Les courants chrétiens du premier siècle.
Les chrétiens gnostiques
La gnose du terme grec « γνῶςισ » signifie connaissance et celui qui la connaît est un « γνωςτικόσ ». Elle apparaît pour la première fois au premier siècle après J.-C, mais elle est probablement déjà enseignée dès l’époque de Jésus. Elle figura influencée par des religions diverses : païenne, juive et chrétienne. Les gnostiques ont le sentiment de vivre en exil, prisonniers de leur prison corporelle c’est le monde, le temps démiurgique et la vie corporelle. Les questions qui caractérisent la gnose demeurent d’ordre existentiel. Nous les retrouvons dans « Les extraits de Théodote » (IIe s.) de Clément d’Alexandrie : « Qui sommes-nous ? Que sommes-nous devenus ? Où avons-nous été jetés ? Où allons-nous ? »
Les sources de connaissance de la gnose sont nombreuses.
Markschies en nomme plusieurs : Les Codex Askewianus et Brucianus, le codex de Berlin, la Bibliothèque de Nag Hammadi, (mais tous les manuscrits découverts ne sont pas gnostiques) les découvertes manichéennes de Turfan, la bibliothèque de Medinet Madi, le codex de Cologne Mani et les découvertes de l’oasis de Dakhleh. Un autre codex récemment découvert est le codex Tchacos qui fut découvert en 1970 et dont la restauration fut achevée en 2006. Ce codex de 66 feuillets écrit en copte remonte au IV siècle. Il contient le texte de l’évangile de Judas dont l’original grec, qui date du II siècle après J.-C., se
trouve perdu.
La lecture de ces textes gnostiques nous permet de reconnaître les traces d’un enseignement cohérent malgré la variété des doctrines et des mythes enseignés par la gnose. Nous nous trouvons face à une sotériologie ou de la recherche du salut de l’homme dans un monde jugé comme totalement négatif. Leurs mythes essaient d’interpréter pour quelles raisons la création se trouve déchue. Le mythe le plus connu dont nous retrouvons aussi ses points essentiels dans le « Contre les hérésies » d’Irénée de Lyon nous raconte comment l’accident qui donna naissance au mauvais démiurge surgit à l’intérieur du Plérôme. En fonction de ce concept d’un créateur mauvais, il explique que la créature soit à l’image de son créateur. Car le vrai dieu, le souverain bien et bon ne peut apparaître le créateur de ce monde déchut, opaque et mauvais. Ce démiurge ou créateur est limité et ténébreux. Il impose à sa créature et surtout à l’homme des lois mauvaises qui l’obligent à rester dans les ténèbres et la servitude des passions et de la mort. On rencontre des hommes qui, préférant rester dans leur ignorance, subissent ses lois. Mais les gnostiques prédestinés à la lumière du Plérôme cherchent la connaissance qui libère leur âme des lois de la mort. Avant qu’elle ne quitte le Plérôme, cette âme possédait un partenaire, le sauveur. Ils formaient ensemble une syzygie, un couple. En recherchant le Plérôme, c’est ce sauveur qui intervient pour la sauver (NH II, 6). Dans certains textes gnostiques, le sauveur est identifié avec Jésus. Il est le fils du dieu bon du Nouveau Testament comme il le révèle en disant : Notre Père qui est aux cieux. Alors que le dieu mauvais se trouve être la divinité de l’Ancien Testament. Il se proclame un dieu jaloux et le seul dieu (Is 45,5). D’un autre côté, nous retrouvons des textes gnostiques de tendance docète. Ils considèrent que le Christ, venu dans ce monde pour éveiller les étincelles gnostiques et les appeler au retour au Plérôme, n’a pas pris de corps. Car la matière est corrompue. Il n’est devenu homme qu’en apparence. D’autres textes s’opposent clairement à ces idées docètes et affirment la réalité de l’incarnation : « Le Sauveur a pris chair… en sorte qu’il apparaît engendré comme un enfant, corps et âme ». Le même passage parle de la mort du sauveur en vue du salut des hommes.
Les chrétiens « simples »
Face à ces chrétiens qui pensent que la connaissance demeure une condition du salut, nous rencontrons d’autres chrétiens, qui se trouvaient radicalement hostiles à la culture païenne et à la philosophie. Ils voulaient s’en tenir à la foi seule. Leur interprétation des Écritures restait littérale. Ils ne cherchaient aucunement de métaphores ou de symboles dans les textes. Leur existence est assurée à l’époque de Clément et d’Origène, qui polémiquent contre eux. Mais il reste plausible qu’il y eut un courant de chrétiens simples bien avant Clément et Origène. Dans leurs critiques, ces derniers ont l’air de s’en prendre à une tradition déjà bien constituée. Cependant, faute de documents incontestables, nous en sommes réduits à des hypothèses lorsque nous entreprenons de reconstituer les idées des simples. Ils vivaient probablement en millénaristes, comme Justin et Irénée : conformément à Apocalypse 20, 5. Ils attendaient une première résurrection des justes et leur règne avec le Christ pendant un millénaire avant l’ultime assaut du diable et le jugement dernier ; et, en vertu d’autres versets des Écritures, ils pensaient que ce règne de mille ans aurait lieu à Jérusalem et que les justes, devenus rois, passeraient leur temps à banqueter. Nous nous en rendons compte au travers leur compréhension que nous avons à faire à de gens certainement pauvres, et même très pauvres ayant de très grandes difficultés à se nourrir correctement.
On trouve toutefois un document du IIe siècle qui pourrait viser les simples. La thèse centrale du Traité gnostique sur la résurrection demeure que cette dernière figure purement spirituelle et déjà présente. De fausses représentations de la résurrection sont critiquées, parmi lesquelles l’idée selon laquelle le corps ressuscité reste en continuité avec le corps terrestre (p. 47, 11-30). Or, quels sont les chrétiens qui pouvaient exprimer la totale identité entre le corps ressuscité et le corps terrestre, sinon les simples ? La résurrection pour banqueter et donc manger nous avons besoins un corps ! C’est en tout cas ce qu’affirme Origène dans sa polémique contre les simples. Ainsi, le Traité gnostique sur la résurrection nous ferait connaître une thèse des simples plusieurs décennies avant sa formulation sous le calame d’Origène.
On aimerait savoir dans quelles conditions et à quelle date sont apparus ces chrétiens simples. Sont-ils nés en réaction au christianisme intellectualisé et dépouillé des gnostiques selon la vérité ? Ou bien ont-ils toujours coexisté avec ces derniers ? Les sources à notre disposition ne permettent pas de répondre à ces questions.
Les marcionites
Le fait même que Clément et Origène polémiquent contre Marcion suggère que la présence de marcionites à Alexandrie figure attesté. Un élève de Marcion, Apellès, semble y avoir séjourné. Mais, faute de renseignements, il me semble difficile de préciser si le Nouveau Testament de Marcion, marqué par l’antijudaïsme, est arrivé en Égypte dès 150 ou plus tard, dans les dernières décennies du II siècle.
Les Juifs chrétiens
Qu’il exista un courant judéo-chrétien au sein de la communauté juive d’Alexandrie du Ier siècle est tenu pour probable par les historiens. Au premier siècle, l’œuvre de Philon se trouve lue par les Juifs ; à la fin du II siècle, ce sont les chrétiens qui la citent ; ce passage d’une communauté à l’autre suppose un intermédiaire judéo-chrétien. Maintenant, cet intermédiaire a-t-il survécu à la guerre de Kitos ou révolte des exilés (115 - 117), menées par Trajan ? L’historien franco-polonais du droit de l’Antiquité classique Joseph Mélèze Modrzejewski (1930-2017) (« Les Juifs d’Égypte de Ramsès II à Hadrien, » Paris, 1991, p. 183 sq.) ne le pensait pas et peut-être avait-il raison. Cependant, Clément a composé un traité « contre les Judaïsants », dont il reste un seul fragment ; ce traité pourrait constituer un indice en faveur de la persistance d’un courant judéo-chrétien à Alexandrie. Toutefois, le terme « judaïsants » ne désigne pas forcément des Juifs chrétiens, mais peut se référer à des chrétiens d’origine païenne désireux d’adopter certaines pratiques de la religion hébraïque, des prosélytes donc.
Nos sources nous permettent peut-être d’atteindre un autre groupe de Juifs chrétiens, arrivés de Palestine en Égypte dans les premières décennies du II siècle, et membres de la Grande Église possédant leur évangile, « l’Évangile selon les Hébreux ». Clément d’Alexandrie, Origène et Didyme, mais non Jérôme, nous font connaître quatre versets d’un évangile selon les Hébreux, notamment celui où Jésus appelle « mère » l’Esprit saint. À leurs yeux, cet évangile ne fait pas partie du Canon, mais il ne faut pas le rejeter pour autant il est acceptable disent-ils ; il est même légitime d’argumenter à partir de lui pour les besoins d’une démonstration exégétique. Cet évangile fut d’abord rédigé en hébreu, comme le montre l’appellation de « mère » accordée à l’Esprit, mot qui est le plus souvent du genre féminin en hébreu ; plus tard, l’évangile fut réécrit en grec. Il insistait sur l’importance de la pauvreté. Ainsi, le fait même que trois Alexandrins citent notre texte prouve qu’il se trouvait en circulation à Alexandrie chez des Juifs chrétiens probablement appelés Hébreux. Cette dénomination donnée aux Juifs chrétiens figure traditionnelle depuis la « Lettre aux Hébreux » du Nouveau Testament. Le fait que cet évangile fut écrit en hébreu avant d’être traduit en grec constitue un argument en faveur de l’origine palestinienne de nos Hébreux et de leur déplacement à Alexandrie.
Le maître hébreu d’Origène qui lui a fait connaître des exégèses juives et judéo-chrétiennes appartient au groupe des Hébreux. Selon Origène, ce Juif chrétien « a fui à cause de sa foi au Christ […] loin de la Loi et il est venu là où nous résidions » (Homélie 20 sur Jérémie 2). Quand a eu lieu ce voyage forcé qui l’a conduit de Palestine à Alexandrie ? On songe présentement à la malédiction introduite contre les hérétiques dans la Birkat ha-Minim juive au début du IIe siècle : elle visait à exclure les Juifs chrétiens des synagogues et, au-delà, de la terre sainte d’Israël. Cependant, le même homme n’a pu quitter la Palestine dans les premières décennies du IIe siècle et demeurer encore vivant dans les années 210-220. L’hypothèse admise réside en ce qu’Origène utilise ici un raccourci d’expression : son maître hébreu serait en fait un réfugié de la deuxième génération.
Diversité des chrétiens
À cette diversité des courants chrétiens s’ajoute la diversité des chrétiens eux-mêmes. Diversité des origines ethniques : certains chrétiens, on l’a vu, apparaissent d’origine juive, d’autres d’origine païenne.
Diversité des conditions sociales : le père d’Origène figura martyrisé vers 200 et sa fortune confisquée ; cela suggère qu’il était probablement citoyen romain, alors que sa femme était soit égyptienne soit juive. En 206-207, huit élèves d’Origène sont suppliciés ; trois d’entre eux furent décapités, ce qui indique qu’ils sont citoyens romains, tandis que les cinq autres subissent des supplices infamants, ce qui prouve qu’ils ne sont pas des citoyens. Certes, cet événement se situe au début du III siècle, mais nous n’avons pas de raison de penser qu’il en fut autrement pour les chrétiens du II siècle.
Diversité des conditions de vie : les chrétiens que décrit Clément dans le « Pédagogue » et auxquels il s’adresse dans le sermon « Quel riche sera sauvé ? » Ce sont des gens riches, qui font partie de l’élite alexandrine. Mais ce serait une erreur de se représenter le christianisme alexandrin comme un christianisme aristocratique. En filigrane de la question que pose Clément dans son sermon, on rencontre l’existence de chrétiens pauvres, qui possèdent des revendications à l’égard de leurs riches frères dans la foi. Clément lui-même parle de chrétiens qui choisissent la simplicité pauvre (Pédagogue II, 121, 1). Et les Hébreux venus de Palestine mettaient la pauvreté au centre de leur vie.
Diversité des rôles au sein de l’Église enfin.
Des textes de Clément et d’Origène, qui ont toutes chances de refléter l’organisation ecclésiale de la deuxième partie du second siècle, distinguent les évêques, les presbytres, les diacres et les veuves ; l’évêque est le président du presbytérion, c’est-à-dire du collège des prêtres ; on trouve également des laïcs, dont on ne sait s’ils s’opposent à la catégorie des clercs ou s’ils remplissent une fonction ecclésiale.
Un mode d’expression normal de la diversité demeure l’existence de tensions. L’Église du II siècle n’en manque pas. Tension entre les courants chrétiens d’abord : à la mort de son père, Origène apparaît recueilli par une riche chrétienne, qui hébergeait un certain Paul considéré comme un hérétique gnostique. Origène interdit de partager ses liturgies et sa prière. On peut être sûr que pareille attitude était commune à la fin du IIe siècle. Ensuite, tension entre les judéo-chrétiens et les pagano-chrétiens : ceux-ci refusent l’Évangile des Hébreux. On trouve encore des tensions entre les chrétiens riches et les chrétiens pauvres, dont Clément se fait l’écho. D’autres tensions, enfin, sont visibles entre les chrétiens intellectuels et les simples, qui s’exacerbent au temps de Clément et d’Origène.
Conclusion
Nous nous trouvons dans l’impossibilité de retracer une histoire du christianisme à Alexandrie au Ier siècle. Nous butons sur le silence des sources, que la construction savante édifiée à l’époque actuelle autour du personnage d’Apollos l’Alexandrin a tenté de dépasser, mais sans emporter la conviction. Les rares sources à notre disposition ne permettent d’atteindre que des récits de fondation et des légendes. Il en va différemment pour le IIe siècle : plusieurs courants de chrétiens peuvent être dégagés ; leur diversité ethnique et sociale peut être analysée. Cependant, des zones d’ombre demeurent. Par exemple, les chrétiens simples coexistent-ils avec ceux que j’ai appelés les chrétiens gnostiques selon la vérité ? Ou bien représentent-ils une réaction contre ces derniers ? Répondre à ces questions nous semble impossible. Une autre obscurité de la période envisagée concerne le moment auquel les gnostiques, les encratites radicaux, les marcionites furent exclus de la Grande Église. Je pense que nous ne pouvons pas avancer une année précise où cette exclusion fut prononcée. Elle résulte d’un long processus de mise à l’écart, dans lequel Clément et Origène ont possédé leur part, mais aussi Justin, Irénée de Lyon ou Tertullien de Carthage. Au II siècle, le processus se trouve en cours, un peu de temps figure encore nécessaire pour aboutir.
L’histoire du christianisme alexandrin au III siècle est beaucoup mieux connue et n’entre donc pas dans ce chapitre. Toutefois, la fin de ce siècle apparut marquée, lui aussi par une obscurité : celle qui entoure la naissance du monachisme. C’est là-dessus que je voudrais conclure, parce que la naissance du monachisme a peut-être à voir avec le II siècle. Les travaux d’Ewa Wipszycka ont apporté du nouveau dans ce domaine : avant l’anachorétisme mitigé d’Antoine, on rencontre des petits groupes de deux ou trois moines, appelés remnuoth en copte et sarabaïtes dans la tradition gréco-latine. L’égalité de règle parmi les membres de chaque groupe, l’absence d’un abbé, a entraîné la condamnation des sarabaïtes dans toute la littérature monastique ultérieure. Or, jusqu’à Ewa Wipszycka, ces groupes figuraient considérés comme postérieurs à Antoine. L’inversion chronologique qu’elle propose permet de comprendre comment on est passé des groupes d’ascètes et de vierges pour le Seigneur aux moines. Une question se pose donc : ces sarabaïtes existaient-ils avant le III siècle ? Si c’était le cas, nous tiendrions un autre élément de la diversité chrétienne à Alexandrie au II siècle.