La complémentarité entre le masculin et le féminin dans les deux récits bibliques.

 

Le sujet des origines de l’être humain préoccupe les religions, les systèmes philosophiques et, bien sûr, aussi la science. Dans les importants récits de création du Proche-Orient ancien, la question de la création de l’être humain s’accompagne d’une réflexion sur son lien avec les dieux.

Dans les deux grandes épopées mésopotamiennes, Enuma Elish et Athrahasis, les humains sont créés à partir de l’argile ; mais l’être humain ne devient vivant que grâce au sang d’un dieu mis à mort mêlé à celle-ci.

Selon l’épopée d’Enuma Elish, l’humanité fut créée à partir du sang d’un dieu rebelle : « Ils l’enchaînèrent et le tinrent devant Ea, ils lui imposèrent le châtiment, ayant tranché ses veines. De son sang, il créa l’humanité, il lui imposa la corvée des dieux. » (VI, 31-34)

De manière similaire, dans le mythe d’Athrahasis, « avec la chair de ce dieu que Nintou [la déesse de la vie] mélange d’argile afin que le dieu même et l’homme se trouvent mélangés ensemble dans l’argile » (l. 210-216). Ensuite, la déesse découpe 14 morceaux d’argile dont elle fabrique de cette façon sept mâles et sept femelles qui sont à l’origine de l’humanité. L’épopée mésopotamienne décrit ainsi l’origine des êtres humains d’emblée dans une altérité sexuelle. Les humains sont créés immédiatement mâles et femelles, et ils possèdent en eux une « essence divine ».

Dans la Bible hébraïque, la réflexion sur l’origine de l’espèce humaine apparaît plus complexe. Cela a d’ailleurs intrigué depuis longtemps les commentateurs bibliques. En effet, nous rencontrons dans les trois premiers chapitres du livre de la Genèse pas un, mais deux récits de création. Ceux-ci présentent l’origine de l’homme et de la femme de manière toute différente. Dans le premier texte (Gn 1,1-23), l’homme et la femme sont créés simultanément. Dans le deuxième récit (Gn 2, 5-25 ; 3, 1-24), selon la lecture traditionnelle, seule l’homme à l’origine fut créé. Tandis que la femme le sera elle bien plus tard, après les animaux. Cette compréhension mérite cependant un nouvel examen. Nous le verrons, les deux récits sur l’origine de l’être humain se trouvèrent combinés à des rédactions ultérieures qui réfléchissent sur la complémentarité du masculin et du féminin.

Qu’il soit dit une fois pour toutes, car il faut encore le répéter, ces deux récits n’ont aucunement la prétention de délivrer une quelconque vérité scientifique. Nous n’en débattrons donc pas ici, et je laisserais soigneusement de côté les délibérations des évangéliques fondamentalistes en les laissant à leurs délires.

Le premier récit inscrit la création du monde et des humains dans le cadre chronologique d’une semaine, de six jours de travail divin et d’un jour de repos. Le style, le langage, la vision du monde et les préoccupations exprimées par ce texte indiquent qu’il provient de prêtres judéens exilés à Babylone ou revenus de Babylone. Exile qui je le rappelle survient à la suite de la destruction de Jérusalem en 587 avant l’ère chrétienne, et ceci jusque vers la fin du VI ou début du V siècle. Ces prêtres, lors de leur séjour à Babylone, eurent connaissance des cosmogonies ainsi que des réflexions mathématiques et astrologiques des Babyloniens. Ils s’en inspirèrent en reprenant le savoir et les concepts de cette civilisation tout en les adaptant à la théologie du judaïsme naissant.

Dans notre récit, la création se met en place selon un rythme qui n’est que rarement interrompu. Ce texte se trouve scandé par une parole créatrice : וַיֹּאמֶר אֱלֹהִים Vaijomer elohim « Dieu dit : ... ». On trouve aussi régulièrement une formule de confirmation : וַיְהִי-כֵן. vajhi-hen. « Il en fut ainsi ». Celle-ci peut être combinée avec une remarque concernant l’action divine וַיַּעַשׂ אֱלֹהִים Vaija´as elohim « et Dieu fit ». Ou encore la participation d’un des éléments créés תַּדְשֵׁא הָאָרֶץ tadše ha´arec « que la terre produise ». Ainsi qu’une formule d’appréciation : וַיַּרְא אֱלֹהִים, כִּי-טוֹב  vaijar elohim ki-tov, « Dieu vit que cela était bon ». S’y ajoutent l’appellation et le comptage des jours : וַֽיְהִי־עֶרֶב וַֽיְהִי־בֹקֶר vajhi-erev vajhi-voker  « Il y eut un soir, il y eut un matin » n’.. Jour.

Le récit de Genèse 1 présente ainsi l’œuvre créatrice d’une manière très ordonnée et harmonieuse.

Cependant au moment de la création de l’être humain, au sixième jour, ce rythme paisible et ordonné est interrompu. Au moment où Dieu, appelé en Genèse 1 אֱלֹהִים ’elohîm, décide de créer l’homme, on trouve alors un discours au pluriel (Gn 1,26-27) :

וַיֹּאמֶר אֱלֹהִים נַֽעֲשֶׂה אָדָם בְּצַלְמֵנוּ כִּדְמוּתֵנוּ וְיִרְדּוּ בִדְגַת הַיָּם וּבְעוֹף הַשָּׁמַיִם וּבַבְּהֵמָה וּבְכׇל־הָאָרֶץ וּבְכׇל־הָרֶמֶשׂ הָֽרֹמֵשׂ עַל־הָאָֽרֶץ׃

Vaijomer elohim, na´aseh adam becalmenu kidmutenu vejirdu vidgat haijam uve´of hašmajim uvabehemah uvehol-ha´arec, uvehol-haremes haromes al-ha´arec

וַיִּבְרָא אֱלֹהִים ׀ אֶת־הָֽאָדָם בְּצַלְמוֹ בְּצֶלֶם אֱלֹהִים בָּרָא אֹתוֹ זָכָר וּנְקֵבָה בָּרָא אֹתָֽם׃

Vaijivra elohim et-ha´adam becalmov, becelem elohim bara otov zahar unekevah bara otam

« Dieu (‘elohîm) dit : faisons un être humain à notre image, selon notre modèle (à notre ressemblance). Il subjuguera le poisson de la mer, l’oiseau du ciel et l’animal, tout (ce qui vit sur) la terre, toutes les bestioles qui fourmillent sur la terre. Alors Dieu créa l’homme à son image, à l’image de dieu il le créa, mâle et femelle il les créa. »

Le pluriel dans cette délibération figure étonnant et mérite explication. Certains commentateurs ont voulu l’expliquer par un pluriel de majesté. Mais cette forme de style n’est pas répandue en hébreu biblique. On pourrait alors imaginer une sorte de cour céleste où le dieu suprême s’adresse à ses ministres, comme c’est, par exemple, le cas dans le prologue au livre de Job. Mais cela n’explique pas le fait que Dieu, dans la suite, crée en même temps un mâle et une femelle à son image (au pluriel). Le pluriel  נַֽעֲשֶׂה אָדָם בְּצַלְמֵנוּ na´aseh adam becalmenu « faisons l’homme à notre image » pourrait du coup refléter un couple divin.

Il ne fait aujourd’hui plus aucun doute, que Yahvé, figurait vénéré, dans certains milieux, en compagnie d’une parèdre. Cela durant la première partie du premier millénaire avant l’ère chrétienne. Le dieu d’Israël existait alors accompagné d’une déesse, dont le nom figurait Ashéra. Cette déesse apparaît dans le livre de Jérémie sous le nom de « Reine du ciel ». Ce n’est qu’après la destruction de Jérusalem et de son temple ; lorsque les théologiens en exil comprennent que Yahvé n’est pas la divinité tutélaire d’un peuple, mais un Dieu unique ; la déesse qui lui était associée disparaît.

Il reste donc fort possible que le premier récit de création garde le souvenir du couple divin et le transpose désormais sur le couple humain. Pour les auteurs finaux de Genèse 1, Dieu avait sans doute déjà « perdu » sa femme. Mais d’une manière consciente ou inconsciente, ils transposèrent dans le couple humain un reflet ou peut-être mieux : une sublimation du couple divin.

Dans le premier chapitre de la Bible, « Dieu » est appelé אֱלֹהִים ’elohim, c’est un mot qui peut être compris soit au même degré qu’un singulier ou comme un pluriel. Le dieu אֱלֹהִים ’elohim exprime donc une unité qui insère en elle la diversité des représentations du divin et non moins l’altérité du masculin et du féminin. On pourrait même parler d’un « monothéisme inclusif » pour lequel le dieu unique peut figurer représenté aussi par un couple divin.

En quoi l’homme et la femme sont-ils alors « image » du ou des dieux ?

Ce sujet a occupé, des siècles durant, des théologiens et des philosophes. Replacer dans son contexte du Proche-Orient ancien, cette question cependant ne paraît pas si compliquée. Rappelons que les récits de création mésopotamiens donnent aux hommes une composante divine par le sang. Ici, nous possédons à la place du sang, l’idée de l’image. L’être humain est lié à Dieu puisqu’il est son représentant.

En Égypte et en Mésopotamie, ce titre « image du dieu » demeure un titre royal. Il indique que le roi reflète la divinité face au peuple, il est son représentant sur terre, le médiateur entre le dieu et le peuple.

Puisque le texte de Genèse 1 fut rédigé à un moment où l’on ne rencontrait plus de roi en Israël ; on peut comprendre l’application de ce titre à toute l’humanité comme une sorte de « démocratisation » de l’idéologie royale. Par l’ordre donné de « soumettre », cette fonction royale de l’être humain se trouve également soulignée.

Le couple humain en tant qu’image d’Élohim possède deux fonctions. En premier lieu la procréation et le gouvernement. Mais la soumission des animaux n’implique pas (encore) que les hommes les tuent pour les manger ni que ceux-ci s’entretuent. Selon Genèse 1, l’homme ainsi que les animaux sont créés végétariens. C’est seulement après le déluge que Dieu concède la consommation de viande.

Le premier récit de la Bible véhicule donc une image de Dieu et des humains qui est très éloignée des représentations artistiques ; à savoir d’un dieu créateur, isolé, un vieillard barbu quelque part là-haut dans les cieux. L’image de Dieu, selon Genèse 1, se trouve à la fois masculine et féminine. À une époque où la femme devait se soumettre à l’homme, reconnaissons-le, ceci demeure une idée assez révolutionnaire.

Dans le second récit.

Qu’en reste-t-il dès lors de l’histoire dite d’Adam et Ève ou de l’expulsion du paradis ? Dans cette histoire, probablement plus ancienne que la première, Dieu, se trouve ici appelé Yahvé et nom plus Élohim, et il crée d’abord un être humain, אָדָם ’adam, le « terreux », puisque formé à partir de la terre, אֲדָמָה adamâ. Alors que, dans les mythes mésopotamiens, les humains se trouvèrent formés par un mélange d’argile et de sang divin, en Genèse 2, la composante divine demeure le נִשְׁמַת חַיִּים nišmat haijim « souffle de vie » de Yahvé. Cependant, l’allusion au sang n’a pas totalement disparu, car le lexème אָדָם ’adam n’évoque pas seulement le terme de אֲדָמָה ’adamâ mais aussi celui de דְּמֵ dam (sang). Ce premier être humain est-il mâle ? Notons en premier lieu que אָדָם ’adam n’apparaît pas (encore) utilisé en tant que nom propre, mais pour un nom générique à fin de désigner l’être humain. D’où l’idée rabbinique selon laquelle le premier être humain fut créé comme un être asexué, voire androgyne.

En effet, la différenciation entre le masculin et le féminin n’intervient que plus tard et de la même manière qu’en Genèse 1, après la création des animaux. Pour donner suite au constat anthropologique selon lequel l’homme ne se trouve pas fait pour rester seul, Yahvé crée curieusement en premier lieu les animaux. Non pas pour que ceux-ci lui servent de nourriture, mais comme un vis-à-vis potentiel afin de pallier sa solitude.

C’est seulement après que אָדָם ’adam a nommé les animaux, signe de sa supériorité sur eux, que Yahvé crée la femme. Pour être plus précis, l’on devrait cependant parler non pas de la création de la femme, mais d’une sorte de différenciation sexuelle.

Contrairement à une compréhension courante, la femme ne demeure pas créée de la « côte » de l’homme, l’expression hébreu signifie plutôt אַחַת מִצַּלְעֹתָיו ahat misalotav « le côté, la face » et renvoie ainsi à une sorte de dédoublement.

Car c’est uniquement après cet acte que l’auteur utilise les termes אִישׁ ’ish (homme, mâle) et אִשָּׁה ’ishshâ (femme) pour parler du premier couple humain. Mais la distinction n’apparaît pas encore complète. Selon le récit, l’homme et la femme vivent dans le jardin dans un état de sexualité indifférenciée ; ils sont nus, mais ne s’en rendent pas compte.

C’est seulement en réponse à la transgression de l’interdit touchant les fruits de l’arbre au milieu du jardin, provoquée par le serpent, que la différenciation entre l’homme et la femme est définitivement acquise. Le serpent avait promis à la femme que le premier couple humain deviendrait comme des dieux, par la connaissance du bien et du mal. Or, la connaissance que l’homme et la femme acquièrent après avoir mangé le fruit concerne leur nudité et donc leur différence sexuelle. L’homme et surtout la femme sont devenus comme des dieux par leur pouvoir de procréer, de donner la vie.

L’expulsion du jardin est certes présentée comme une punition, mais c’est en même temps une nécessité. Les sanctions divines – l’enfantement dans la douleur, l’hostilité entre les animaux et les humains, le travail pénible, ainsi que la mort – décrivent en effet la condition humaine telle que la vivaient les premiers destinataires du récit. En même temps, la sortie du jardin demeure la condition nécessaire pour que la complémentarité entre l’homme et la femme puisse se réaliser. Cela dans la mise en place de l’histoire de l’humanité par la succession des générations. C’est seulement après la sortie du jardin que l’homme appelle la femme חַוָּה Ḥawwâ, Ève, la vivante ou celle qui peut donner la vie. Ainsi donc, le deuxième récit de la création de l’homme et de la femme ne se trouve pas, comme le veut une certaine tradition chrétienne, une étiologie du « péché originel ». Mais il représente davantage une réflexion sur la condition et l’autonomie humaines.

Lors de la compilation de la Torah, du Pentateuque, qui est intervenu entre 350 et 300 avant l’ère chrétienne, les rédacteurs ont combiné les deux récits sur la création de l’homme et de la femme. Ils ne souhaitaient pas choisir un récit au détriment de l’autre, les considérant sans doute comme complémentaires. En plaçant le récit sacerdotal en premier, les rédacteurs du Pentateuque ont voulu insister d’emblée sur le fait que l’idée d’image de Dieu s’applique aussi bien aux hommes qu’aux femmes. (n’en déplaise à Thomas d’Aquin !)

Ainsi les deux récits qui ouvrent la Bible hébraïque, réfléchissent à la nécessité, mais non moins à la difficulté de cette altérité entre le masculin et le féminin.

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