La  construction littéraire d'Abraham

La  construction littéraire d'Abraham

INTRODUCTION

Il est tout à fait possible d'aborder et lire le Pentateuque à la manière d'une grande narration (interrompue par des textes de prescriptions) qui traverse l'histoire et le temps grâce à une suite de succession de récits caractérisant diverses époques. La narration commence par décrire les origines du monde et de l’humanité (Gn 1–11), le temps des patriarches avec les figures d'Abraham, d'Isaac, de Jacob et de Joseph (Gn 12–50) et la grande tribulation de la sortie d’Égypte, de la révélation du Sinaï et du séjour au pied de cette montagne (Ex-Dt). Le récit se présentant en quelque sorte comme une biographie de Moïse puisque celui-ci s'ouvre avec l’histoire de sa naissance (Ex 2) et se clôture avec le récit de sa mort (Dt 34). Au premier abord, le récit d’Abraham et des patriarches peut ressembler à une sorte de long prologue au grand récit de Moïse et de la sortie d’Égypte. Néanmoins, l’histoire d’Abraham et celle de Moïse n’ont pas toujours appartenu à une même narration. Premièrement on peut sans difficulté lire l’histoire d’Abraham pour elle-même, celle-ci ne prépare pas obligatoirement à une suite, puisque celle-ci comme celle de Moïse est délimitée par les notices sur la naissance et la mort du patriarche (Gn 11,26-27 ; 25,7-10). Il en va de même pour la compréhension du récit de Moïse, celle-ci ne nécessite pas la connaissance préalable de l’histoire patriarcale. Les quelques allusions à Abraham, Isaac et Jacob qu’on y trouve ont été ajoutées tardivement par des scribes soucieux de souligner le lien entre les deux histoires. On peut, sans difficulté, lire l’histoire de l’exode et de Moïse sans connaissance préalable d’Abraham. On trouve d’ailleurs dans la Bible hébraïque un certain nombre de « résumés historiques » qui parlent de l’exode sans faire le lien avec la tradition patriarcale. Par exemple, dans le Psaume 136, on passe du rappel des œuvres du Dieu créateur directement à l’épopée de l’exode sans mentionner les patriarches. De même, le rappel de l’histoire d’Israël, en Ezéchiel 20, commence par la révélation de YHWH à son peuple en Égypte.

Les deux récits d’Abraham et de Moïse, furent à l’origine deux histoires totalement indépendantes sans lien l’une avec l’autre. Cette observation qui remonte pour l’exégèse historico-critique au XIXe siècle joue un rôle fort important dans la discussion actuelle sur la formation du Pentateuque. Plusieurs travaux récents issus des sciences bibliques européennes insistent sur cette indépendance entre des traditions patriarcales d’un côté et celles de Moïse et de l’exode de l’autre. Un certain nombre de travaux récents s’accordent sur l’hypothèse que c’est le milieu sacerdotal (« P ») qui pour la première fois a imaginé un lien littéraire et théologique entre Abraham et Moïse, en les intégrant, comme nous allons le voir, dans une histoire de la Révélation.

Abraham et Moïse sont sans équivoque les hommes les plus importants de la Torah. Tous deux ils participent à l'élaboration de l’identité juive, mais chacun à sa manière. Abraham est clairement un ancêtre, comme le montre déjà l’intrigue de Gn 12–25 qui tourne autour de la question de la descendance. Le livre de la Genèse dans sa plus grande partie (à part l’histoire de Joseph) est parcouru par des généalogies. On y trouve fréquemment le titre : « et voici les תולדות toledot » (les engendrements) qui soulignent également l’importance de la succession des générations. Dans le livre de l’Exode, on ne rencontre nulle part un tel intérêt généalogique. Contrairement à Abraham, Moïse n’est pas un ancêtre. Il a certes un ou deux fils – il semble y avoir des traditions différentes à ce sujet – mais ces fils ne jouent aucun rôle dans la suite de l’histoire. La Bible passe sous silence ce qu’ils deviennent. Le successeur de Moïse n’est pas un de ces fils. Son successeur se nomme Josué, et le texte précise d'ailleurs à chaque mention de celui-ci qu’il est « fils de Noun » et non pas de Moïse. Et lorsque Yahvé, suite aux transgressions d’Israël, veut, à deux reprises, faire de Moïse l’ancêtre d’un nouveau peuple (Ex 32,10 : « Je vais les supprimer et faire de toi une grande nation » ; Nb 14,12 : « Je vais le priver de son héritage et de toi je ferai un peuple plus grand et plus puissant que lui »), Moïse s’oppose à ce plan et réussit à convaincre Yahvé de donner à son peuple une nouvelle chance. Moïse c'est l'intercesseur, celui qui plaide la cause d’Israël face à Yahvé. Cette fonction rejoint celle de médiateur qui résume le mieux le rôle de Moïse dans la Torah. C’est grâce à Moïse qu’Israël a connaissance des lois que Yahvé révèle à Israël pour lui permettre d’exister en tant que peuple de Yahvé.

Moïse, le médiateur, et Abraham, l’ancêtre, c’est ainsi qu’on pourrait résumer la fonction de ces deux figures de la Bible Hébraïque. Pourtant, Abraham est plus qu’un ancêtre. Dans un article important, Albert de Pury* a qualifié Abraham d’ancêtre «œcuménique» en se référant à la présentation du patriarche dans les textes sacerdotaux. Pour Thomas Römer, ce souci d’œcuménisme n’est pas limité aux seuls textes sacerdotaux. L’ensemble du cycle d’Abraham fait apparaître un souci d’intégration, de cohabitation et d’ouverture aux autres. Alors que les traditions de l’exode sont marquées par un discours de ségrégation et une violence rhétorique à l’égard des peuples habitant le pays à conquérir, Abraham est dépeint comme l’ancêtre ou le parent de la plupart de ces peuples. Abraham n’est pas seulement l’ancêtre, il devient dans certains textes aussi l’intercesseur, le médiateur et le modèle de croyant, dépassant même Moïse.

A DE PURY, « Abraham: The Priestly Writer’s “Ecumenical” Ancestor », in S.L. MCKENZIE – T. RÖMER (edd.), Rethinking the Foundations. Historiography in the Ancient World and in the Bible. Essays in Honour of John Van Seters (BZAW 294), Berlin-New York 2000, 163-181.

La formation du cycle d'Abraham.

La construction de la figure d’Abraham, c'est fait en plusieurs étapes et  à travers lesquelles le Patriarche devient de plus en plus l’ancêtre en qui tous peuvent se reconnaître et donc, le précurseur indispensable de Moïse.  Il est impossible de dresser dans un seul article les diverses hypothèses diachroniques et exégétiques apportant chacune leurs explications sur la formation du cycle d’Abraham, car elles sont peut-être aussi nombreuses que les différentes lectures synchroniques qui ont été proposées pour l’histoire de ce patriarche. Je reprendrais le modèle diachronique de Thomas Römer,  qui s’appuie sur un certain nombre de travaux récents qui convergent plus ou moins dans le modèle suivant.

Il faut savoir, et je crois qu'il ne doit y avoir aucun doute à ce sujet, que la figure (littéraire) d’Abraham est plus récente que celle de Jacob. Les attestations d’Abraham en dehors du Pentateuque sont plus fréquentes que celles de Jacob et ne se trouvent pas dans des textes préexiliques. Le texte souvent commenté d’Ez 33,34* montre qu’Abraham fut un ancêtre revendiqué par la population non exilée de Juda qui s’appuie sur lui pour légitimer son droit à la terre. *

Ez 33,24 : Fils de l’homme, les habitants de ces ruines (twbrxh) qui se trouvent sur le sol d’Israël disent : « Abraham était seul (dx)) et il a possédé (#ry) le pays; nous nous sommes nombreux, c’est à nous que le pays est donné en possession ». Si ce texte date de la fin du VIe siècle, il nous apprend qu’Abraham est une figure connue, liée à la terre, probablement sur le mode de l’autochtonie. La référence à Abraham et Sarah en Es 51,1-3** va dans le même sens. ** Es 51,1-3a: Ecoutez-moi vous qui êtes en quête de justice, vous qui cherchez YHWH. Regardez le rocher d’où vous avez été taillés, et le fond de tranchée d’où vous avez été tirés.  Regardez Abraham, votre père, et Sarah qui vous a mis au monde; il était seul (dx)), en effet, quand je l’ai appelé : or, je l’ai béni, je l’ai multiplié. Oui, YHWH réconforte Sion, il réconforte toutes ses ruines (twbrxh). Il rend son dé- sert pareil à un Eden, et sa steppe pareille à un Jardin de YHWH. Il semble que ce texte réagisse à Ez 33,24, en apportant un message d’espoir aux « habitants de ces ruines », décriés en Ez 33,24ss. Ici, Abraham et Sarah sont liés au thème de la descendance. Ces références, qui ne mentionnent ni Jacob ni la provenance d’Abraham d’ailleurs, confirment qu’on peut, en effet, très bien entendre et lire l’histoire d’Abraham comme un récit d’ancêtre indépendant. C’est le récit de la quête d’une descendance, de la légitimation d’un territoire et de l’explication des liens généalogiques avec des tribus et peuples voisins.

a) C’est autour de ces thèmes que tournent Gn12,10-20; 13;16; 18; 19 et 21 que la plupart des auteurs attribuent au noyau de l’histoire d’Abraham. Cette première version du cycle d’Abraham a sans doute vu le jour à Hébron, qui était au VIII/VIIe siècle la « capitale » du Néguev. À l’époque de l’exil ces récits ont été regroupés pour justifier le droit des Judéens non exilés au pays et à un avenir (descendance). Abraham, tel qu’il apparaît dans ces textes, est une figure autochtone, rien n’est dit d’une provenance extra-cananéenne. J.-L. Ska a fait observer qu’« en lisant 12,6 sans aucune prévention et en faisant abstraction du contexte immédiat, il semble qu’Abraham ait toujours été dans la terre de Canaan». On peut alors se demander si ce verset était le début de l’histoire primitive du cycle d’Abraham ou (ce qui paraît plus probable) si le début originel a été supprimé lors de l’ajout des versets 11,27–12,4.

b) Il existe également un certain consensus en ce qui concerne les éléments sacerdotaux du cycle d’Abraham : 11,27-31 ; 12,4b-5 ; 13,6.11b-12 ; 16,3.15s; 17; 19,29; 21,1b-5; 23; 25,7-11a. Ces textes peuvent se lire à la suite sans problème, ce qui parlerait plutôt en faveur d’un récit à l’origine indépendant qui a été combiné plus tard avec la version plus ancienne.

c) Il s’ensuit qu’une grande partie des textes du cycle d’Abraham a une origine post-sacerdotale. C’est le cas des textes en Gn 20–22, souvent appelé « élohistes ». Ces textes, on le verra, semblent, comme d’ailleurs aussi Gn 12,1-4, présupposer la version sacerdotale de l’histoire d’Abraham.

d) Le texte de Gn 14 est dans le contexte de l’histoire d’Abraham un morceau isolé et difficile à dater. Apparemment, il est présupposé par Gn 15, ce qui signifie qu’on l’a inséré avant ce chapitre qui est sans doute le dernier grand ajout à l’histoire d’Abraham. Si ce texte fait partie d’une rédaction du Pentateuque, on peut situer au même niveau les textes du serment du pays qui initient dans l’histoire d’Abraham un des leitmotive de la Torah : 22,15-18 ; 24,7 et 26,3.

Nous allons maintenant à partir de textes choisis pour chaque étape, montrer la construction et la transformation de l’ancêtre Abraham.

Abraham, père d'Ismaël et d'Isaac.

Dans la version primitive du cycle d’Abraham, l’ancêtre est dépeint d’une manière ambiguë. Lors de sa descente en Égypte, pour cause de famine (Gn 12,10-20), il fait passer sa femme pour sa sœur par peur d’être tué par les Égyptiens. Il profite de ce stratagème parce qu’il reçoit du Pharaon toutes sortes de richesses, sans doute comme dot pour Sarah qui finit dans le harem du roi égyptien. Contrairement à Abraham, Pharaon apparaît sous des traits positifs. Il réagit immédiatement aux plaies que Yahvé envoie en Égypte à cause de la perturbation de l’ordre du monde et il rétablit cet ordre en renvoyant Abraham dans son pays, en lui restituant sa femme et en lui laissant ses richesses. On peut en effet comprendre ce récit comme un « anti-exode » : le patriarche israélite descend en Égypte et s’y enrichit, alors que c’est Pharaon qui écoute immédiatement les manifestations de Yahvé en le renvoyant. (שׂלח, Un mot-clé dans le récit de l’exode)

Une même intention se décèle derrière le récit de la naissance d’Ismaël en Gn 16. Il ne fait aucun doute que les deux récits sont liés entre eux et qu'ils proviennent du même auteur. Hagar est présentée comme une servante égyptienne, elle fait donc partie des esclaves offerts à Abraham par le roi d’Égypte. La structure du récit est similaire : comme Gn 12,10-20, il tourne autour de deux mono -voire dialogues (en Gn 12,10-20:  Abram – Saray; Pharaon – Abram; en Gn 16: Saray – Abram; ange de Yahvé – Hagar). Les rôles d’Abram et de Saray sont pourtant inversés.  Alors qu’en 12,11-13 Abraham fait une proposition à sa femme, introduite par הנהנא, à laquelle Saray ne répond pas, mais qu’elle exécute, en Gn 16,1ss, c’est Saray qui fait la proposition à Abram de coucher avec Hagar également introduite par הנהנא et c’est Abram qui, sans mot dire, suit la proposition de sa femme. De même, lorsque le conflit entre les deux femmes éclate et que Saray interpelle Abram, celui-ci lui laisse toute la gestion de l’affaire. Donc, de nouveau, pas un Abraham idéalisé. La première version de ce récit (sans les passages P et d’autres ajouts : 16,1- 2.4-8.11-13) peut également être comprise comme un renversement du schéma exotique : Hagar, l’Égyptienne, est opprimée par sa patronne hébraïque Sarah. Cette oppression est décrite par le verbe אֲנאֲה ‘ånåh, (s’il te plaît) verbe qu’on retrouve dans le livre de l’Exode et ailleurs (Ex 1,12 ; Dt 26,6 ; etc.) pour décrire l’oppression dont souffre le peuple hébreu chez le Pharaon. Et comme Israël s’est enfui d’Égypte, Hagar s’enfuit loin d’Abraham et de Sarah (cf. bårå ̇ en Ex 14,5 et Gn 16,6). Hagar préfigure le destin d’Israël, tandis que Sarah joue le rôle de l’oppresseur égyptien. D’ailleurs, elle ressemble à un Moïse au féminin, puisqu’elle rencontre le messager de Yahvé qui lui annonce l’intervention divine en sa faveur et en faveur de l’enfant qu’elle porte en son sein. De plus, l’expérience de Hagar dépasse en quelque sorte celle de Moïse. Alors que la demande de Moïse de pouvoir contempler Dieu lui est refusée en Ex 33,20 («Tu ne peux voir ma face, car l’homme ne saurait me voir et vivre »), Hagar, selon le texte primitif de Gn 16,13, proclame avoir vu Dieu et être restée en vie : le fils de Hagar et le premier fils d’Abraham. Cette grande estime pour Ismaël est aussi perceptible dans l’explication de son nom : « Tu l’appelleras Ismaël (yi¡ma‘-Ÿl), car YHWH a entendu שָׁמַע (såma‘) (les cris de) ta misère ». Cette équation yi¡ma‘Ÿl = såma‘ yhwh signifie que l’auteur veut identifier El à Yahvé. Un phénomène identique s’observe dans le Deutéro-Esaïe, lorsque celui-ci affiche sa théologie universaliste (cf. Es 43,12 : « ainsi vous êtes mes témoins, oracle de Yahvé : moi, je suis El »). Par la mise en parallèle de YHWH et El, l’auteur de Gn 16 affirme que Yahvé n’est pas seulement le Dieu d’Abraham et d’Isaac, mais qu’il est également le Dieu de Hagar et d’Ismaël. Le texte prend ici le contre-pied de certaines déclarations émanant de la tradition deutéronomiste, celles qui insistent sur le lien exclusif entre Israël et Yahvé.
La description d’Ismaël en «âne sauvage» n’est pas péjorative comme, à la suite d’une certaine tradition rabbinique, on le dit encore de nos jours. La comparaison avec l’onagre est largement attestée dans le Proche-Orient ancien ; on la trouve par exemple dans l’épopée de Gilgamesh, dans l’élégie de Gilgamesh sur Enkidu. sert donc à souligner l’indépendance de cette « tribu » et sans doute aussi son caractère guerrier qui n’est cependant pas perçu comme quelque chose de négatif. La présentation du premier fils d’Abraham montre que l’auteur de ce récit veut insister sur les liens qu’il percevait entre les destinataires (judéens) de son récit et les descendants d’Ismaël, des tribus arabes fréquentant peut-être également le Néguev et la région autour d’Hébron.

La première version du cycle d’Abraham s’est sans doute terminée par la naissance d’Isaac, son deuxième fils, dont la naissance apparaît comme une récompense de son hospitalité. Ici, Abraham apparaît d’une manière moins ambiguë qu’en Gn 12,10-20 et Gn 16. Il prend l’initiative qui s’impose et accueille les voyageurs selon les règles. Les récits de Gn 18–19 précédant la naissance d’Isaac mettent en parallèle l’hospitalité d’Abraham et celle de Lot. L’hospitalité de Lot lui permet d’échapper à la destruction de Sodome avec ses filles. À la fin de la destruction de Sodome, il y a également des naissances : Lot, ivre, couchant avec ses filles devient l’ancêtre des Ammonites et des Moabites.

Dans la première version de l’histoire d’Abraham, celui-ci est présenté comme le père d’Ismaël et d’Isaac, et le parent des Ammonites et des Moabites.

Abraham ancêtre de la diaspora et fondateur de la circoncision :

La vision sacerdotale de l'Ancêtre.

En Gn 11,27ss, la version sacerdotale insiste sur les origines mésopotamiennes de la famille d’Abraham. La famille de Térah, le père d’Abram, est d’«Our Casdim», abréviation pour «Our, ville des Chaldéens » et il ne fait pas de doute que l’auteur de ces versets pensait à Our, de l’époque néo-babylonienne*.

(P) insiste également sur le fait qu’Abraham est le père d’Isaac au même titre que le père d’Ismaël. Les auteurs sacerdotaux s’efforcent de mettre en parallèle la naissance d’Ismaël et la naissance d’Isaac (Gn 21,3- 5) : ils indiquent pour l’un et l’autre l’âge d’Abraham au moment de leur naissance, et les notices concernant le nom des fils sont construites de manière identique :

Gn 16,15: «Abram appela Ismaël le fils que Hagar avait enfanté pour lui»;

Gn 21,3: «Abraham appela Isaac le nom de son fils... que Sarah avait enfanté pour lui ». Isaac et Ismaël, tout en vivant chacun dans son territoire, se retrouvent pour enterrer leur père Abraham (25,9). Les rédacteurs sacerdotaux ont pu concevoir une relation normale et une cohabitation pacifique entre Ismaël et Israël.

* Le mot כשׂדים est utilisé dans la Bible hébraïque exclusivement pour désigner les Babyloniens du VIe siècle avant notre ère (p. ex. 2R 24,2 ; 25,5.10.13.24-26 ; Es 13,9 ; 23,13 ; 43,14 ; Jr 24,5 ; 25,12 ; 50,1.8.25.45 ; Es 23,11).

Les parallèles que P établit entre Ismaël et Isaac ne concernent pas seulement leur naissance mais aussi leur mort. Comme Isaac (35,29), Ismaël meurt « réunis aux siens » (25,17), ce qui est la formule consacrée pour marquer la fin de la vie d’un patriarche.

La haute estime pour Ismaël apparaît encore en Gn 17, le texte clé de P de l’histoire d’Abraham.

Ce texte pose un certain nombre de problèmes diachroniques :

L’ordre de la circoncision en 9-14 est souvent considéré comme un ajout pour des raisons suivantes : l’expression « garder l’alliance » aux versets 9 et 10 ne se trouve, en dehors de ce texte, que dans des textes de type deutéronomiste. De même, l’expression « rompre l’alliance »13 et la formule d’excommunication (la nepe¡ sera coupée) se trouve seulement dans des textes sacerdotaux tardifs (Ps). De plus, les vv. 15-19 (changement de nom pour Saray) n’ont pas de lien avec 9-14, mais constituent la suite logique de 4-8. Si on suit cette hypothèse, on ne comprend cependant pas pour quelle raison Abraham et sa maison se font circoncire à la fin du texte. Abraham aurait donc, seul, pris l’initiative de faire circoncire tout le monde dans sa maison, ce qui est une idée assez étonnante. Si l’on veut éliminer l’ensemble de l’ordre concernant la circoncision, il faut alors être conséquent comme Wöhrle et considérer que le texte original de P ne contenait aucune allusion à la circoncision. Cette idée, plus simple, n’est cependant pas concluante. Il paraît logique que l’alliance avec Abraham se matérialise par un signe, comme l’alliance avec Noé (l’arc-en-ciel). Il me paraît donc difficile d’extirper du texte originel toute allusion à la circoncision.

Néanmoins, les vv. 9 et 14 sont problématiques à l’intérieur d’un texte attribué à la première édition de P (Pg). Notamment, l’idée du v. 14 qui annonce un retranchement de l’alliance de la personne qui n’accepterait pas la circoncision ne va pas très bien avec le contexte. L’insistance sur le fait que quelqu’un ne veuille pas se faire circonci refait seulement sens à partir de l’époque hellénistique, comme la montre notamment 1M1,15: «Ils se refirent des prépuces et renièrent l’alliance sainte pour s’associer aux nations ». On pourrait donc considérer, comme un ajout, seulement les vv. 9 et 14 et imaginer le discours primitif dans les vv. 10-13.

L’expression récurrente qui étend la circoncision aux esclaves dans la maison d’Abraham et à ceux achetés à des étrangers pourrait être un élargissement secondaire : « celui qui est né dans la maison ou celui acquis avec de l’argent (de n’importe quel étranger) » (12b, 13a, 23a).  On pourrait alors aussi comprendre le v. 27 comme un ajout,  puisqu’il reprend la même formule avec, peut-être aussi, le v. 26 qui fait doublon avec 24-25. Cette idée peut déjà présupposer l’existence de prosélytes. L’idée que des esclaves étrangers circoncis peuvent participer à des activités cultuelles se retrouve p. ex. en Ex 12,43-45, un texte récent, complétant les prescriptions concernant la Pâque: «Voici la prescription au sujet de la Pâque: Aucun étranger n’en mangera. Tu circonciras tout esclave acheté à prix d’argent ; alors il en mangera » (c’est d’ailleurs le seul autre texte où l’on trouve aussi l’expression מקנח־כסךּ, acquis avec de l’argent).

Finalement, le v. 21 qui précise l’alliance avec Isaac est un doublet du v. 19. De plus, la réaction d’Abraham (la circoncision d’Ismaël) au v. 23, après le départ de Dieu au v. 22, suit directement le v. 20. Il est plus logique sans le v. 21. Celui-ci a peut-être été ajouté au moment où Gn 17 a été combiné avec Gn 18, puisque l’expression « à cette époque» anticipe l’oracle de naissance en Gn 18. En même temps, il peut s’agir d’un rédacteur qui veut souligner l’idée qu’Isaac est le « vrai » destinataire de l’alliance divine.

Le texte originel de P se trouverait donc en 17,1-8.10-12a.15- 20.22.23a (Ismaël).24-25.

Avec ce texte, P établit un lien littéraire et théologique entre le cycle des origines, l’histoire des patriarches et l’épopée de Moïse. L’invitation que Dieu fait à Abraham en 17,1 : « Marche devant moi (הַלֵּךְ hlk, hitp.) et sois intègre תָמִים (tåmîm) », renvoie à la description de Noé en Gn 6,9 (P) : « Noé était un homme juste, intègre תָמִים (tåmîm) parmi ses générations, avec Dieu (hå’éløhîm) il marchait הַלֵּךְ (hlk, hitp.). Yahvé se présente à Abraham sous le nom de אל שדיי El Shadday, ce qui prépare la version sacerdotale de la vocation de Moïse en Ex 6, où Yahvé dit qu’à l’époque des patriarches il s’est révélé sous le nom d’El-Shadday, et non pas sous son « vrai » nom de YHWH. Ainsi P construit une théologie de la révélation en trois cercles : à l’époque des origines YHWH se révèle sous le nom d’Elohim, et l’alliance avec Noé (arc-en-ciel et tabou du sang) concerne toute l’humanité, l’alliance avec Abraham (El Shadday, circoncision) concerne les descendants d’Abraham, à savoir les Ismaélites (et d’autres peuples bédouins, cf. Gn 25), mais aussi les descendants d’Isaac: Jacob/Israël et Esaü, ancêtre des Edomites qui se trouvent dans une proximité étroite avec « Israël ». Le privilège d’Israël est défini en Ex 6 : la connaissance du vrai nom de YHWH. Cette construction théologique qu’on pourrait qualifier de «monothéisme inclusif» est d’une certaine manière déjà préparée dans l’explication du nom d’Ismaël en Gn 16. Ce texte est peut-être connu de P et l’a peut-être influencé aussi dans le choix du nom d’El-Shadday.

En Gn 17, P insiste sur le fait qu’Ismaël participe au signe de l’alliance que Yahvé conclut avec Abraham, puisqu’il est circoncis le premier. L’importance que l’auteur de Gn 17 donne à Ismaël se reflète aussi dans un certain nombre d’expressions.
Pour parler de l’alliance, on peut distinguer, en Gn 17, l’utilisation des expressions suivantes :

• Abraham 17,2-6: Donner (nåtån), Multiplier (råbåh), être fécond (påråh), père d’une multitude (’ab hámôn)
• Abraham et sa descendance : 17,7 : Établir (qûm), alliance perpétuelle (berît ‘ôlåm)

Isaac:17,19:Établir(qûm),allianceperpétuelle(berît‘ôlåm)
• Ismaël: 17,20: Multiplier (råbåh), être fécond (påråh), donner (nåtån), une grande nation (gôy gådôl).

Le fait que les promesses qui concernent Ismaël, au v. 20, correspondent à celles d’Abraham, aux vv. 2ss, montre qu’Ismaël deviendra à son tour ancêtre contrairement à Isaac qui perpétue en quelque sorte la lignée qui mènera vers « Israël ». Cette observation se confirme dans les termes utilisés pour exprimer la multiplication de la descendance qui sont quasiment identiques pour Abraham et pour Ismaël :

Abraham t1

 

Gn 17,19-20 précisent que l’alliance avec Abraham continuera dans la prochaine génération via Isaac. Il faut sans doute comprendre qu’il est question de l’alliance qui débouchera en Ex 6 sur la vraie connaissance du nom divin qui est, en effet, réservée à Israël. La « limitation » de l’alliance à Isaac ne concerne ni la multiplication, ni la circoncision. La différence entre Ismaël et Isaac porte sur le fait que c’est (une partie de) la descendance d’Isaac qui seule pourra accomplir le vrai culte de YHWH, qui vivra « devant la face de YHWH ».

La mention du don du pays en 17,8 confirme la volonté de P de présenter Abraham comme une figure de cohabitation. Le pays est d’abord désigné comme ארץ מגוריך (pays dans lequel tu es un gër) et puis il est donné comme  אחזה. Le pays est appelé Canaan, une expression qui, pour P, comprend, selon A. de Pury, presque tout le Levant. En ce qui concerne l’expression de la « terre où l’on séjourne comme immigré », s’agit-il ici de la tentative de P de combiner les récits patriarcaux avec ceux de l’exode et de la conquête ? C’est sans doute une fonction possible de cette expression qu’on trouve encore en Gn 28,4 ; 36,7 ; 37,1 ; 47,9 ; Ex 6,4. Mais on peut aussi se demander si, pour P, le pays n’est jamais donné autrement que sous cette forme-là. Cela dépend, en effet, du sens que l’on donne à  אחזה. Ce nom dérive d’une racine signifiant « saisir, tenir » et est souvent traduit par « possession ». Il pourrait, cependant, signifier en premier lieu l’usufruit de quelque chose, comme l’attestent apparemment des textes de Mari.
Le vrai propriétaire du pays, les Israélites n’ayant qu’un statut d’hôtes et de résidents dans ce pays (« le pays est à moi, car vous êtes chez moi comme des immigrés – gërîm – et comme des habitants », v. 23). Dans ce cas, on pourrait émettre l’hypothèse que les deux expressions du v. 8 se complètent : ceux à qui le pays est donné en usufruit permanent restent cependant des étrangers, puisque Yahvé reste le vrai propriétaire du pays. C’est aussi, dans ce sens, que l’a compris la LXX, qui traduit  אחזה par ka- taschesis, un mot qui n’est pas attesté avant et qui correspond à l’expression katekein gẽn qui signifie, dans des papyri du IIe siècle avant notre ère, «jouir de la possession d’une terre». Donc ce qui est permanent pour Abraham et sa descendance, c’est le droit de profiter du pays dont jouissent tous ceux de ses descendants qui y vivent. C’est à Dieu de laisser vivre les descendants d’Abraham, soit dans le pays, soit ailleurs, sans qu’il soit nécessaire de poser à nouveau la question de la possession du pays. Ceci correspond à la situation de l’époque perse où des Judéens se trouvent à la fois dans le Levant, la Mésopotamie et en Égypte.

Abraham, l'ancêtre qui craint Dieu r(Gn 20-22)

Les chapitres 20–22 sont étroitement reliés entre eux, entre autres par une nette prépondérance de l’utilisation d’éløhîm. Dans le cadre de la théorie documentaire traditionnelle on avait attribué ces chapitres, à l’exception de 21,1-7 (« P » avec des restes de « J ») au document E (« Elohiste »), mais ce fut un Elohiste qui a toujours été fragmentaire et très vite contesté par des tenants de la théorie documentaires eux-mêmes. On est alors obligé de reposer la question de l’utilisation abondante du terme ’éløhîm dans les chapitres Gn 20–22.

Abraham reflète dans ces textes, et notamment en Gn 22, l’image d’un ancêtre qui met toute sa confiance en son dieu et qui est prêt à offrir son fils «unique», comme le précise Gn 22,2. Déjà les rabbins s’étaient étonné qu’Abraham soit ici appelé père d’un fils unique  (יחיר).

Cette expression montre que Gn 22 présuppose Gn 21,9-21, un midrash tardif de Gn 16 qui veut expliquer la tension entre Gn 16 (Ismaël naît dans le désert) et Gn 16,15.16 et Gn 17 (P ; Ismaël naît et se trouve dans la maison d’Abraham) et qui met ainsi en scène la séparation d’Ismaël de la maison d’Abraham.

Gn 21,8-20 fonctionne en effet comme prologue ou prélude à l’histoire de Gn 22,1-19. On observe, entre ces deux textes, les parallèles suivants :

– La vie du fils est menacée (en 21 par Sarah, en 22 par Dieu) ;
– Dieu donne un ordre auquel Abraham obéit (21,12-14 ; 22,1-3) ; – la vie du garçon est sauvée par une intervention du ciel שׂמים en

21,17 et 22,11 et 15) ;
– Cependant ce sauvetage ne ramène pas ses fils à Abraham ; le fils et le père sont désormais séparés l’un de l’autre (21,21 : Ismaël habite loin d’Abraham ; 22,19 : Abraham s’en retourne sans Isaac).

En effet, à la fin de l’histoire du sacrifice en Gn 22, Isaac est bizarrement absent. Au verset 5, Abraham, lorsqu’il part avec Isaac dit à ses serviteurs : nous reviendrons (שׂוב). Curieusement, selon 22,19, Abraham revient (שׂוב) seul, Isaac n’est pas mentionné. Certains commentateurs juifs en ont conclu qu’Isaac avait été sacrifié et était parti au paradis. Plus récemment, on a même tenté de reconstruire un texte ancien dans lequel Isaac aurait vraiment été offert en sacrifice par son père. Cette théorie va à l’encontre du récit qui réfléchit, entre autres, sur la séparation nécessaire entre un père et son fils. Malgré le « happy end », Isaac reste séparé d’Abraham et devient dorénavant un personnage indépendant. Ainsi, Gn 21 et 22 établissent-ils un autre parallèle entre Ismaël et Isaac : les deux fils doivent être séparés de leur père.

Il est possible que dans la version primitive de Gn 22 (22,1.2-14a.19) l’auteur ait utilisé seulement les termes de ’éløhîm et de hå’éløhîm.
Dans ce cas, l’insertion du nom de YHWH serait l’œuvre d’un rédacteur. Si c’était le cas, la transformation du nom divin, qui est contenue dans le récit dans sa forme actuelle, serait due à l’interprétation théologique de ce rédacteur, ce qui n’est nullement à exclure. On observe dans le texte massorétique l’emploi de trois termes différents pour désigner Dieu :

Tableau 1 gn 12 et gn 22

– le sacrifice est demandé par hå’éløhîm (vv. 1, 3 et 9); cette construction qui apparaît souvent dans des textes tardifs, notamment dans le livre de Qohéleth désigne souvent « la divinité », un dieu insondable et terrifiant;

– dans sa réponse à Isaac, Abraham parle de ’éløhîm (v. 8) ;

– celui qui arrête le sacrifice humain, c’est l’ange de YHWH (v. 11 ; selon le TM) ; ensuite on trouve au v. 14b l’affirmation que c’est YHWH, le Dieu qui se révèle à Israël sur la montagne (allusion au Sion ?).

D’une certaine manière, Gn 22 retrace ainsi un chemin entre une divinité qui demande un sacrifice humain et YHWH qui veut être vénérée sur sa montagne par des sacrifices animaliers.

Si les textes en Gn 20–21 présupposent l’écrit sacerdotal (ou sont d’origine sacerdotale comme 21,1-7), on peut expliquer la préférence de ces textes pour ’éløhîm par la théologie sacerdotale, selon laquelle YHWH n’a pas révélé son vrai nom à Abraham ni à sa famille mais seulement à Moïse. Dans ce cas, il fallait éviter qu’Abraham (ou Sarah) parle de YHWH, tandis qu’il était possible que le narrateur utilise le tétragramme, comme en 20,18 ou en 21,1. La même logique s’applique à 22,11 et 14b, mais non pas au v. 14a selon le Texte Massorétique. Une autre raison supplémentaire pour l’utilisation d’éløhîm en 20 et 21,22ss (Abraham chez Abimélék) peut se trouver le fait que, dans ces récits, Abraham se trouve en contact avec des païens, le nom ’éløhîm étant alors plus adéquat (comme c’est également le cas pour le roman de Joseph).

Le commentaire divin en 22,12 insiste sur la crainte de Dieu de la part du patriarche qui est prêt à sacrifier son fils.

Il a souvent été observé que Gn 22,1-19 est construit comme un contrepoint à la vocation d’Abraham et il est fort plausible que Gn 12,1- 4 appartienne à la même strate rédactionnelle que Gn 20–22.

En Gn 12,1ss Abraham doit renoncer à son passé, en Gn 22 Dieu semble lui demander de renoncer à son avenir et à celui du peuple dont il est l’ancêtre. Dans les deux textes, Abraham obéit, sans faire part d’une quelconque réaction.

Notons encore que la promesse du grand nom et de la bénédiction des peuples dans le récipiendaire des promesses en 12,1-4 est à comprendre comme transfert de l’idéologie royale sur Abraham qui y revêt donc des traits royaux, alors que dans le récit de Gn 20, il est appelé « prophète ». Ces deux fonctions, royale et prophétique, sont reprises et élaborées en Gn 15, qui est la dernière grande contribution à la construction de la figure d’Abraham.

Tableau 2

Abraham, le Proto-Moïse (Gn 15)

Il n’est pas possible de retracer ici le débat autour de ce chapitre important. Jadis considéré comme un texte élohiste, il devient dans la suite un texte « deutéronomiste », pour finir comme faisant partie des textes les plus récents de l’histoire d’Abraham. Gn 15 présuppose en effet les textes P, mais aussi Gn 14, et la réflexion sur la foi du patriarche semble suggérer aussi une connaissance de Gn 22. Sur le plan diachronique, nul besoin de postuler de nombreuses couches rédactionnelles. À part des gloses, et peut-être la liste des peuples à la fin du chapitre, le tout se comprend aisément comme l’œuvre d’un rédacteur qui voulait renforcer le lien entre Genèse et Exode et faire d’Abraham une figure aussi importante que celle de Moïse, le dépassant même à certains égards.

Alors que Dt 18,14-20 fait de Moïse le premier prophète d’Israël (voir aussi le récit de sa vocation en Ex 3 qui contient des parallèles avec le récit de vocation de Jérémie notamment), Gn 15 insiste sur les traits prophétiques d’Abraham. En Gn 15,1, la combinaison entre la formule de l’événement de la parole (Wortereignisformel) et l’expression d’une vision rapproche Abram des grands prophètes, notamment Jérémie et Ezéchiel. Le texte le plus proche de Gn 15,1 est Ez 1,3a « il y eut une parole YHWH pour Ezéchiel ». Dans la suite, Abraham est mis au courant de tous les événements à venir : le séjour pendant 400 ans dans un autre pays, l’oppression et finalement le retour. Il correspond ainsi au prophète tel que le définit Am 3,7 : « Car YHWH Élohim ne fait rien sans révéler son secret à ses serviteurs les prophètes » (voir aussi Gn 18,17, une insertion tardive dans l’histoire de Gn 18–19).

Tableau 3

L’exhortation «ne crains pas» opère une transition vers le contexte royal, de même la promesse d’un grand butin (qui présuppose le patriarche guerrier de Gn 14).

La promesse d’un héritier sortant des entrailles du patriarche trouve son parallèle le plus proche en 2 S 7,12 (annonce d’une dynastie à David) :

Ces parallèles renforcent les allusions à l’idéologie royale, faisant d’Abram le précurseur de David et préparant aussi l’annonce de Gn 17 selon laquelle des nations et des rois sortiront d’Abraham.

La remarque sur la foi d’Abraham ( והאמן ביהוה) rappelle au lecteur l’épisode du roi Akhaz : אִם לֹא תַאֲמִינוּ, כִּי לֹא תֵאָמֵנוּ. « Si vous ne croyez pas, vous ne subsisterez pas », (Es 7,9). Contrairement à Akhaz qui refuse de demander un signe à YHWH, YHWH donne en quelque sorte un signe à Abram, par la conclusion de l’alliance. Alors que le roi Akhaz ne croit pas, Abram est celui qui a foi et qui apparaît ainsi comme une alternative à l’histoire de la royauté qui a mal fini. Mais Abram n’est pas seulement le Anti-Akhaz. Par sa foi, il dépasse en quelque sorte même Moïse. Le récit de Nb 20 met en scène une « transgression » de Moïse et d’Aaron pour expliquer pourquoi ils doivent mourir en dehors du pays promis. YHWH qualifie, dans ce récit, leur comportement d’absence de foi : Nb 20,12 : « Alors YHWH dit à Moïse et à Aaron : ‘Parce que vous n’avez pas eu foi en moi (לֹא-הֶאֱמַנְתֶּם בִּי), pour me sanctifier aux yeux des Israélites, vous ne ferez pas entrer cette assemblée dans le pays que je lui donne’ »). La foi d’Abram qui meurt dans le pays dépasse donc celle de Moïse qui meurt en dehors du pays.

Ensuite Abraham reçoit comme Moïse la révélation du vrai nom de son Dieu. Gn 15,7- combine l’ouverture du Décalogue et Lv 25,38 :

Le nom de YHWH est ici révélé à Abram avant Moïse – contrairement à la théologie sacerdotale. Abram ne symbolise pas comme chez P une étape pré-yahwiste, au contraire, il bénéficie avant Moïse de la révélation du Dieu du Sinaï.

Gn 15,7 apporte encore une autre correction à la version sacerdotale. C’est Abraham que YHWH a fait sortir d’Our Casdim, alors que selon la généalogie sacerdotale l’initiative de la sortie vient de Térah. C’est sans doute aussi une tentative pour suggérer que la vocation de Gn 12,1- 4 a eu lieu à Our et non à Harran comme le suggère le contexte de Gn 11,17–12,4.

La révélation à Abraham des choses à venir (vv. 13-16) et la conclusion d’une alliance pour laquelle l’auteur utilise l’expression kåråt berît, qui est le terme technique pour parler de l’alliance du Sinaï, montrent que l’auteur de Gn 15 veut enraciner les traditions principales de la Torah dans la figure d’Abraham.

Avec cette dernière retouche en Gn 15, Abraham devient à la fois le « père de la foi » et, en même temps, une figure aussi importante que Moïse.

Conclusion.

Ce bref parcours a montré comment la figure d’Abraham s’est construite sur le plan littéraire durant à peu près deux siècles. Les traditions les plus anciennes révèlent déjà un souci (contraire à la théologie deutéronomiste) de présenter un ancêtre qui inscrit « Israël » dans une parenté avec ses voisins. La théologie sacerdotale combine peut-être pour la première fois les traditions d’Abraham avec celles de Moïse et renforce le caractère œcuménique du patriarche en incluant Ismaël dans l’alliance. La rédaction «élohiste» de Gn 20–22 insiste sur le caractère exemplaire de la relation entre Abraham et Dieu en le présentant comme « craignant Dieu » et ouvrant aux peuples étrangers la possibilité de reconnaître ce même dieu. Gn 15 finalement noue la gerbe et fait d’Abraham non seulement le précurseur de Moïse mais aussi le fondateur de toute la Torah. Il est intéressant de noter que, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, le judaïsme s’est plutôt fondé sur la figure de Moïse, alors que le christianisme s’est davantage intéressé au « père » Abraham.

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