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Midrash Rabba : Abraham et l’idolâtrie

Abraham au-delà de l’idolâtrie

Abraham le de part

Tapisserie d'Abraham, le départ , tapisserie de Bruxelles 1540, coll. Hampton Court

Livre de la Genèse chapitre 11 et 12 : (Chouraqui)

Enfantements de Tèrah

27.     Voici les enfantements de Tèrah : (père d'Abraham) Tèrah fait enfanter Abrâm, Nahor et Arân, Arân enfante Lot.

28.     Arân meurt face à Tèrah, son père, en terre de son enfantement à Our-Kasdîm. (Our en Chaldée)

29.     Abrâm et Nahor prennent pour eux des femmes. Nom de la femme d’Abrâm : Saraï. Nom de la femme de Nahor: Milka, fille d’Arân, Le père de Milka et le père d’Iska.

30.    Et c’est Saraï: stérile, pour elle pas d’enfantement.

31.    Tèrah prend Abrâm son fils, Lot le fils d’Arân, Le fils de son fils, et Saraï sa bru, la femme d’Abrâm son fils. Ils sortent avec eux d’Our-Kasdîm pour aller vers la terre de Kena‘ân. Ils viennent jusqu’à Harân et habitent là.

32. Ce sont les jours de Tèrah : deux cent cinq ans. Tèrah meurt à Harân.

Chapitre 12.

Enfantements d’Abrâm

1.     Adonaï Éloïm dit à Abrâm : « Va pour toi,(va-t’en) de ta terre, de ton enfantement, de la maison de ton père, vers la terre que je te ferai voir.

2.     Je fais de toi une grande nation. Je te bénis, je grandis ton nom : sois bénédiction.

3.     Je bénis tes bénisseurs, ton maudisseur, je le honnirai. Ils sont bénis en toi, tous les clans de la glèbe. (la Terre) »

4.     Abrâm va, comme IHVH-Adonaï lui a parlé. Lot va avec lui. Abrâm a soixante-quinze ans à sa sortie de Harân.

5.     Abrâm prend Saraï sa femme, Lot le fils de son frère, tout leur acquis qu’ils ont acquis, et les êtres (les serviteurs) qu’ils ont faits à Harân. Ils sortent pour aller vers la terre de Kena‘ân. Ils viennent en terre de Kena‘ân.

6.     Abrâm passe par la terre jusqu’au lieu de Shekhèm, (sishem) jusqu’au Chêne de Morè, le Kena‘ani étant alors sur la terre.

(Jos 24,2-3a) (TOB)

2 Josué dit à tout le peuple : « Ainsi parle le SEIGNEUR, Dieu d'Israël : C'est de l'autre côté du Fleuve qu'ont habité autrefois vos pères, Tèrah père d'Abraham et père de Nahor, et ils servaient d'autres dieux. 3 Je pris votre père Abraham de l'autre côté du Fleuve et je le conduisis à travers tout le pays de Canaan,

Dans ces quelques mots par lesquels Josué entame sa rétrospective de l’histoire du peuple avant de rentrer en pays de Canaan futur royaume d'Israël qu’il va inviter ensuite à l’alliance avec Dieu, l’élection d’Abraham par Adonaï est liée à une rupture décisive avec l’idolâtrie de ses ancêtres, jusqu’à celle de son père Tèrakh. Mais pour la tradition juive, avant même d’être appelé, Abraham était attaché au Dieu unique.

Voici ce que raconte le Midrash Rabba de la Genèse (38,10) :

Le Midrash Rabba (hébreu : מדרש רבה Midrash Rabbah, ou « grand Midrash » désigne un ensemble de dix recueils de midrashim aggadiques sur les cinq Rouleaux  de la Torah :

Térah était un fabricant d’idoles. Un jour qu’il devait aller quelque part, il laissa Abraham vendre à sa place. [...] Une femme, tenant un plat de farine, vint et lui dit : Prends et offre-le leur. Il se leva, prit un bâton, fracassa toutes les idoles et mit le bâton dans les mains de la plus grande. De retour son père s’écria : Qui a fait cela ? — Comment te le cacherais-je, répondit Abraham ! Une femme, tenant un plat de farine, est venue et m’a dit : Prends et offre-le leur. Et c’est ce que j’ai fait. Mais une idole s’est écriée : C’est moi qui mangerai la première. Une autre s’est écriée : Non, c’est moi ! La plus grande s’est alors saisie d’un bâton et les a toutes fracassées. — Que me racontes-tu, s’exclama Térah, elles ne comprennent rien ! — Père, répliqua Abraham, tes oreilles seraient-elles sourdes à ce que dit là ta bouche ! Térah se saisit d’Abraham et le livra à Nemrod [le roi].

Nemrod dit à Abraham : Adore le feu. — Autant adorer l’eau puisqu’elle éteint le feu ! — Eh bien, adore l’eau ! — Autant adorer les nuages puisqu’ils portent l’eau ! — Eh bien, adore les nuages ! — Autant adorer le vent (rouah) puisqu’il disperse les nuages ! — Eh bien adore le vent ! — Autant adorer l’homme qui porte (en lui) le souffle (rouah)! — Tu me payes de mot ! Moi, je me prosterne devant le feu, je vais t’y jeter et que ce Dieu devant qui tu te prosternes vienne t’en délivrer ! Haran (le frère d’Abraham) était partagé : Si Abraham sort victorieux, méditait-il, je dirai : Je suis pour Abraham. Si Nemrod sort victorieux je dirai : Je suis pour Nemrod. Une fois Abraham jeté dans la fournaise ardente puis délivré, on demanda à Haran : Pour qui es-tu ? — Je suis pour Abraham ! On se saisit alors de lui et on le précipita dans

la fournaise. Ses entrailles furent consumées et en sortant il mourut devant son père.

C’est ce que le texte dit : « Haran mourut devant son père Térah ».

Ce petit récit du midrash Rabba n’illustre pas seulement l’opposition d'Abraham à l’idolâtrie. Il est surtout plein d'autres enseignements sur la logique de l’idolâtrie qu’Abraham refuse. Sa façon de relater à son père la destruction des statuettes en dit long, sur ce que l’idolâtrie représente à ses yeux. Pour lui, le fond de l’attitude des idoles est la convoitise en effet : chacune d'entre elle veut se jeter la première sur la farine offerte pour en profiter au maximum, au détriment des autres. Dans cette logique de rivalité, le plus fort finit toujours par dicter sa loi aux autres et par les éliminer – c'est ce que montre la mise en scène d’Abraham et le récit explicatif qu'il donne à son père.

Mais comme il est enseigné : l’idole ..  N’est qu’une projection de l’idolâtre lui-même. Aussi révèle-t-elle l’attitude profonde de ce dernier. (Et c'est ce qu’Abraham met en évidence dans son dialogue avec le roi ? Enfin de compte dit-il se prosterner devant l’idole revient, en fin de compte, à se prosterner devant l’homme, à se soumettre qu'à soi-même, à la loi tyrannique de son propre désir de son ego, ou de sa peur, quand ce n’est pas à la peur des autres. De fait,.. Dans ce récit, la loi du plus fort est bien celle de Tèrakh, le père qui livre son fils au roi, et celle de Nemrod lui-même qui prétend imposer sa loi et cherche à éliminer celui qui, comme Abraham, ose lui résister ou qui, comme Harân, se prononce contre lui.

L’épisode final avec Harân complète le tableau. Qui épouse comme lui, la logique de la loi du plus fort est réduit à n’être qu’un suiveur toujours prêt à se conformer, à s’aligner, à se soumettre. Son monologue intérieur est clair à ce sujet, « Si Abraham sort victorieux, méditait-il, je dirai : Je suis pour Abraham. Si Nemrod sort victorieux je dirai : Je suis pour Nemrod. » Ce qui lui arrive ensuite figure adéquatement le résultat d’une telle attitude : le sujet se consume intérieurement et finit par mourir, par fondre devant le puissant qui impose sa loi. Quant au feu devant lequel il faut se prosterner soi-disant pour éviter d’y périr, il n’est rien que celui de la fournaise (en hébreu, our), lieu de fusion où l’un disparaît dans l’autre – c’est-à-dire se laisse absorber par le désir tout-puissant d’un autre.

Avec cette fournaise, le midrash évoque clairement la ville de Tèrakh « Our des Babyloniens » ( En hébreu : quand on parle « des Chaldéens », on parle du nom biblique des Babyloniens.) le lieu où, selon Gn 11,28, Harân meurt devant son père.

Mais il introduit également la figure de Nemrod, le roi de Babel en Gn 10,8-10. Voilà qui ramène au récit biblique de la tour de Babel et l'exode des Juifs à Babylone. Car l’idolâtrie dont il est question dans le midrash est exactement la loi de Babel. Après avoir dit que Babel (Babylone) est la capitale du royaume de Nemrod (10,10), le récit biblique en raconte la construction. Elle est le fait de gens qui se proposent de se réduire eux-mêmes en esclavage en fabriquant des briques pour bâtir une ville autour d’une citadelle dont le chef sera porté aux nues ; (On exploite ici un double sens de l’hébreu : la “tête” (rosh) de la tour qui est dans les cieux et peut nous renvoyer aussi à son “chef”, soit le roi qui est à la tête de la ville) Ces idolâtres eux-mêmes, en sujets soumis, feront le nom de ce chef, son renom, se protégeant à son ombre de la peur d’une dispersion qui les livrerait à eux-mêmes et les affaiblirait d’autant (11,3-4).  Il ne faut pas voir ici dans la dispersion seulement le côté "dispersion physique" mais une dispersion culturelle on dirait aujourd'hui le "brassage culturel"  et en son inverse  qui est La fusion de tous en un, ( l'homogénéisation de la société ) le plus fort qui, à l’instar de Nemrod, le chef guerrier et chasseur (voir 10,8- 9), rassure les esclaves volontaires auxquels il dicte sa volonté, telle est la loi de Babel. À cela, Adonaï s’oppose radicalement, préférant décidément la diversité "culture" et la différenciation "sociale" que ne manque pas de provoquer la dispersion (11,6-9).

Cela dit, où le midrash va-t-il chercher que le père d’Abraham, Tèrakh, était un idolâtre ? Il va le chercher En Jos 24,2, sans doute. Mais Josué a-t-il raison d’émettre un tel jugement ? la réponse rabbinique est Oui. En effet, quand le narrateur de la Genèse évoque de façon succincte mais précise la famille de Tèrakh (11,26-32),

il la décrit comme une famille « babélique ». Cela ressort particulièrement du

verset 31 : « TÈRAKH prit ABRAM son fils et LOT fils d’HARÂN, fils de son fils, et SARAÏ sa bru, femme d’ABRAM son fils. »

En lisant ces deux lignes, le lecteur est frappé par la séquence de six NOMS PROPRES suivis de termes décrivant un lien de parenté, sept au total. Au niveau de l’information, tous ces mots sont inutiles : En effet le narrateur a déjà dit qu’Abram est le fils de Tèrakh et Lot celui d’Harân (v. 27) et que Saraï est l’épouse d’Abram (v. 29). Pourtant, il les répète ici dans une série où tous sont minutieusement déterminés soit par un possessif renvoyant à Tèrakh, soit par le nom d’un fils du même Tèrakh, le lien à ce dernier étant alors redit. On note en particulier, en début et en fin de série, la même expression « Abram son fils ». Tout cela, en dépendance du verbe « prendre », verbe qui indique le pouvoir, la mainmise, et dont Tèrakh est sujet. Cela souligner fortement la plus étroite appartenance mutuelle de tous ces gens sous la dépendance de Tèrakh qui, lui, ne dépend de personne ? C'est lui qui fabrique les idoles il faut comprendre que c'est lui qui conduit les gens idolâtres à l'esclavage volontaire pour Nimrod. Il travaille pour le roi Nimrod voilà pourquoi il conduit son fils Abraham en face de Nimrod.

Le narrateur enchaîne alors : « et ils sortirent avec eux de Our des Chaldéens... » L’expression est bizarre. On attendrait à « il les fit sortir », Mais c’est bien ainsi que s’exprime le texte hébreu massorétique. Et que dit-il, dans son étrangeté même, sinon que, pris par Tèrakh, tous font ce que celui-ci fait, imitant son mouvement, chacun avec ceux qui lui sont liés par de multiples liens, comme s’ils étaient fondus les uns dans les autres. Voilà donc comment Tèrakh met la main sur le destin des « siens » et fait d’eux des suiveurs, leur imposant son désir avec leur consentement spontané. C’est bien là la logique de Babel décrite plus haut, où tous fusionnent en un, se rangeant comme spontanément à l’avis du seul sujet qui impose son désir à tous ; la logique de l’idolâtrie, aussi, selon le midrash rapporté plus haut. On parlerait aujourd'hui de paternalisme pour Tèrakh et de totalitarisme pour Nimrod. En fait ce que nous enseigne le midrash Rabba c'est que le paternalisme conduit au totalitarisme.

Utilisé tant en morale qu'en économie et en politique, le terme paternalisme a deux significations :

Il désigne d'abord une attitude adoptée par certaines personnes consistant à limiter la liberté d'une ou plusieurs autres personnes, majeures ou non, dans l'intention affichée d'agir pour leur bien, comme le ferait un père avec ses enfants. Cette attitude peut être perçue comme infantilisante à l'égard de ceux qu'elle vise, en particulier les personnes n'ayant pas intériorisé les notions d'autodiscipline ou d'émancipation.

Il renvoie également à une conception des rapports sociaux, réfléchie, voire théorisée, applicable dans le monde du travail, selon laquelle les rapports entre dirigeants (qualifiés de « patrons » qui viennent de Pater en latin) et ouvriers doivent être régis selon les règles de la vie familiale.

Dans les deux cas, le terme est connoté péjorativement, associé à l'image du passé (conservateur, réactionnaire, autoritaire, phallocrate…)

Les monarques et hommes politiques célèbres ne sont-ils pas surnommés père, c’est Louis XII, « le père du peuple » ; c’est le tsar de toutes les Russies, « petit père » ; Clémenceau, « le père la victoire », Staline « le petit père des peuples »,… L’image traditionnelle du père légitime le pouvoir. Ainsi l'étatisme qui est une doctrine, politique ou culturelle, selon laquelle l'État doit être le centre et la principale structure qui dirige, administre et contrôle tout ou partie de l'activité sociale ou économique. Peut conduire au totalitarisme qui n'est pas exempt de paternalisme. C’est ce que nous dit le midrash.

On ajoutera que cette logique de Babel et de Tèrakh est idolâtre en ce qu’elle est une logique du même : une même langue, une même pensée, des mêmes mots, un même projet, un même nom – une forme de communautarisme, derrière le chef ; un seul groupe, qui à la fois enferme les personnes et les protège de l'extérieur, de ce dont ils disent avoir peur. Le repli sur soit et sur le groupe, le tout dans l’aveuglement sur l’esclavage volontaire qui s’instaure ainsi. N’est-ce pas ce qui est au cœur de l’idolâtrie, où l’homme se prosterne devant un Dieu fait à son image, ce qui le rassure mais l’enferme aussi en lui-même sans qu’il s’en rende compte ?

C’est en tout cas à cette logique que l’appel d’Adonaï (Dieu) va arracher Abram (Gn

1. Adonaï Éloïm dit à Abrâm : « Va pour toi,(va-t’en) de ta terre, de ton enfantement, de la maison de ton père, vers la terre que je te ferai voir.

2. Je fais de toi une grande nation. Je te bénis, je grandis ton nom : sois bénédiction.

3. Je bénis tes bénisseurs, ton maudisseur, je le honnirai. Ils sont bénis en toi, tous les clans de la glèbe. (la Terre) »

L’appel divin fait brèche. Car il est d’emblée invitation à écouter la parole d’un autre qui, dans le récit biblique (au contraire du Midrash), est inconnu d’Abram. Adonaï lui demande de se lancer dans une aventure qui débute par une rupture d’avec « ta terre, ton enfantement et ta maison paternelle ». La phrase l’indique clairement : la seule personne concernée, c’est Abram lui-même. Il est le sujet d’un verbe et les trois compléments sont, référés à lui, tous affectés de la préposition de séparation. Abram doit se séparer de ce qui est sien, mais aussi, on l’a vu, de ce qui le possède et l’enferme en le liant à un commencement dont il dépend depuis toujours, « la maison de son père ». Ce à quoi Adonaï l’invite, c’est donc à devenir lui-même : « il manquait à lui-même et, pour y parvenir, il s’est entendu dire qu’il devait laisser ce qu’il avait, ce qu’il était déjà » . Il s’agit bien d’un travail sur lui-même, comme le souligne peut-être le datif attaché au verbe (lek-leka, qui signifie littéralement « Va pour toi »). Mais Abram doit également quitter l’univers de la convoitise typique de l’idolâtrie. En effet, s’il se sépare de ce qui est sien, c’est pour aller vers quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la possession, mais de la relation, « la terre que je te ferai voir ». (Et non pas "que je te donnerais") Non pas une terre à avoir, mais à voir, quand Adonaï le voudra.

Ce qui est ainsi réclamé d’Abram est à l’opposé du désir conservateur des gens de Babel. Au lieu de la fusion en un grand tout un replie communautaire, c'est celui d'un devenir, d'aller de l'avant ; au lieu de la volonté d’être rassuré, c’est la confiance qui suppose que l’on prenne le risque de vaincre la peur de l’inconnu. Précisément ce qui est de nature à ouvrir quelqu’un à une relation juste avec autrui. Que l’aventure à laquelle Adonaï invite Abram soit essentiellement relationnelle, la suite le montre avec une grande limpidité par deux séries de trois verbes qui, par leur forme grammaticale, décrivent autant les conséquences du départ d’Abram qu’une promesse divine. C’est d’abord une relation forte avec Adonaï, à l’opposé de l’idolâtrie (v. 2a) :

« Pour que JE fasse TOI en grande nation et que JE bénisse TOI et que JE grandisse le nom de TOI »

Dans ces mots, Abram s’entend promettre que son départ permettra à Adonaï de lui assurer un avenir bien à lui. On notera que les deux éléments extérieurs, soulignés par le mot « grand », viennent comme remplacer ce qu’Abram est invité à quitter au verset 1 : au lieu d’en rester à « son enfantement », au passé de ses commencements, Abram deviendra une grande nation, et le nom qui lui vient de « la maison de son père » sera (ag)grandi par Dieu. Tout cela s’ajoute à la terre qu’Adonaï lui fera voir s’il quitte « sa terre » (v. 1b). Au centre de cette série, figure la bénédiction que la seconde série va développer. Mais d’ores et déjà, on peut comprendre qu’il s’agit là de la conséquence du renoncement à la convoitise et à l’idolâtrie qui, depuis le serpent, en Eden (l'ego) engendrent malédiction et mort. Or, le fruit de la bénédiction, c’est la vie et son épanouissement comme l’indique le texte des deux premières bénédictions divines données aux hommes («Fructifiez, multipliez, emplissez », Gn 1,22.28). Voilà ce qui attend Abram, s’il s’en va.

Mais Adonaï n’en reste pas là. Ce qu’il a en vue n’est pas seulement une relation à deux, qui représenterait pour Abram un nouveau risque d’enfermement dans la fusion (v. 2b-3) : « et que TU sois bénédiction et que je bénisse ceux qui bénissent TOI [...]

Et qu’acquièrent pour eux bénédiction par TOI tous les clans du sol ».

Cette seconde série de verbes reprend la bénédiction d’Abram figurant au centre de la première série pour préciser qu’elle est destinée à s’étendre et décrire comment cela peut se faire. La relation passe ici à trois termes : Adonaï, Abram et les familles de la terre. Ainsi, si Abram reçoit la bénédiction, c’est pour devenir bénédiction pour d’autres, pour que la vie le traverse et, à travers lui, par lui, rejoigne les humains que plonge dans la mort la logique de Babel, d’où Adonaï cherche à l’arracher. En ce sens, si Abram accepte l’invitation qui lui est lancée, il donnera à Dieu de réaliser son projet de bénédiction pour tous. Ce projet qui est jusque-là  mis en échec par des choix malheureux des humains victimes de la convoitise et de l’idolâtrie.

Mais comment ce projet de bénédiction va-t-il se réaliser à partir de celle d’Abram ? Un simple regard sur la grammaire est révélateur : dans cette seconde série de verbes, le sujet change chaque fois : c’est d’abord Abram qui devient bénédiction ; puis c’est Adonaï qui bénit ; enfin, ce sont les clans du sol qui acquièrent la bénédiction. Pour que le projet divin se réalise, plusieurs sujets vont devoir jouer. Voilà qui suggère déjà que ce qui se met en place, c’est une dynamique d’alliance, à l’opposé de la logique fusionnelle de Babel où tous font la même chose sous l’égide d’un seul.

Mais comment doivent agir ces sujets pour que tous soient bénis ?

Dieu donnera la bénédiction : lui seul peut le faire en tant qu’auteur de la vie. Quant à Abram, on l’a vu, dans la mesure où il accepte de quitter « son monde », il recevra la bénédiction ; il pourra alors devenir une bénédiction pour les autres qui ne seront pas passifs pour autant. La finale le souligne, en effet : c’est à eux d’« acquérir pour eux la bénédiction » en/ou par Abram. Et comment vont-ils pouvoir le faire ? C’est Adonaï lui-même qui le précise : « que je bénisse ceux qui te bénissent – mais qui te méprise, je (le) maudirai » (v. 3a).

Pour bien saisir ce qu’Adonaï dit, il faut comprendre ce que veut dire l’expression « bénir Abram ». Dans le langage de la Bible, un humain qui en bénit un autre, soit il appelle sur lui la bénédiction de Dieu (par ex. Nb 6,22-27), soit il la reconnaît à l’œuvre en lui, comme Élisabeth bénissant Marie en Lc 1,42 (voir aussi Gn 14,19). C’est ce second sens qu’il faut retenir ici. Ainsi, pour bénéficier de la bénédiction dont Abram est porteur, l’autre doit éviter de reproduire l’attitude qui a conduit Caïn à la malédiction parce qu’il s’est laissé faire par la jalousie vis-à-vis d’Abel qu’Adonaï avait regardé avec son offrande (4,4-12). Dans la mesure où, renonçant à envier à Abram la bénédiction de Dieu, il le bénit, au sens où il le reconnaît comme celui par qui la bénédiction peut l’atteindre, il recevra lui aussi le don de la vie qu’Adonaï lui offre en Abram. « Qu’est-ce que “bénir celui qui est choisi”, sinon échapper au piège de la jalousie ? ». Au contraire, celui qui méprise le béni, le traite à la légère, selon le sens concret du verbe hébreu, s’il n’accepte pas que la bénédiction lui parvienne par un autre, la bénédiction de Dieu se changera pour lui en malédiction.

Ainsi, si Abram est invité à quitter le monde de la convoitise, il n’est pas le seul à devoir le faire pour obtenir la bénédiction. Pour être béni, l’autre doit l’accepter dans sa différence, sa singularité de béni. Car la vie ne peut véritablement s’épanouir dans la logique de l’idolâtrie, ce monde du même où il n’y a pas place pour un autre véritablement autre et pour un échange entre l’un et l’autre, les relations s’y résumant à la fusion entre l’un et l’autre, ou à la soumission de l’un au désir de l’autre.

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