LE PROBLÈME DU MONOTHÉISME BIBLIQUE

 

PAR Thomas RÖMER

Collège de France, Université de Lausanne, University of Pretoria thomas.romer@college-de-france.fr

RÉSUMÉ

L’article retrace l’émergence du monothéisme biblique après la destruction de Jérusalem en 587 avant l’ère chrétienne. Dès le début, ce monothéisme s’ex- prime de manières très différentes ; d’ailleurs la Bible a gardé de nombreuses traces de discours polythéistes, faisant ainsi apparaître les difficultés de penser le monothéisme.

De nos jours, les religions monothéistes ont plutôt mauvaise presse. On leur reproche d’engendrer l’intolérance, la violence et les fanatismes. L’actualité géopolitique semble en effet confirmer une telle appréciation. De nombreux conflits du monde actuel comportent des composantes idéo- logiques. Au nom du Dieu unique, on tue, on exclut, on prêche la haine et l’intolérance.

Pendant plusieurs siècles cependant, l’avènement du monothéisme était regardé comme marquant un progrès intellectuel et philosophique dans l’histoire de l’humanité. Grâce au monothéisme mosaïque qui est à l’origine du judaïsme et sans lequel ni le christianisme ni l’islam n’au- raient vu le jour, l’humanité aurait abandonné la divinisation de la nature et se serait libérée d’une soumission superstitieuse aux éléments cosmiques.

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Le monothéisme aurait ainsi favorisé l’autonomie de l’homme et sa capa- cité de contrôler les forces naturelles et cosmiques. Ce n’est pas par hasard que le premier chapitre de la Bible affirme que l’homme (en tant que mâle et femelle) est fait à l’image de Dieu et qu’il lui incombe de dominer le monde et ce qu’il contient. Le monothéisme serait-il alors le premier pas vers la sortie de l’homme de la pensée religieuse, comme l’affirment cer- tains philosophes1, et notamment Marcel Gauchet2, ou serait-il responsable des catastrophes écologiques que l’humanité n’a cessé de commettre depuis le début de la révolution industrielle ?

1. L’ORIGINE DU TERME DE MONOTHÉISME

D’ailleurs, le terme de monothéisme qui semble aller de soi n’est entré dans nos langues que tardivement. La Bible ne connaît pas le terme de « monothéisme » ni son terme opposé de « polythéisme ». Ce dernier semble être attesté pour la première fois chez Philon d’Alexandrie, philo- sophe juif du premier siècle de l’ère chrétienne, qui oppose le message biblique à la doxa polutheia des Grecs. Quant au terme de monothéisme, il semble être un néologisme du 17ième siècle, et à en croire Fritz Stolz3, inventé par les Cambridge Platonists qui voulaient lier la rationalité et une approche mystique du divin. Henry More (1614-1687) utilise le terme « monothéisme » pour caractériser et défendre le christianisme contre des concepts déistes mais aussi contre l’accusation juive que la doctrine de la trinité met en question l’idée de l’unité et de l’unicité de Dieu. Le terme a ici un caractère d’exclusion, car il affirme que seul le christianisme rend témoignage du seul dieu, qui est le seul vrai dieu.

De l’autre côté se trouve Henry Bolingbroke (1678-1751) pour qui le monothéisme est l’expérience originelle de toute l’humanité ; le mono- théisme n’est pas une spécificité du judaïsme ou du christianisme, tous les systèmes religieux et philosophiques trouvent leur origines dans une idée monothéiste. Il s’agit donc d’une position inclusive.

1 Par exemple, Ernst BLOCH, L’athéisme dans le christianisme : la religion de l’exode et du royaume (Bibliothèque de philosophie), Paris, Gallimard, 1978.

2 Marcel GAUCHET, Le désenchantement du monde : une histoire politique de la reli- gion (Bibliothèque des sciences humaines), Paris, Gallimard, 1985. Ce livre a connu de nombreuses rééditions. Voir encore Marcel GAUCHET, Un monde désenchanté ?, Paris, Les Éd. de l’Atelier/Les Éd. ouvrières, 2004, ainsi que Luc FERRY et Marcel GAUCHET, Le reli- gieux après la religion (Le livre de poche), Paris, Grasset, 2007.

3 Fritz STOLZ, Einführung in den biblischen Monotheismus (Die Theologie), Darm- stadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1996, 4-12.

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Comme le souligne F. Stolz, l’idée monothéiste peut donc se comprendre de deux manières opposées : d’une manière inclusive, et d’une manière exclusive. Comme on le verra, ces deux manières se trouvent également dans les textes bibliques.

2. POLYTHÉISME ET MONOTHÉISME EN MÉSOPOTAMIE

Peut-on parler de monothéisme avant la Bible ? Dans le monde méso- potamien on constate dès le troisième millénaire avant notre ère l’élabo- ration d’un système polythéiste très élaboré. La complexité des sociétés de la Mésopotamie antique qui se caractérisent par des progrès techniques et intellectuels impressionnants se reflète dans le monde des dieux. Plus une société est hiérarchisée et différenciée, plus son panthéon est nom- breux. Les religions mésopotamiennes ont produit de grandes épopées qui ont largement influencé les auteurs bibliques, ce qui montre que les fron- tières entre monothéisme et polythéisme sont perméables : l’épopée de Gilgamesh, les récits de création et du déluge ont servi de modèles pour les auteurs bibliques qui ont repris ces grands textes en les réinterprétant dans une perspective monothéiste. Pour ne citer qu’un exemple : dans les récits mésopotamiens du déluge, très répandus depuis l’époque sumé- rienne, les rôles ont été partagés ; les dieux « méchants » décident l’exter- mination de l’humanité alors qu’un dieu « bon », ami des hommes, aver- tit son élu de la catastrophe à venir permettant ainsi la survie de l’humanité. Dans le livre de la Genèse, Yahvé, le dieu d’Israël (et le Dieu unique) assume les deux rôles : il décide d’anéantir l’humanité tout en sauvant Noé et sa famille. Ainsi, le Dieu unique, intègre aussi des cotés sombres, incompréhensibles. Cependant, une telle expérience n’est pas étrangère aux polythéismes assyrien et babylonien. Il existe en effet un certain nombre de textes dans lesquels un individu se plaint d’être abandonné par son dieu tutélaire ou d’être poursuivi par lui, textes qui rappellent des expériences telles qu’elles se trouvent formulées dans le livre de Job4. Bien que la culture mésopotamienne soit marquée par un polythéisme très élaboré, on constate néanmoins des tendances vers un « hénothéisme » : on s’attache plus particulièrement à un seul dieu sans nier l’existence d’autres divinités. Nabuchodonosor I (1125-1104) veut faire du dieu

4 Wilfred G. LAMBERT, Babylonian Wisdom Literature, Winona Lake, IN, Eisen- brauns, 1996 (1960), 21-62 ; Ronald J. WILLIAMS, « Theodicy in the Ancient Near East », CJT 2 (1956) 14-26 ; Stefan M. MAUL, Zukunftsbewältigung : eine Untersuchung altorien- talischen Denkens anhand der babylonisch-assyrischen Löserituale (Namburbi) (BaF), Mainz, P. von Zabern, 1994.

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Marduk, d’abord dieu tutélaire de la ville de Babylone, le dieu central du panthéon babylonien. Sennachérib, qui détruit Babylone en 689 avant notre ère, fait réécrire l’épopée « Enuma Elish » qui traite de la création du monde pour remplacer Marduk par Assur qui devient le « dieu du ciel et de la terre ». Le roi babylonien Nabonide (556-539), quant à lui veut faire du dieu lunaire Sin le dieu principal de l’empire babylonien. Son séjour mystérieux à Téma avait peut-être pour but d’y construire une nou- velle capitale entièrement vouée au culte de Sin5.

Ce dernier épisode n’est pas sans rappeler le Pharaon Akhénaton (Amé- nophis IV, 1353-1337) qui est souvent présenté comme étant le premier monothéiste de l’humanité. Les origines et les mobiles de la révolution monothéiste d’Aménophis IV ne sont que partiellement connus. À la sixième année de son règne, le Pharaon abandonne la capitale de Thèbes et fonde une nouvelle capitale, Akhetaton (Tell El-Amarna), vouée à la seule vénération d’Aton, le disque solaire. Le roi met en route une grande entreprise iconoclaste, qui vise avant tout à effacer toute trace d’Amon, mais aussi des autres dieux. L’hymne à Aton (dont on trouve quelques parallèles dans le Psaume 104) montre une sorte de monothéisme cos- mique qui préfigure le déisme de certains représentants des Lumières : Aton-la-lumière est le Dieu unique, qui « crée des millions de formes (les rayons de soleil), tout en demeurant dans son unité ». La nouvelle religion reste fortement marquée par l’idéologie royale : Akhénaton est le fils d’Aton, le seul qui connaisse le Dieu. D’autres textes et d’autres représen- tations donnent même l’impression que le couple royal formait avec Aton une trinité divine, semblable à celle qui existait dans les panthéons tradi- tionnels. On a souvent voulu faire de la révolution d’Akhénaton, bien vite effacée par ses successeurs, l’origine du monothéisme biblique, en faisant de Moïse le disciple du Pharaon iconoclaste ou en identifiant les deux personnages. Or, le monothéisme biblique se manifeste de manière très différente6. D’une part, il naît quelques huit siècles plus tard. D’autre part, le monothéisme biblique ne s’enracine plus dans l’idéologie royale, mais se fonde sur une Tora (« Loi »), dont Moïse, en tant que figure littéraire, devient le médiateur. Il n’existe donc aucune relation de parenté entre les deux monothéismes. Comme le dit l’égyptologue Jan Assmann, Akhénaton

5 Paul-Alain BEAULIEU, The Reign of Nabonidus, King of Babylon 556-539 B.C (YNER), New Haven, CT ; London, Yale University Press, 1989, 149-205.

6 Voir aussi la présentation du dossier par Christian CANNUYER, « La religion d’Akhé- naton : monothéisme ou autre chose ? Histoire et actualité d’un débat égyptologique », dans : René LEBRUN, et al. (éd.), Deus Unicus (HoRe, II/14), Turnhout, Brepols, 2014, 77-117.

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est une figure de l’histoire sans trace dans la tradition, alors que Moïse est une figure de la tradition, sans trace historique. Il n’y a aucune « relation de causalité entre la révolution armanienne et la naissance du monothéisme biblique »7. Il existe cependant des « traces de mémoire » du monothéisme d’Akhénaton qui ont pu influencer les auteurs bibliques lorsqu’ils ont rédigé l’histoire fondatrice de la sortie d’Égypte et de la révélation au mont Sinaï. L’association des figures de Moïse et d’Akhénaton remonte à Manéthon, un prêtre égyptien hellénisé (troisième siècle avant notre ère). Dans son histoire de l’Égypte, Manéthon relate l’histoire d’un prêtre du nom d’Osarsiph, qui serait devenu à l’époque d’Aménophis le chef d’une communauté de lépreux astreints à la corvée et qui aurait donné à cette communauté des lois contraires à toutes les coutumes d’Égypte, interdisant notamment l’adoration des dieux. On peut penser que cet Osar- siph soit une caricature d’Akhénaton8. Manéthon précise que ce chef des impurs « changea de nom et prit celui de Moïse »9. La vision de Manéthon qui présente Moïse comme un Égyptien demeuré incompris des siens pré- pare la voie à une conception qui a, parmi ses adeptes les plus connus, Sigmund Freud10. Apparemment, il y a une interaction entre le récit de Manéthon et l’histoire biblique de Moïse. Manéthon veut-il se moquer de l’Exode ? Ou alors, les auteurs bibliques cherchent-ils à contrecarrer une tradition comme celle reprise par Manéthon11 ?

3. LA BIBLE EST-ELLE MONOTHÉISTE ?

Bien que la Bible hébraïque confesse le Dieu Un et unique, elle a conservé un certain nombre de traces qui indiquent que la vénération de Yahvé n’a pas été exclusive durant de nombreux siècles. Ces traces sont relayées par des témoignages extrabibliques. Certains récits admettent

7 Jan ASSMANN, « Monothéisme et mémoire. Le Moïse de Freud et la tradition biblique », Annales 54 (1999) 1011-1026. Voir également Jan ASSMANN, « Le traumatisme mono- théiste », MoBi 124 (2000) 29-34.

8 Youri VOLOKHINE, « L’Égypte et la Bible : histoire et mémoire. À propos de la question de l’Exode et de quelques autres thèmes », Bulletin de la Société d’Égyptologie de Genève 24 (2000-2001) 83-106.

9 Pour le texte de Manéthon (transmis par Flavius Josèphe) cf. Théodore REINACH, Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au judaïsme, Paris, Les Belles Lettres, 1895 (nouvelle édition 2007), 20-34, citation p. 33 (d’après le grec).

10 Sigmund FREUD, L’homme Moïse et la religion monothéiste (Connaissance de l’Inconscient), Paris, Gallimard, 1986. Rappelons que Freud présente lui-même cet essai comme « un roman historique ».

11 Thomas RÖMER, Moïse en version originale. Enquête sur le récit de la sortie d’Égypte (Exode 1-15), Paris - Genève, Bayard - Labor et Fides, 2015, 127-129.

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sans problème que le dieu Yahvé fut d’abord la divinité tutélaire d’un clan ou d’un peuple. Ainsi, lorsque Jacob et son oncle Laban concluent un pacte de non-agression, les deux protagonistes prêtent serment chacun en se référant à son dieu :

51 Laban dit à Jacob : « Voici ce tas de pierres que j’ai jetées entre moi et toi, voici cette stèle. 52 Ce tas de pierres est témoin, cette stèle est témoin. Moi, je jure de ne pas dépasser ce tas dans ta direction et toi, tu jures de ne pas dépasser ce tas dans ma direction – et cette stèle – sous peine de malheur. 53 Que le Dieu d’Abraham et le Dieu de Nahor protègent le droit entre nous. » – C’était le Dieu de leur père. – Jacob jura par la Terreur d’Isaac, son père (Gn 31).

Dans une négociation avec les Ammonites, l’Israélite Jephté invite ceux-ci à respecter le partage des territoires nationaux :

« Ne possèdes-tu pas ce que Kemosh12, ton Dieu te fait posséder ? Et tout ce que Yahvé notre Dieu, a mis en notre possession, ne le posséderions-nous pas ? » (Jg 11,24).

Cette conception peut être également reconstruite derrière le texte massorétique de Dt 32,8-9 qui selon l’avis de plusieurs exégètes contient une altération volontaire d’un texte plus ancien (conservé partiellement dans la version grecque et un fragment de Qumran)13. Le TM est en effet difficile à comprendre :

« Quand le Très-Haut donna aux nations leur patrimoine, quand il sépara les humains, il fixa le territoire des peuples suivant le nombre des fils d’Israël, car la part de Yahvé, c’est son peuple, Jacob est son patrimoine. »

Il n’est pas évident de savoir qui est le Très-Haut (dans le contexte du Dt, on pensera sans doute à Yahvé qui est mentionné dans la suite), ni

12 Kemosh est le dieu des Moabites et non des Ammonites. S’agit-il d’une erreur d’un narrateur peu au courant des pratiques religieuses des voisins à l’Est, ou s’agit-il du fait que ce territoire est réclamé par les Ammonites (Ernst Axel KNAUF, Richter [ZBK.AT, 7], Zürich, Theologischer Verlag, 2016, 124 ; voir également la discussion chez Walter GROSS, Richter [HThKAT], Freiburg i. Br., Herder, 2009, 592-593).

13 Pour les différences textuelles voir Jan JOOSTEN, « Deutéronome 32,8-9 et les com- mencements de la religion d’Israël », dans : Eberhard BONS et Thierry LEGRAND (éd.), Le monothéisme biblique. Évolution, contextes et perspectives (LeDiv, 244), Paris, Éd. du Cerf, 2011, 91-108 ; Nicolas WYATT, « The Seventy Sons of Athirat, the Nations of the World, Deuteronomy 32.6B, 8-9 and the Myth of the Divine Election », dans : Robert REZETKO, et al. (éd.), Reflection and Refraction. Studies in Biblical Historiography in Honour of A. Graeme Auld (VT.S, 113), Leiden - Boston, MA, Brill, 2007, 547-556. Pour une autre vision : Adrian SCHENKER, « Le monothéisme israélite : un dieu qui transcende le monde et les dieux », Bib. 78 (1997) 436-448.

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pourquoi un dieu fixe les territoires des nations selon le nombre des fils d’Israël, ni pourquoi Jacob est le patrimoine de Yahvé. Le texte recons- truit, par contre, est assez clair :

« Quand Elyon (le « Très haut ») donna les nations en héritage, quand il répartit les hommes, il fixa les territoires des peuples suivant le nombre des fils d’El. En effet, la part de Yahvé est son peuple, Jacob est sa part attribuée. »

Ce texte met en scène une assemblée de divinités présidée par Elyon qui, au moment de la création et de l’organisation du monde, a attribué à chacun de ses fils un peuple. Elyon, bien attesté au premier millénaire avant notre ère, est soit le nom propre d’une divinité, soit un titre attribué au dieu El, président des panthéons cananéens, ce qui semble être le cas ici. Ce fragment mythique explique que El, qui selon les textes d’Ugarit a 70 fils, a organisé le monde en mettant chaque peuple sous le patronage d’un de ses fils14. Le poème explique ainsi la diversité des peuples et de leurs dieux tutélaires. Yahvé est donc le dieu tutélaire d’Israël, comme Kamosh est le dieu des Moabites, ou Milkom est le dieu des Ammonites. Dans cette perspective, on pourrait même qualifier ces dieux de « frères ». La même idée se reflète également dans le Psaume 82 qui évoque des dieux qui se tiennent dans l’assemblée d’El (ֲע ַדת־ ֵאל , v. 1) et qui sont tous appelés des fils d’Elyon (וּ ְב ֵני ֶע ְליוֹן ֻכּ ְלּ ֶכם, v. 6).

Des découvertes épigraphiques ainsi que la Bible même montrent clai- rement que la religion d’Israël et de Juda durant la première moitié du premier millénaire avant J.-C. ne se distinguait guère de celles de leurs voisins. Le fait que le dieu d’Israël porte un nom propre, Yahvé, ou plutôt Yahou, nom que le judaïsme a plus tard refusé de prononcer, est une indi- cation d’une conception polythéiste, puisqu’un nom propre sert à la dis- tinction. On devait donc différencier Yahvé des autres dieux. D’ailleurs, Yahvé n’était pas vénéré comme un Dieu célibataire mais il avait une parèdre, une déesse qui lui était associée. Plusieurs inscriptions et témoi- gnages archéologiques font apparaître à côté de lui Ashéra, une déesse sémitique de l’Ouest, attestée à Ougarit, chez les Philistins et en Mésopo- tamie. Deux de ces inscriptions, datant du 8ième ou 7ième siècle et décou- vertes à Kuntillet ‘Ajrud dans la péninsule du Sinaï15, contiennent des bénédictions : « Je vous bénis par Yahvé de Samarie et par son Ashéra » ;

14 Ce thème est repris dans l’idée des « 70 pères » d’Israël qui descendent en Égypte en Dt 10,22.

15 Zeev MESHEL et Liora FREUD, Kuntillet ʻAjrud (Ḥorvat Teman): an Iron Age II Reli- gious Site on the Judah-Sinai Border, Jerusalem, Israel Exploration Society, 2012.

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« Je te bénis devant/par Yahvé de Téman et son Ashérah »16. Rappelons que dans ces graffiti on trouve un « Yahvé de Samarie » ainsi qu’un « Yahvé de Téman », ce qui montre que Yahvé fut vénéré dans des sanc- tuaires différents (même à l’extérieur d’Israël) sous des manifestations différentes, à l’instar d’autres divinités du Proche-Orient ancien.

4. L’ORIGINE D’UNE VÉNÉRATION EXCLUSIVE DE YAHVÉ

L’idée d’une vénération exclusive de Yahvé, telle qu’elle est formulée dans la première partie des « dix commandements » (« Tu n’auras pas d’autres dieux en face de moi ») n’est donc pas un trait originel de la religion yahviste ; c’est le résultat d’une longue évolution, et la Bible elle-même en garde le souvenir. Notons que la formulation « tu n’auras pas d’autres dieux en face de moi », implique sans doute une situation dans le temple de Jérusalem où face à la statue de Yahvé se trouvaient des représentations d’autres divinités.

L’idée que Yahvé est le seul dieu d’Israël et que ceux qui le vénèrent ne doivent pas suivre les « autres dieux » – dont l’existence n’est d’ail- leurs nullement niée – se trouve surtout dans le livre du Deutéronome. Ce livre a probablement vu le jour aux alentours de 622 avant notre ère dans le cadre de la politique religieuse du roi Josias qui, avec ses conseil- lers, voulait faire de Jérusalem le seul sanctuaire légitime, et de Yahvé le seul dieu de Juda : « Écoute Israël, Yahvé est notre dieu, Yahvé est un » (Dt 6,4-5). L’ouverture primitive du Deutéronome insiste sur le fait que Yahvé ne doit pas être vénéré sous différentes manifestations à Samarie (prise par les Assyriens en 722), Téman ou ailleurs. Le seul Yahvé légitime se trouve à Jérusalem. On peut comprendre cette conception monolâ- trique (qui n’est pas encore monothéiste, car l’existence des autres dieux n’est pas niée) comme une réaction à la propagande des traités assyriens,

16 Le dossier d’Ashérah continue à être discuté, voir récemment Benjamin SASS, « On epigraphic Hebrew ’ŠR and *’ŠRH, and on Biblical Asherah », TrEu 46 (Mélanges André Lemaire III) (2014) 47-66, et Émile PUECH, « L’inscription 3 de Khirbet el-Qôm revisitée et l’Ashérah », RB 122 (2015) 5-25. J’ai exposé ma vision dans Thomas RÖMER, L’invention de Dieu (Les livres du nouveau monde), Paris, Seuil, 2014, 213-228. Voir dans le même sens Judith M. HADLEY, « Yahweh and “his Asherah”: Archaeological and Textual Evidence for the Cult of the Goddess », dans : Walter DIETRICH et Martin A. KLOPFEN- STEIN (éd.), Ein Gott allein ? JHWH-Verehrung und biblischer Monotheismus im Kontext der israelitischen und altorientalischen Religionsgeschichte (OBO, 139), Freiburg - Göt- tingen, Universitätsverlag - Vandenhoeck & Ruprecht, 1994, 235-268, et Nadav NA’AMAN et Nurit LISSOVSKY, « Kuntillet ̔Ajrud, Sacred Trees and the Asherah », TA 35 (2008) 186-208.

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dans lesquels les maîtres du Proche-Orient ancien exigeaient l’allégeance absolue vis-à-vis du grand roi d’Assyrie. Pour les auteurs du Deutéro- nome, c’est Yahvé seul qu’il faut servir et non pas le roi d’Assyrie et ses dieux17.

5. EXIL, DÉPORTATION ET MONOTHÉISME

Le monothéisme biblique tel qu’il se présente à nous ne se met en place qu’après la destruction de Jérusalem en 587 et après le démantèlement des structures étatiques du royaume de Juda. Ces événements ne pouvaient être interprétés que comme l’abandon de Juda par son dieu (Ez 8,12), voire comme la faiblesse de Yahvé, incapable de défendre son peuple contre les dieux des Babyloniens (Es 50,2). C’est dans ce contexte que va se profiler la confession de Yahvé comme seul et unique Dieu.

Dans l’aristocratie judéenne, divers groupes tentèrent de surmonter la crise, en produisant des idéologies qui donnaient du sens à la chute de Juda. On peut les présenter selon un modèle proposé par Armin Steil. Ce socio- logue, influencé par Max Weber, a analysé les sémantiques de crise liées à la révolution française18. Son modèle peut cependant aussi s’appliquer aux réactions à la chute de Jérusalem que l’on trouve dans la Bible hébraïque19. Steil discerne trois types d’attitudes face à une crise : celle du prophète, celle du prêtre et celle du mandarin20. L’attitude prophétique considère la crise comme le début d’une nouvelle ère ; ses tenants sont des marginaux, mais néanmoins capables de communiquer leurs convictions. La posture des représentants conservateurs des structures sociales effondrées relève de l’attitude sacerdotale ; ici, la manière de surmonter la crise est de revenir aux origines sacrales de la société, données par Dieu, et d’ignorer la nou- velle réalité. Quant à la posture dite du mandarin, elle exprime le choix des hauts fonctionnaires, tentant de comprendre la nouvelle situation et de s’en

17 Eckart OTTO, Das Deuteronomium. Politische Theologie und Rechtsreform in Juda und Assyrien (BZAW, 284), Berlin - New York, NY, de Gruyter, 1999, 364-378 ; Thomas RÖMER, La première histoire d’Israël. L’École deutéronomiste à l’œuvre (MoBi[G], 56), Genève, Labor et Fides, 2007, 79-87.

18 Armin STEIL, Krisensemantik. Wissenssoziologische Untersuchungen zu einem Topos moderner Zeiterfahrung, Opladen, Leske und Budrich, 1993.

19 Pour une application plus détaillée du modèle de Steil voir Thomas RÖMER, « The Hebrew Bible as Crisis Literature », dans : Angelika BERLEJUNG (éd.), Disaster and Relief Management. Katastrophen und ihre Bewältigung (FAT, 81), Tübingen, Mohr Siebeck, 2012, 159-177.

20 L’expression désigne un haut fonctionnaire ou bureaucrate tendant généralement à une attitude conservatrice.

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accommoder pour conserver leurs anciens privilèges. Les « mandarins » veulent objectiver la crise dans une construction historique fournissant les motifs de l’écroulement des anciennes structures sociales. Nous pouvons résumer ainsi les trois attitudes :

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Prophète

Marginal

Espoir d’un
avenirmeilleur originesmythiques

Utopie Mythe

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Situation Légitimation

Sémantique de la crise Référence

Prêtre

Représentant du pouvoir ancien

Mandarin

Haut fonctionnaire

Niveau d’instruction intellectuelle

Construction d’une histoire

« Histoire »

Connaissance personnelle

Tradition

Retour aux

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L’équivalent biblique à la position dite du « mandarin » face à la crise est l’École deutéronomiste21. Ce sont des descendants des scribes et autres fonctionnaires de la cour judéenne, dont les prédécesseurs ont accompa- gné voire mis en œuvre la réforme de Josias. Ce groupe est obsédé par la fin de la monarchie et la déportation des élites de Juda, et cherche à expliquer l’exil en construisant une histoire de Yahvé et de son peuple allant des débuts sous Moïse jusqu’à la destruction de Jérusalem et la déportation de l’aristocratie, histoire qui se trouve dans les livres du Deutéronome jusqu’au deuxième livre des Rois.

5.1. Le discours deutéronomiste et la préparation du monothéisme

Les intellectuels judéens déportés à Babylone vont affirmer que la destruction de Jérusalem n’est pas signe de la faiblesse de Yahvé ; au contraire c’est Yahvé qui s’est servi des Babyloniens pour sanctionner son peuple et ses rois qui n’ont pas respecté les commandements de leur dieu :

2 R 24,2 : « Alors Yahvé envoya contre lui des troupes de Chaldéens, des troupes d’Araméens, des troupes de Moabites et des troupes d’Ammonites ; il les envoya contre Juda pour le faire disparaître, selon la parole que Yahvé avait prononcée par l’intermédiaire de ses serviteurs, les prophètes... ». 2 R 25,20 : « C’est à cause de la colère de Yahvé que ceci arriva à Jérusalem et à Juda, au point qu’il les rejeta loin de sa présence ».

21 T. RÖMER, La première histoire, 115-172.

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Cela signifie donc que la puissance de Yahvé n’est pas limitée à son peuple ; il est aussi le maître des ennemis de Juda. Se pose alors la ques- tion comment maintenir un lien spécifique avec ce dieu un et unique. La réponse se trouve pour les Deutéronomistes dans l’idée de l’élection : Yahvé a choisi Israël comme son peuple particulier au milieu de toutes les nations. Dans les textes monothéistes tardifs du livre du Deutéronome, l’affirmation que Yahvé a créé les cieux et la terre est souvent liée à l’affirmation de l’élection d’Israël. Ainsi, pour les Deutéronomistes, Yahvé est certes le dieu qui gouverne sur tous les peuples, néanmoins il a une relation particulière avec Israël. C’est une manière remarquable de main- tenir l’ancienne idée de Yahvé comme dieu national ou tutélaire, tout en affirmant que ce même dieu est le seul vrai dieu22.

5.2. Le discours du prophète

La réflexion monothéiste la plus poussée de la Bible hébraïque se trouve dans la deuxième partie du livre d’Ésaïe (chapitres 40-55), appelée souvent Deutéro-Ésaïe. Il s’agit d’une collection d’oracles anonymes dont la rédaction s’étend au moins sur deux siècles23 et dont le noyau est constitué par un texte de propagande célébrant l’arrivée du roi perse Cyrus à Babylone en 539 avant notre ère. Ce noyau s’inspire beaucoup du « cylindre de Cyrus », dans lequel le roi perse se fait célébrer (par le clergé de Marduk) comme étant choisi par Marduk pour gouverner sur les peuples et restaurer la paix. L’auteur de ce texte fait preuve d’un grand universalisme en présentant Cyrus comme messie de Yahvé tout en s’ins- pirant de la propagande du roi perse, qui, elle-même, reprend l’idéologie royale assyro-babylonienne24.

D’autres textes du Deutéro-Ésaïe vont plus loin en proposant, et c’est un cas plutôt unique dans la Bible hébraïque, une « démonstration

22 Thomas RÖMER, « «Par amour et pour garder le serment fait à vos pères» (Dt 7,8). Les notions de peuple de Yahvé et d’élection dans le livre du Deutéronome et la tradition deutéronomiste », dans : François LESTANG, et al. (éd.), « Vous serez mon peuple et je serai votre Dieu ». Réalisations et promesse (Le livre et le rouleau, 51), Namur - Paris, Lessius, 2016, 113-134.

23 Odil Hannes STECK, Gottesknecht und Zion. Gesammelte Aufsätze zu Deuterojesaja (FAT, 4), Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1992, et Reinhard Gregor KRATZ, Kyros im Deuterojesaja-Buch : redaktionsgeschichtliche Untersuchungen zu Entstehung und Theologie von Jes 40-55 (FAT, 1), Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1991.

24 Pour une synopse voir Thomas RÖMER, « L’Ancien Testament est-il monothéiste ? », dans : Gilles EMERY, Pierre GISEL (éd.), Le Christianisme est-il un monothéisme ? (LiTh, 36), Genève, Labor et Fides, 2001, 72-92, 87.

LE PROBLÈME DU MONOTHÉISME BIBLIQUE 23

théorique » du monothéisme. L’auteur se moque du commerce de statues de divinités dont la seule utilité est d’enrichir les artisans.

« Ceux qui façonnent des idoles ne sont tous que nullité, les figurines qu’ils recherchent ne sont d’aucun profit... Qui a jamais façonné un dieu pour une absence de profit ? » (Es 44,9-10).

Cette démonstration de l’unicité de Yahvé que le Deutéro-Ésaïe identifie souvent à El25 est présentée comme une sorte de révolution théologique.

« 14 Ainsi parle Yahvé, celui qui vous rachète, le Saint d’Israël : À cause de vous je lance une expédition à Babylone, je les fais tous descendre en fugitifs, oui, les Chaldéens, sur ces navires où retentissaient leurs acclamations. 15 Je suis Yahvé, votre Saint, celui qui a créé Israël, votre Roi. 16 Ainsi parle Yahvé, lui qui procura en pleine mer un chemin, un sentier au cœur des eaux déchaînées, 17 lui qui mobilisa chars et chevaux, troupes et corps d’assaut tout ensemble, sitôt couchés pour ne plus se relever, étouffés comme une mèche et éteints : 18 Ne vous souvenez plus des premiers événements, ne ressassez plus les faits d’autrefois. 19 Voici que moi je vais faire du neuf qui déjà bour- geonne ; ne le reconnaîtrez-vous pas ? Oui, je vais mettre en plein désert un chemin, dans la lande, des sentiers : 20 les bêtes sauvages me rendront gloire, les chacals et les autruches, car je procure en plein désert de l’eau, des fleuves dans la lande, pour abreuver mon peuple, mon élu, 21 peuple que j’ai formé pour moi et qui redira ma louange » (Ésaïe 43).

Le monothéisme du Deutéro-Ésaïe, insiste comme le discours deuté- ronomiste, sur le fait que le Dieu unique maintient une relation spéciale avec Israël26.

5.3. Le monothéisme du milieu sacerdotal

L’exil babylonien a sans doute facilité la connaissance, par les prêtres judéens, des grands mythes mésopotamiens de la création et du déluge. Les premiers chapitres de la Genèse présentent Yahvé comme le dieu créateur de tout l’univers en l’appelant élohîm, un mot qui peut se traduire par « dieu » (singulier) ou « des dieux » (pluriel). Les auteurs sacerdotaux de Gn 1 intègrent ainsi dans leur discours une conception quelque peu syncrétiste, suggérant que tous les dieux vénérés par les autres peuples ne sont en fin de compte que des manifestations de Yahvé, dieu d’Israël et

25  Ce terme a ici sans doute le sens général de « dieu ».

26  En même temps, l’exhortation de ne plus commémorer les temps anciens, peut se

comprendre comme une critique du discours deutéronomiste, obsédé par l’explication de la catastrophe de la destruction de Jérusalem, voir Jean-Daniel MACCHI, « »Ne ressassez plus les choses d’autrefois«. Ésaïe 43,16–21, un surprenant regard deutéro-ésaïen sur le passé », ZAW 121 (2009) 225-241.

24 THOMAS RÖMER

dieu de l’univers. Pour le milieu sacerdotal, cela signifie que tous les peuples rendant un culte à un dieu créateur (« élohîm ») vénèrent, sans le savoir, le dieu qui se manifestera plus tard à Israël sous le nom de Yahvé27.

Aux patriarches et à leurs descendants, Yahvé se révèle, selon l’écrit sacerdotal, comme étant « El Shaddaï » (Gn 17,1-2). Le milieu sacerdotal utilise ce nom pour expliquer que le dieu qui s’est révélé à Abraham doit, par conséquent, aussi être connu d’Ismaël, le premier fils d’Abraham, ancêtre des tribus arabes, et d’Ésaü, le petit-fils d’Abraham et ancêtre des Édomites. En recourant à « El Shaddaï », les rédacteurs sacerdotaux utilisent un nom qu’ils présentent comme archaïque mais qui était, à son époque, encore un nom divin vénéré en Arabie28.

À Moïse seulement, et via lui à Israël, Dieu révèle le tétragramme (Ex 6,2-8). C’est là le seul privilège d’Israël qui peut ainsi rendre à ce dieu le culte adéquat. Suivant le récit sacerdotal, toutes les institutions cultuelles et rituelles sont données aux Patriarches et à Israël avant l’or- ganisation politique d’Israël, ce qui veut dire qu’il n’y a pas besoin ni de pays ni de royauté pour pouvoir vénérer Yahvé d’une manière adéquate. Ce découplage du culte de Yahvé des institutions politiques et du lien avec le pays prépare en quelque sorte l’idée d’une séparation entre le domaine du religieux et le domaine du politique.

5.4. Résistances au monothéisme

La victoire du monothéisme ne fut cependant pas immédiate. Les documents provenant de la colonie judéenne d’Éléphantine, une île du Nil au sud de l’Égypte, attestent encore à l’époque perse de la vénération du dieu d’Israël (Yaho) en compagnie de deux autres divinités (Anat et Ashim-Béthel), à la manière des triades égyptiennes29. Et même, à l’inté- rieur de la Bible hébraïque se trouvent de nombreux textes qui montrent la difficulté d’un discours résolument monothéiste.

27 Albert DE PURY, « La remarquable absence de colère divine dans le Récit sacerdo- tal (Pg) », dans : Jean-Marie DURAND, et al. (éd.), Colères et repentirs divins. Actes du colloque organisé par le Collège de France, Paris, les 24 et 25 avril 2013 (OBO, 278), Fribourg - Göttingen, Academic Press - Vandenhoeck & Ruprecht, 2015, 191-213, 209.

28 Ernst Axel KNAUF, « El Šaddai - der Gott Abrahams ? », BZ NF 29 (1985) 97-103.

29 Anke JOISTEN-PRUSCHKE, Das religiöse Leben der Juden von Elephantine in der Achämenidenzeit (GOF.I NF, 2), Wiesbaden, Harrassowitz, 2008. Pour une description des relations entre la colonie d’Éléphantine et les autorités de Jérusalem et de Samarie voir Gard GRANERØD, Dimensions of Yahwism in the Persian Period: Studies in the Religion and Society of the Judaean Community at Elephantine (BZAW, 488), Berlin - New York, NY, de Gruyter, 2016, 24-80.

LE PROBLÈME DU MONOTHÉISME BIBLIQUE 25 6. LES DIFFICULTÉS DE PENSER LE MONOTHÉISME

La naissance du judaïsme à l’époque perse s’accompagne donc de la naissance du monothéisme. Mais comme le rappelle Pierre Gibert, « le monothéisme est très difficile à penser »30. L’affirmation d’un dieu unique, transcendant, « tout autre » pose un certain nombre de problèmes théolo- giques. S’il n’y a qu’un dieu, d’où vient le mal ? Faut-il alors imaginer un satan, opposé à dieu ?31 Et pourquoi ce dieu unique apparaît-il dans l’in- conscient collectif de la tradition judéo-chrétienne comme une figure mas- culine ? Un autre problème qui se pose est celui de la médiation. Comment peut-on avoir accès à ce dieu si lointain ? Le christianisme des premiers siècles a élaboré la doctrine de la Trinité, pour essayer de rendre compte du fait que le dieu transcendant s’est incarné dans la personne de Jésus de Nazareth et qu’il est présent dans la vie de chaque chrétien par le Saint-Esprit. Mais déjà le judaïsme s’est posé la question de la média- tion. On voit ainsi apparaître dans des écrits de l’époque hellénistique une angélologie très élaborée qui renoue en quelque sorte avec les pan- théons traditionnels, où le dieu suprême est entouré d’autres divinités qui sont responsables des différents aspects de la vie individuelle et col- lective. L’aboutissement de cette évolution se trouve en dehors de la Bible hébraïque, dans le Nouveau Testament et dans des écrits juifs comme le livre d’Hénoch. Ses débuts, par contre, se reflètent notamment dans les livres de Zacharie (l’ange interprète) et de Daniel. Dans le livre des Pro- verbes, au chapitre 8, la Sagesse est personnifiée, comme la Ma’at chez les Égyptiens, et devient le vis-à-vis de Dieu lors de la création du monde. Cela signifie que l’on ne peut opposer le polythéisme au monothéisme de façon manichéenne. Bien entendu, nous lisons la Bible aujourd’hui, et avec raison, comme un « document monothéiste », mais les auteurs et rédac- teurs bibliques ont également intégré des traces polythéistes, comme dans le livre de Job ou dans de nombreux psaumes où Yahvé apparaît entouré de sa cour céleste. Il y a donc, partiellement au moins, une intégration de l’héritage polythéiste dans le discours monothéiste de la Bible hébraïque. Le monothéisme biblique n’est pas une doctrine, il est pluriel et invite à une réflexion sur la relation difficile entre l’unicité et la diversité.

30 Pierre GIBERT, « Le monothéisme est très difficile à penser ! », MoBi 124 (2000) 50-51.

31 Adolphe LODS, « Les origines de la figure de satan : ses fonctions à la cour céleste », dans : (éd.), Mélanges syriens offerts à Monsieur René Dussaud II (BAH, 30), Paris, Geuthner, 1939, 649-660 ; Peggy L. DAY, An Adversary in Heaven. Satan in the Hebrew Bible (HSM, 43), Atlanta, GA, Scholars Press, 1988.

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