîm. C’est Joseph qui a fait cacher l’argent, et les frères disent que c’est Dieu qui est à l’œuvre. Curieusement, après leur arrivée chez Jacob, on apprend que les frères découvrent à nouveau de l’argent. Le verset, qui parle de cette deuxième découverte (v. 35), est un ajout. Il interrompt très clairement la suite entre les versets 34 et 36, puisque Jacob ne répond qu’à la perte de ses fils Benjamin et Siméon.
La deuxième descente des frères en Égypte (Genèse 43-44)
La négociation du départ (43,1-14) :
1 La famine s’appesantissait sur le pays.
2 Quand ils eurent achevé de manger le grain qu’ils avaient rapporté d’Egypte, leur père leur dit : « Retournez nous acheter quelques vivres. »
3 Juda lui répondit : « L’homme nous a expressément stipulé : “Vous ne serez pas admis en ma présence si votre frère n’est pas avec vous.”
4 Si tu décides d’envoyer avec nous notre frère, nous descendrons t’acheter des vivres ;
On observe tout de suite le rôle important de Juda. C’est lui qui parle pour les frères et les défend, et non plus Ruben comme à la fin du chapitre 42. S’agit-il de deux strates différentes, ou veut-on montrer que Juda est bien plus « efficace » que Ruben ? Il pourrait dans ce cas-là s’agir d’une tentative pour renforcer les liens entre Joseph (la diaspora égyptienne), Juda (la province de Yehoud) et Benjamin (qui fait partie de la province de Yehoud). Au niveau du parallèle avec Gn 37, on peut remarquer que ce sont ici les frères qui ont repris le rôle de la caravane ismaélite en apportant les mêmes produits plus d’autres, et, à la place de Joseph, ils emmènent Benjamin en Égypte.
Le séjour des frères auprès de Joseph (43,15-34) :
15 Ces hommes emportèrent le présent, ils prirent avec eux la seconde somme d’argent et Benjamin. Ils partirent, descendirent en Egypte et se présentèrent à Joseph.
16 Voyant Benjamin avec eux, Joseph dit à son majordome : « Amène ces hommes à la maison, tue une bête et apprête-la, car ces hommes mangeront avec moi à midi. »
17 L’homme exécuta ce qu’avait dit Joseph et introduisit les hommes dans la maison de Joseph.
18 Ils furent effrayés d’être introduits dans la maison de Joseph. « C’est à cause de l’argent remis dans nos sacs à blé lors du précédent voyage, s’écrièrent-ils. On nous emmène avec nos ânes pour nous malmener, pour nous tomber dessus et nous traiter en esclaves. »
19 Ils s’approchèrent du majordome de Joseph et s’adressèrent à lui à l’entrée de la maison :
20 « Pardon, mon seigneur, dirent-ils. Nous sommes descendus lors d’un précédent voyage pour acheter des vivres.
21 Or, quand nous sommes arrivés à la halte et que nous avons ouvert nos sacs à blé, l’argent de chacun se trouvait près de l’ouverture de son sac. C’est notre argent à chacun, bien pesé, que nous rapportons avec nous
22 et nous sommes descendus en ayant avec nous une autre somme pour l’achat des vivres. Nous ne savons pas qui avait remis notre argent dans nos sacs à blé. » –
23 « Soyez tranquilles et ne craignez rien, répondit-il. C’est votre Dieu, le Dieu de votre père, qui vous a mis un trésor dans vos sacs. J’avais reçu votre argent. » Puis il leur relâcha Siméon.
24 L’homme introduisit nos gens dans la maison de Joseph. Il leur apporta de l’eau pour se laver les pieds et donna du fourrage à leurs ânes.
25 Ils préparèrent le présent en attendant pour midi l’arrivée de Joseph ; ils avaient en effet compris qu’ils prendraient là leur repas.
26 Quand Joseph rentra chez lui, ils lui présentèrent le don qu’ils avaient avec eux dans cette maison et ils se prosternèrent devant lui jusqu’à terre.
27 Il leur demanda comment ils allaient, puis il dit : « Comment va votre vieux père dont vous m’aviez parlé ? Est-il encore en vie ? » –
28 « Ton serviteur, notre père, va bien, répondirent-ils ; il est encore en vie. »
29 Levant les yeux, Joseph vit Benjamin son frère, le fils de sa mère. « Est-ce là, dit-il, votre plus jeune frère dont vous m’avez parlé ? » Puis il dit : « Dieu te fasse grâce, mon fils. »
30 Emu jusqu’aux entrailles à la vue de son frère, il se hâta de chercher un endroit pour pleurer. Il gagna la chambre privée. Là, il pleura.
31 Il se lava le visage et ressortit. S’étant dominé, il dit alors : « Servez le repas. »
32 Lui, on le servit à part, et eux de leur côté. Les Egyptiens mangeaient avec lui, à part, car les Egyptiens n’ont pas le droit de manger avec les Hébreux. Ce serait pour eux une abomination.
33 Ces Hébreux s’assirent devant lui, l’aîné selon son droit d’aînesse et le plus jeune d’après son jeune âge, en se regardant les uns les autres avec stupeur.
34 Il leur fit porter des plats qu’il avait devant lui, mais le plat de Benjamin fut cinq fois plus copieux que celui de tous les autres.Avec lui ils burent tout leur soûl.
Puisque l’intendant de Joseph a relâché Siméon, les frères de Joseph sont au nombre de onze et se prosternent devant lui, comme il l’avait rêvé au chapitre 37.
Le repas, déjà annoncé au début de la rencontre avec l’intendant, constitue un point culminant dans cette rencontre avec Joseph encore incognito. La disposition des convives fait apparaître trois groupes : Joseph, ses frères et les Égyptiens. Si ce récit est adressé aux Juifs de la diaspora et si ceux-ci sont invités à s’identifier à Joseph, cette disposition reflète leur propre situation : ils se trouvent entre « Israël » et « l’Égypte », comme c’est le cas de Joseph dans cette scène. Perçus comme Égyptiens par leurs « frères », ils tentent néanmoins de maintenir les liens avec ceux-ci comme le fait Joseph en passant ses plats à sa fratrie. La remarque selon laquelle c’est une abomination תּוֹעֵבָה (tô‘eba) pour les Égyptiens de manger avec les Hébreux a souvent été mise en rapport avec une remarque d’Hérodote sur les coutumes sacrificielles des Égyptiens et leur ségrégation par rapport aux Grecs. L’histoire de Joseph refléterait-elle déjà, à l’instar du livre d’Esther, le début des discours anti-judéens ? On aurait alors un reflet de la situation de la diaspora égyptienne qui, tout en étant favorable à l’intégration, sait aussi les limites de cette intégration.
Le départ (interrompu) vers Canaan (44,1-13) :
1 Joseph donna ses ordres à son majordome : « Remplis de vivres les sacs à blé de ces gens, dit-il, autant qu’ils peuvent en porter, et mets l’argent de chacun près de l’ouverture du sac.
2 Près de l’ouverture du sac à blé du plus jeune, tu mettras mon bol, le bol d’argent, ainsi que le prix de son grain. » Il exécuta ce que Joseph lui avait dit.
3 Dès que brilla le matin, on laissa partir ces gens, eux et leurs ânes.
4 Ils avaient quitté la ville sans en être encore très loin quand Joseph dit à son majordome : « Debout ! Cours après ces gens, rattrape-les et dis-leur : “Pourquoi avez-vous rendu le mal pour le bien ?
5 N’y a-t-il pas ici ce qui sert à mon seigneur pour boire et pour pratiquer la divination ? Ce que vous avez fait est mal.” »
6 Le majordome les rattrapa et leur redit ces paroles.
7 Ils lui répondirent : « Comment mon seigneur peut-il dire pareille chose ? Il serait abominable que tes serviteurs commettent de telles actions !
8 L’argent que nous avons trouvé près de l’ouverture de nos sacs à blé, ne te l’avons-nous pas rapporté du pays de Canaan ? Comment pourrions-nous voler argent ou or de la maison de ton maître ?
9 Celui de tes serviteurs chez lequel on trouverait l’objet, qu’il meure ! Et nous serons les esclaves de mon seigneur. »
10 « Eh bien, dit-il, qu’il en soit comme vous dites. Celui chez lequel on fera la trouvaille deviendra mon esclave et vous serez quittes. »
11 Vite, ils posèrent leurs sacs à terre, chacun le sien, et ils l’ouvrirent.
12 Le majordome commença la fouille par le plus grand, il l’acheva par le plus petit et on trouva le bol dans le sac de Benjamin.
13 Ils déchirèrent leurs vêtements, chacun rechargea son âne et ils retournèrent dans la ville.
Joseph répète, au moment du départ des frères, la même stratégie que lors du premier voyage en faisant de nouveau cacher l’argent dans les sacs des frères, mais dans la suite ce motif ne joue plus de rôle. En effet, ce deuxième stratagème de Joseph sert à singulariser Benjamin en faisant cacher sa coupe dans le sac de ce dernier. On peut donc imaginer que l’ordre primitif de Joseph à l’intendant concernait seulement la coupe et qu’un rédacteur a ensuite rajouté l’idée de l’argent pour renforcer le parallèle avec Gn 42.
Les deux interventions de Juda :
Juda, qui voulait vendre Joseph, est maintenant prêt à se substituer à Benjamin, pour que celui-ci puisse retrouver son père, parce qu’autrement son père mourra.
La découverte de l’identité de Joseph et ses suites (Genèse 45)
1 Joseph ne put se dominer devant tous ceux qui se tenaient près de lui. « Faites sortir tous mes gens », s’écria-t-il. Nul d’entre eux n’était présent quand il se fit reconnaître de ses frères.
2 Il sanglota si fort que les Egyptiens l’entendirent, même la maison du Pharaon.
Reconnu de ses frères, Joseph fait venir son père
3 « Je suis Joseph, dit-il à ses frères. Mon père est-il encore en vie ? » Mais ses frères ne purent lui répondre, tant ils tremblaient devant lui.
4 Joseph dit à ses frères : « Venez près de moi. » Ils s’approchèrent. « Je suis Joseph votre frère, dit-il, moi que vous avez vendu en Egypte.
5 Mais ne vous affligez pas maintenant et ne soyez pas tourmentés de m’avoir vendu ici, car c’est Dieu qui m’y a envoyé avant vous pour vous conserver la vie.
6C’est en effet la seconde année que la famine sévit au cœur du pays et, pendant cinq ans encore, il n’y aura ni labours ni moissons.
7 Dieu m’a envoyé devant vous pour vous constituer des réserves de nourriture dans le pays, vous permettre de vivre et à beaucoup d’entre vous d’en réchapper.
8 Ce n’est donc pas vous qui m’avez envoyé ici, mais Dieu. Il m’a promu Père du Pharaon, maître de toute sa maison et régent de tout le pays d’Egypte.
9 « Dépêchez-vous de remonter vers mon père pour lui dire : “Ainsi parle Joseph ton fils : Dieu m’a promu seigneur de toute l’Egypte, descends vers moi sans t’arrêter.
10 Tu demeureras dans le pays de Goshèn et tu seras près de moi, toi, tes enfants et tes petits-enfants, ton petit et ton gros bétail et tout ce qui est à toi.
11 C’est là que je pourvoirai à ta subsistance pour que tu ne sois pas privé de ressources, toi, ta maison et tous les tiens, car il y aura encore cinq années de famine.”
12 « Vous le voyez de vos propres yeux, et mon frère Benjamin le voit des siens, que je vous parle de ma propre bouche.
13 Faites savoir à mon père toute l’importance que j’ai en Egypte et tout ce que vous avez pu y voir ; dépêchez-vous de faire descendre ici mon père. »
Joseph se donne à reconnaître :
Cela se produit deux fois, au v. 3 et au v. 4. Peut-être s’agit-il là d’une redondance et d’une emphase voulues, mais l’on peut aussi penser que les v. 3 et 4a ne font pas partie de la strate primitive (phénomène de la Wiederaufnahme), d’autant plus que Joseph sait déjà que son père est en vie, puisqu’il avait déjà posé la question lors de la première rencontre avec les frères.
L’installation dans le pays de Goshen (v. 10) :
Le nom vient probablement de l’égyptien Gsm (cf. Gesem in LXX), un nom attesté depuis le VIIIe siècle avant notre ère et surtout à l’époque saïte (672-525) en tant que nom d’un nôme, le 20e dans la partie est du Delta.
L’invitation du Pharaon et le voyage des frères vers leur père (v. 16-28) : Le chapitre 45 se termine avec l’implication de Pharaon dans la descente de Jacob. Il est possible que ce passage se soit trouvé à la fin de l’histoire originelle de Joseph qui contenait peut-être encore la descente de Jacob en Égypte, sa rencontre avec Pharaon et la réconciliation définitive des frères après la mort de Jacob.
Joseph invente le capitalisme (Genèse 47)
Après la remarque sur Joseph fournissant de la nourriture à sa famille, intervient un épisode qui le montre seul face aux Égyptiens, sans qu’il y soit question de sa famille.
Ce passage sur l’enrichissement de Pharaon grâce à Joseph constitue un ajout. Il s’inspire des changements économiques qui se mettent en place dans le Levant et sans doute aussi en Égypte dès l’époque perse et, ensuite, sous les Ptolémées. On peut faire remarquer qu’à deux reprises, dans ce passage, on mentionne le pays d’Égypte et le pays de Canaan (v. 13 et 15) qui sont touchés par les mesures de Joseph, alors que le « dialogue » a lieu exclusivement avec les Égyptiens. Est-ce que cela peut refléter l’incorporation du Levant jusqu’à la hauteur du Liban dans l’empire des Lagides dès la fin du IVe siècle avant notre ère ? Selon le texte massorétique du verset 21, Joseph transfère la population dans les villes ; cela pourrait refléter une urbanisation sous les Lagides, on pourrait aussi penser au peuplement d’Alexandrie, de Memphis et de Canope où séjourna la cour royale.
L’administration lagide voulait sans doute faire de l’Égypte un grand domaine aussi rentable que possible. Il devait donc être géré comme une vaste entreprise privée. L’homme le plus important du royaume était l’administrateur économique du royaume : on l’appelait le « diocète », le régisseur. Et, en Gn 47, c’est justement Joseph qui joue ce rôle. L’ajout de Gn 47,13-26 peut donc bien refléter les changements économiques à l’époque lagide que l’auteur veut attribuer, soit avec fierté, soit avec ironie, à Joseph.
La fin de l’histoire de Joseph (Genèse 50,15-26)
Les derniers versets du chapitre 50, qui se situent après l’enterrement de Jacob en Canaan, contiennent tout autant la conclusion de l’histoire de Joseph que son intégration dans un contexte plus large qui est soit le Pentateuque, soit l’Hexateuque.
Pour les frères, la mort de Jacob met en question la réconciliation avec Joseph. Ils ont peur que Joseph applique maintenant une sorte de loi du talion pour leur rendre la pareille (faire du mal pour rendre le mal). La réponse de Joseph au v. 20 continue de laisser planer l’ambiguïté : « Vous, vous comptiez me faire du mal, Dieu a compté en faire du bien ». Souvent, on y voit le point culminant de l’histoire de Joseph, mais c’est une affirmation qui permet plusieurs interprétations. La question « Suis-je à la place de Dieu ? » reprend le thème de l’identification possible de Joseph et de ’elohîm qui parcourt donc l’ensemble de l’histoire de Joseph.
La mort de Joseph à l’âge de 110 ans (v. 22) :
Les 110 ans dépendent d’une idée répandue en Égypte, celle de la durée de vie des hommes exceptionnels et qui est attestée tout au long de l’histoire de l’Égypte. On la trouve également à l’époque saïte sur le sarcophage d’un général du nom de Potasimto et, encore, dans d’autres exemples jusqu’à l’époque hellénistique. Joseph meurt comme un Égyptien exemplaire, comme le montre aussi son embaumement.
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