L’eschatologie de Paul à l’origine de la rupture.

 

 L’apôtre Paul est un personnage emblématique dans le Nouveau Testament. Non seulement il occupe une place de choix par ses épîtres qui couvrent 51 % du corpus, mais en plus il est un acteur principal dans le livre Les Actes des apôtres.

Certains ont trouvé la théologie de Paul géniale, exceptionnelle d’une grande valeur philosophique, bref pour eux Paul était un homme d’exception. Depuis peu, la question de la cohérence ou de l’incohérence de Paul dans ses épîtres se trouve ouvertement posée. La contradiction se pose d’abord au sujet de Romains 2, mais aussi de Romains 9-1. La contradiction entre Romains 9,6 et suivants et 11,25 et suivants me semble manifeste.

Romains 9, : « 6 Ce n’est point à dire que la parole de Dieu soit restée sans effet. Car tous ceux qui descendent d’Israël ne sont pas Israël, 7 et, pour être la postérité d’Abraham, ils ne sont pas tous ses enfants ; mais il est dit : En Isaac sera nommée pour toi une postérité, 8 c’est-à-dire que ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, mais que ce sont les enfants de la promesse qui sont regardés comme la postérité. »

Romains 11, « 25, Car je ne veux pas, frères, que vous ignoriez ce mystère, afin que vous ne vous regardiez point comme sages, c’est qu’une partie d’Israël est tombée dans l’endurcissement, jusqu’à ce que la totalité des païens soit entrée. 26 Et ainsi tout Israël sera sauvé, selon qu’il est écrit : Le libérateur viendra de Sion, et il détournera de Jacob les impiétés ; 27 Et ce sera mon alliance avec eux, lorsque j’ôterai leurs péchés. 28 En ce qui concerne l’Évangile, ils sont ennemis à cause de vous ; mais en ce qui concerne l’élection, ils sont aimés à cause de leurs pères. »

Les midrashim juifs ne connaissent pas d’élaboration dans l’ampleur de celle que Paul produit autour de la notion de Grâce ou de Justification. Ils ne connaissent pas non plus d’élaboration dans laquelle la Grâce remplacerait la Torah. Une telle élaboration semble même impensable dans le Judaïsme.

Comment expliquer dans le paulinisme cet évanouissement de la Torah et son remplacement par la Grâce ? Mais sommes-nous dans ce paulinisme face à des théories bien établies : Paul juif hellénisé, Paul philosophe, crise du pharisaïsme, etc. ? Encore faut-il assigner un sens stable aux énoncés figurant dans ses épîtres, ce qui n’apparaît pas si simple.

Voyez vous-même :

ce ne sont pas les auditeurs de la Loi qui sont justes devant Dieu, mais les observateurs de la Loi qui seront justifiés (Rm 2,13)

… personne ne sera justifié devant lui par la pratique de la Loi (Rm 3,20)

et cependant, sachant que l’homme n’est pas justifié par la pratique de la Loi, mais seulement par la foi en Jésus Christ, nous avons cru, nous aussi, au Christ Jésus, afin d’obtenir la justification par la foi au Christ et non par la pratique de la Loi, puisque par la pratique de la Loi personne ne sera justifié. (Ga 2,16)

Tous ceux en effet qui se réclament de la pratique de la Loi encourent une malédiction. Car il est écrit : Maudit soit quiconque ne s’attache pas à tous les préceptes écrits dans le livre de la Loi pour les pratiquer. (Ga 3, 10)

Résumons : L’homme se trouve justifié par les œuvres de la foi, mais personne ne figure justifié par la pratique de la Loi. Cependant, les observateurs de la Loi seront justifiés. Pourtant l’homme n’apparaît pas justifié par la pratique de la Loi. Enfin, ceux qui se réclament de la Loi encourent une malédiction, bien qu’il demeure écrit pour eux l’inverse : « Maudit soit quiconque ne s’attache pas à tous les préceptes écrits dans le livre de la Loi pour les pratiquer ». (épître aux Galates 3:10)

Après la lecture des évangiles le lecteur en était resté où le Messie venait accomplir la loi et non l’abolir. Curieusement, le terme de grâce demeure peu présent dans les évangiles, et surtout il n’y figure pas comme concept. Certes, Marie est comblée de grâce (Luc 1, 26-28, 2, 40) et Jésus dit des choses pleines de grâce (Jean 1:14), mais jamais cette grâce ne devient ce concept capable d’éradiquer la Loi. Chez Paul, la grâce confère à la Loi un signe négatif. Alors pourquoi Paul veut-il tuer la Loi, celle justement que Jésus venait accomplir ? Encore tout n’apparaît-il pas aussi simple, car Paul, tout en voulant tuer la Torah d’une main, trouve de l’autre le moyen de la suivre ; par exemple, de circoncire Timothée (Ac 16,1-3), de respecter les procédures relatives au naziréat (Ac 18,18 ; 21,17-26) d’observer la Pâque (Ac 20,6) ; ainsi que la Pentecôte, de jeûner à Kippur (Ac 27,9) de présenter des sacrifices au Temple (Ac 21,17-26). Enfin d’affirmer qu’il n’a jamais commis aucune faute contre la Loi des Juifs, ni contre le Temple (Ac 25,8), ni contre les coutumes des pères (Ac 28,17) et de nous expliquer que La Loi figure donc sainte, et saint le précepte, et juste et bon (Rm 7,12). « La loi donc est sainte, et le commandement est saint, juste et bon. »  Et tout cela avec une rhétorique talmudique (qui lui vient de son maître Gamliel) alors, par la foi nous privons la Loi de sa valeur ? Certes non ! Nous la lui conférons (Rm 3,31). « Anéantissons-nous donc la loi par la foi ? Loin de là ! Au contraire, nous confirmons la loi. »

Reconnaissez que cela n’est pas facile à comprendre.

Le Messie perdu et retrouvé.

Bas relief

Bas relief du IV siècle représentant Jésus à 12 ans et les docteurs de la Loi dans le Temple.

Luc au chapitre 2 l’auteur des Actes des Apôtres qui semble un proche de Paul nous raconte une histoire qui peut paraître sans grande importance il s’agit de la perte du Messie. Angoisse des proches. Finalement, le Messie qu’on croyait perdu est retrouvé dans le Temple. Que faisait-il ? Et bien tout simplement son boulot de Messie, il discute de la Loi avec les Docteurs. Verset 49 Il répond à ses parents inquiets : « Comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » Le Messie s’étonne qu’on le cherche ailleurs que du côté de la Loi. Le bas-relief présenté ci-dessus est une des interprétations artistiques de ce passage. L’intérêt de cette interprétation est de montrer que le rôle du Messie est de dérouler entièrement la Loi et ainsi de la dévoiler. Avant de procéder à la lecture, on a coutume dans toutes les communautés juives de dérouler intégralement le rouleau de la Méguila. C’est ce que les Évangiles appellent accomplir. C’est le contraire d’abolir. Abolir serait le -baTel (hébreu : לבטל) c’est pourquoi le Messie affirme qu’il vient au contraire plonger le peuple dans la Loi, le « baptiser » le -Tobel (immerger : לטבל). Le rôle du Messie est donc purement eschatologique et n’a rien à voir avec une discussion juridique sur la Loi. Le Messie révèle ou dévoile le sens de la Loi qui à la fin des temps doit être allégée pour que tout le monde puisse entrer. Alléger, mais pas supprimé. D’autre part, mis à part le déroulage du rouleau par le Messie on remarque que le rideau du Temple est tiré pour que tout soit visible ainsi que le nombre des Docteurs. Six.

Pour comprendre le cheminement qui a conduit Paul à son élaboration sur la Loi et la Grâce, il nous faut faire un détour par Noé. En effet, cette grâce (hébreu חֵן chen [khane]) qui chez Paul va remplacer la Loi apparaît dans la Bible dans l’épisode de Noé.

וְנֹחַ, מָצָא חֵן בְּעֵינֵי יְהוָה

ve-noaH matsa Hen…

(Noé avait trouvé grâce aux yeux de Yahvé Gn 6,8)

Dans ce passage, Dieu s’aperçoit que l’homme n’a pas bon fond, que le יֵצֶר yetser (la forme), de l’homme est fondamentalement mauvais et il décide d’effacer l’humanité. Toute l’humanité ? Non, car Noé avait trouvé grâce aux yeux de Yahvé. Comme ensuite la Bible nous dit que Noé était juste, nous trouvons ici pour la première fois l’idée de la justification de la grâce. Noé est donc lié à la grâce, et NoaH en hébreu נֹחַ est justement l’anagramme de חֵן (Hen) (ן étant la forme finale du nun נ) il obtient grâce, mais le récit ne nous dit pas pourquoi. La Grâce restera donc inexplicable. Le midrash juif se posait déjà la question de savoir ce qui avait valu à Noé le Salut et son statut de Juste. Au fait, qu’avait-il donc fait de si méritoire ? Ne voyant rien, le midrash élabore laborieusement ceci : Noé voyait ses contemporains peiner à travailler la terre à la suite de la malédiction d’Adam (à la sueur de ton front…). Il se demanda : comment pourrais-je les soulager dans leur labeur ? Alors Noé inventa la charrue מחרשה maharéschéth en hébreu אֵת » eth qui signifie soc (de charrue) comme dans 1 Samuel 13.20. qui ressemble à חֵן (Hen) « grâce ». Luc 9 : 62

מי ששם את ידו על המחרשה ומביט אחריו לא יכשר למלכות האלהים”.

Il lui donna le nom de Noé, car, dit-il, celui-ci nous apportera, dans notre travail et le labeur de nos mains, une consolation tirée du sol que Yahvé a maudit. Gn 5, 29

Ce serait par ce mérite d’avoir aidé ses contemporains qu’il fut sauvé. Selon d’autres textes, Noé fut sauvé sans raison, par pure grâce. Le midrash chrétien reprend lui aussi cette solution et la développe. Noé est juste à cause du Hen. Il est sauvé gratuitement avec un petit reste. Dans le midrash juif, Noé représente Israël, dont le Salut restera toujours incompréhensible. En effet, le Salut doit survenir au comble du mal, alors qu’il n’existe plus un seul juste, sinon la parole divine n’est pas véridique. Mais dans ce cas, comment Noé peut-il être dit Juste ? Le texte porte une contradiction, à moins que tout cela n’ait été orchestré pour aboutir à ceci : Noé a été rendu juste par grâce. Noé est nommé de ce nom, car il doit « consoler ».

Consoler de quoi ? — De la malédiction אָרַר (arar) divine frappant le sol. Celle du Déluge ? Celle du travail pénible de la terre ? Celle du Deutéronome ? En premier lieu, Noé représente le moment de la fin. Comme la fin « actuelle » dans laquelle vit selon lui Paul. Il est donc l’image de cette autre fin que fut le déluge et de cet autre recommencement que sera l’ère post-diluvienne. Le Prophète Isaïe y fait référence :

Ces jours sont pour moi les jours de Noé (Is 54,9).

Et les Évangiles reprennent ce rapprochement :

Comme les jours de Noé, ainsi sera l’avènement du Fils de l’homme. Mt 24, 37

Et comme il advint aux jours de Noé, ainsi en sera-t-il encore aux jours du Fils de l’homme. Lc 17,26

Avant les Évangiles, le Siracide avait fait de Noé, déjà, un surgeon :

Noé fut trouvé parfaitement juste, au temps de la colère il fut le surgeon : grâce à lui un reste demeura à la terre lorsque se produisit le déluge. Si 44, 17

Paul vit dans sa tête (donc mentalement) le temps de la Fin. Il est persuadé que la fin et le retour du Messie sont tout proche. iI vit donc selon lui comme au temps de Noé. Noé est l’homme du déluge et de la fin, mais aussi l’homme de l’alliance définitive. Noé est une figure du Messie une sorte de proto-messie. On trouve dans la littérature rabbinique un midrash où Noé est nommé Menahem (מְנַחֵם « consolateur »). Le nom devient populaire après la chute du second Temple de Jérusalem en raison de sa signification, i1 et est porté par plusieurs prétendants à la messianité. Noé, c’est aussi l’homme de la Loi, mais d’une loi légère (la Loi Noachide) et qui a l’avantage compétitif de s’appliquer à tous, même aux païens. Noé peut ainsi rassembler dans l’arche et sauver les animaux (on peut lire ici : les païens). Dieu avait maudit la terre avec Adam, mais selon un midrash, cette malédiction devait prendre fin dès qu’un enfant serait né qui rendrait la circoncision inutile. Or selon le midrash, Noé est né circoncis. Encore une aubaine pour le midrash de Paul : la circoncision devient inutile pour qui est Juste. Noé met fin à la malédiction d’Adam, il est donc un messie. Dieu décide de maudire une nouvelle fois la terre par le déluge. Mais Noé échappe miraculeusement au déluge et ouvre la possibilité d’une humanité juste. Cette grâce lui est conférée sans raison. Mais comment passe-t-on de ce midrash sur la Grâce à l’abolition de la loi ? Pour le comprendre, il nous faut nous transporter plusieurs siècles après Paul.

Gershom Scholem (1897-1982) est un historien et philosophe juif, spécialiste de la kabbale et de la mystique juive. Dans son ouvrage « Sabbataï Tsevi, le messie mystique », l’historien analyse le rôle essentiel d’un marrane nommé Abraham Miguel Cardoso (1627-1706) figure importante dans la genèse du sabbataïsme (adeptes de la Kabbale et du Zohar), ce mouvement messianique hérétique des XVIIe et XVIIIe siècles. Gershom Scholem étudiant les écrits de Cardoso l’un des principaux théologiens du mouvement autour de Sabbetai Zevi, montre que celui-ci insiste sur son antinomianisme — l’aspiration à abroger les préceptes de la loi pour des motifs de foi.

Rabbi Isaac Ashkenazi de Louria, (1534 — 1572) est un rabbin et cabaliste, il est considéré comme le penseur le plus profond du mysticisme juif, et comme le fondateur de l’école cabaliste de Safed. La croyance dans le tikkoun olam est l’un des concepts centraux du Zohar (le Livre de la Splendeur), et plus encore de l’école lourianique de la Kabbale.

On sait que l’école de Louria donnait un nouveau sens à l’exil. Il devenait une mission par laquelle Israël devait faire le תיקון עולם, tikkoun olam « réparation du monde ». Selon certaines explications, plus grand est le nombre de mitzvot (prescriptions religieuses) réalisées, plus le monde se rapproche de la perfection. De cette idée, acceptée par tous, y compris par les juifs karaïtes, le mysticisme juif a développé l’idée que le tikkoun olam déclencherait ou accomplirait les prophéties concernant la venue du Messie ou celles du monde à venir.

Pour accomplir תיקון עולם, tikkoun olam, l’exil, le déluge, etc.. Deviennent donc des concepts essentiels. La chute est comparée par Cardozo (p.793) à la chute d’un homme dans un puits profond. Tous ses membres sont meurtris. La guérison ne peut être dès lors obtenue que par un régime sévère, celui de la Loi. Mais lorsque l’homme sera rétabli, ce régime sévère ne conviendra plus à son état, il deviendra même contraire aux besoins du malade. Cardozo fait aussi usage du verset Is 60, 22 : Moi, Yahvé, en temps voulu j’agirai vite que Sanhédrin 98a expliquait déjà ainsi : Si Israël le mérite, j’agirai vite, sinon le Messie viendra en son temps.

Ce verset semble anodin, mais sa lecture par Cardozo est explosive : Puisqu’après la chute du Temple qui signifie que le Messie doit maintenant venir en son temps, cela signifie qu’Israël ne peut plus rien hâter par son mérite, Israël n’est plus tenu à faire le תיקון עולם, tikkoun olam quoi que fasse Israël, cela n’a plus d’importance, en conséquence Dieu n’attend plus rien d’Israël. Il ne demande plus qu’Israël répare le monde, et notamment pas l’observance de la Loi. La Loi actuelle pour le תיקון עולם, tikkoun olam ne correspond plus à l’ère messianique : « quiconque désire continuer à servir Dieu de la manière actuelle… détruit les plantations. » Mieux : la Loi orale avec ses six ordres correspond aux six jours de la semaine, l’époque messianique correspond au sabbat. Accomplir la Loi revient à transgresser ce shabbat (p.794).

La question que nous sommes en droit de nous poser est la suivante : le raisonnement de Cardozo 15 siècles après la chute du Temple et celui de Paul 30 années avant, puise-t-il à la même source ? On est en droit de le penser.

La Loi est venue pour que se multipliât la faute.

À côté de la Loi juste et bonne, on aurait donc une Loi mauvaise qui fait se multiplier la faute. Comment le savons-nous ? Par ce verset :

Νόμος δὲ παρεισῆλθεν, ἵνα πλεονάσῃ τὸ παράπτωμα: οὗ δὲ ἐπλεόνασεν ἡ ἁμαρτία, ὑπερεπερίσσευσεν ἡ χάρις:

La Loi, elle, est intervenue pour que se multipliât la faute, mais où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé (Rm 5, 20)

Ce verset pose un problème, c’est que le « mais » n’a pas beaucoup de sens. Mais le plus grave c’est que le sens même du verset dépend d’un petit mot grec hina traduit ici par « pour que » ce qui dénote une intentionnalité. ἵνα πλεονάσῃ τὸ παράπτωμα: hina pleonasê to paraptôma : « pour accomplir la faute »(accomplir est un concept artisanal qui signifie accomplir+mettre au comble). Nous allons prendre un moment pour creuser ce verset. Comment feriez-vous si vous deviez traduire le grec hina ? La première idée qui vient à l’esprit, c’est de se dire que ce mot a déjà été traduit des milliers de fois dans la Septante. Il suffit donc de disposer d’un outil logiciel et de consulter tous les ἵνα hina, avec l’hébreu en face. Par exemple, on a un hina dès Gn 3,3 :

ἵνα μὴ ἀποθάνητε. (hina mê apothanête) est traduit par : « de peur que vous ne mouriez ».

Tiens, hina pourrait traduire l’hébreu פֶּן pen (de peur que…) ? Autre exemple en Gn 19,15 : ἵνα μὴ συναπόλῃ  (hina mê sunapolê) : « de peur d’être emporté ». Comment être certain que notre hina n’était pas la traduction de l’hébreu פֶּן pen ? Dans ce cas, le sens du verset change et prend même un peu de sens : La loi est intervenue de peur que le péché ne se multiplie, « mais » (ce, « mais » là trouve désormais un sens : « heureusement ») « mais » où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé.

C’est là que nous revenons à Noé et au déluge, malgré le déluge dû au comble de la faute, la grâce accordée à Noé a prévalu.

Nous devrons être prudents et nous devons soupçonner chaque mot, chaque adverbe, chaque verbe, et même chaque virgule ou pause. Car s’il suffit du sens d’un minuscule hina pour altérer le sens global du texte paulinien, nous risquons à tout moment le malentendu, voire le contresens. En fait, le sens de nombreux versets du corpus paulinien dépend de centaines de termes anodins comme : selon, sous, en vue de, pour… et parfois comme on va le voir maintenant, il ne dépend même pas d’un mot, mais d’un interstice. 

Esprit, pause et exégèse.

Paul écrit : Car celui qui est mort est affranchi du péché (Rm 6,7)

Ce verset semble tout droit sorti des vérités de La Palice, mais ce verset est un calque d’un énoncé énigmatique que l’on retrouve plusieurs fois dans les textes talmudiques :
כיון שמת אדם בטל מן המצות והיינו דא »ר יוחנן (תהילים פח) במתים חפשי כיון שמת אדם נעשה חפשי מן המצות

(kevan she-met adam na’asse Hofshi min ha-tora u min ha-mitsvot)

« après la mort, l’homme (adam) est exempté de la Loi et de la pratique des commandements ».

Cet énoncé curieux vient pour interroger un obscur fragment de Ps 88,6 : libre parmi les morts. Les Docteurs du Talmud interprètent cette « liberté » des morts comme une incitation à étudier la Loi de notre vivant, car ensuite il est un peu tard.

Mais pour Paul qui vit la fin des temps la mort du Messie et attend son retour prochain, Paul interprète ce passage tout autrement.

Pour le comprendre, il faut utiliser la pause, équivalent de la virgule, qui n’existe pas en hébreu. Il faut faire une autre pause dans la phrase hébraïque. Cela relève de la voix et donc du souffle (ou de l’esprit, si vous savez ce que c’est). Il ne faut pas marquer d’arrêt après כיון שמת kevan she-met, mais après כיון שמת אדם kevan she-met adam. Nous ne sommes pas exemptés après la mort, mais après la mort d’Adam autrement dit du Messie. Nous lisons dans cette épître de Paul au chapitre précédent : « quand Adam mourut, figure de celui qui allait venir » (Rm 5, 14). Nous sommes donc devant une lecture pneumatique d’un énoncé rabbinique. C’est la mort du Messie prévue par Isaïe qui nous libère de la Loi. Autrement dit, nous avons ici une élaboration fondée sur Is 53, 5 : « Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui, et dans ses blessures nous trouvons la guérison ».

Pour Paul, ce verset d’Isaïe est une révélation de la souffrance du Christ. Paul voit dans le serviteur souffrant l’image du Christ.

Donc selon Paul, après la mort du Messie, nous sommes donc affranchis de la Loi puisque le Messie s’est chargé de nos péchés. Ce petit paragraphe montre simplement que l’étude de l’hypothèse midrashique pourrait bien aboutir à un texte cohérent, mais dont le sens serait bien évidemment légèrement différent. Pour bien me faire comprendre, je vais prendre un autre exemple. Un passage du midrash sur les Psaumes énonce : un jour, l’union entre l’homme et la femme sera interdite. C’est une lecture « spirituelle » d’un passage de l’Exode, une gezera shava sur ce verset : Tenez-vous prêts pour après-demain, ne vous approchez pas de la femme (Ex 19, 15). Si la femme est prohibée trois jours avant la donation de la Loi, à plus forte raison dans les moments qui précèdent la venue définitive de Dieu à la fin des temps. Si Paul se croit et par conséquent se vit à la fin des temps, et qu’il a cette tradition en tête, n’est-il pas logique qu’il aborde cette question et conseille :

Il est bon pour l’homme de s’abstenir de la femme (1Co 7,1)

Vous commencez à comprendre l’eschatologie de Paul ?

Si Paul a voulu faire un prolongement du midrash juif, comment se fait-il qu’on y trouve quelque chose qui ressemble à une remise en cause de la Loi ? Dans tous les textes juifs, la loi est affectée d’un signe positif. Elle est la parole de Dieu. Or dans les textes pauliniens, la Loi semble affectée d’un signe négatif. Comment cela est-il possible ? Notre hypothèse est que la Loi n’a pas changé de signe par elle-même, mais c’est que le champ du midrash est désormais polarisé autrement. L’espace a changé, nous sommes désormais dans l’espace-temps de l’eschatologie de Paul (dans la tête de Paul si vous voulez). C’est seulement dans cet espace que la Loi peut sembler affectée d’un signe négatif. Les élaborations de Paul explorent par la pensée ce qui doit se passer à la fin des temps, dans l’eschatologie « réalisée ». Donc dans le présent pour Paul. Dans l’espace-temps de l’eschatologie des énoncés tels que ceux qui suivent sont possibles :

• la Loi n’est pas juste (au sens où elle ne justifie pas le pécheur).
• Elle est déficiente, car elle n’est pas valable pour tous (elle interdit l’entrée des païens).
Dans le midrash juif, la loi devait changer de sens à la fin des temps. Il faut prendre le mot sens au sens presque électrique du terme. Si comme Paul on se place dans la perspective de la fin des temps, de nombreux énoncés apparemment antinomistes sont valides.
• La nouvelle ère n’a pas besoin de Loi, la nouvelle Loi étant inscrite directement dans les cœurs.
• La Loi de la fin est légère et universelle,
• la loi n’a pas réussi à nous protéger de la chute,
• la loi n’est pas de taille face au yetser ha-ra »,
• nous n’avons plus besoin de Loi, car nos fautes seront portées par le Messie, etc.

Maïmonide traite en plusieurs passages du statut du prosélyte. La question pratique est de savoir si le ger, le converti au judaïsme, est en tout point égal au Juif. Maïmonide répond en affirmant l’indistinction absolue entre Juif et prosélyte :

Le ger est considéré comme Juif en toutes choses.

Voilà accessoirement qui ressemble fort aux ni juif ni grec de l’eschatologie paulinienne. Mais à peine ce principe est-il posé, que la situation juridique du ger se met à échapper à tout contrôle, et qu’à l’inverse, son statut se met à obéir à des règles exorbitantes du droit commun.

Le principe de l’égalité absolue entre Juifs et ger se spécifie d’abord dans la prière. C’est que la question se posait, par exemple, de savoir si un ger pouvait prononcer l’expression אֱלֹהֵי אֲבֹתֵינוּ elohei avoteinu « Dieu de nos pères » figurant dans les prières, sans mentir en quelque sorte. À cette question, Maïmonide répond sans hésitation par l’affirmative : le ger peut énoncer : אֱלֹהֵי אֲבֹתֵינוּ elohei avoteinu ; la terre dont tu nous as fait hériter ; (celui qui a accompli des miracles pour nos pères), etc. Maïmonide utilise alors l’expression : Dieu a fait les miracles pour tes ancêtres et les nôtres, il n’y a pas de différence entre toi et nous. Maïmonide fait référence ici à une tradition bien connue : le ger est considéré comme un nouveau-né et donc, comme ayant perdu toute attache familiale ou biologique avec sa vie antérieure. Cette tradition n’est pas de nature juridique, elle est de nature eschatologique.

L’attraction du champ de l’eschatologie va maintenant se faire sentir par un ensemble de difficultés juridiques inextricables. Juridiquement parlant, en effet, un converti pourrait épouser sa propre mère biologique qui se serait elle aussi convertie : cette femme n’est plus sa mère. Happé par le champ de forces de l’eschatologie, le raisonnement juridique (la Loi) est comme pris de folie. Le ger ne peut ainsi jamais hériter. Ni de son père biologique resté païen (ce n’est plus son père) ni même de son père biologique converti. En effet, ce dernier une fois converti n’a plus d’attaches familiales avec lui. En un mot, toutes les règles habituelles du droit donc de la Torah sont bouleversées dès qu’on introduit le principe de la nouvelle naissance aux gentils « prosélytes ». Et ce, dans les moindres détails de la vie quotidienne. Si bien que le principe de départ de Maïmonide (pas de différence entre juif et ger) s’inverse : le statut du ger est maintenant totalement différent de celui du juif d’origine.

Par exemple, pour témoigner valablement en justice en faveur d’un accusé, il ne faut pas lui être apparenté. Deux frères prosélytes pourront pourtant témoigner l’un pour l’autre (ils ne sont plus frères). Je vous fais grâce du cas du meurtrier qui se convertit, vous vous doutez qu’on aura du mal à le condamner. L’eschatologie a pris le pas sur la Loi autrement sur la Thora. Tout se passe comme si les lois sur les gerim avaient non seulement une origine différente, mais une force supérieure aux autres. Or, c’est sur cette idée de hiérarchie des sources du droit que se fonde le midrash de Paul. Maïmonide, on l’a vu, déduit l’égalité absolue entre Juifs et gerim de la commune paternité d’Abraham. Le midrash de Paul ne fait pas autre chose. Il référerait cette hiérarchie à une antériorité temporelle : la promesse faite à Abraham était antérieure à sa circoncision. Mais en fin de compte, le seul fondement de cette prééminence des gerim ne peut se déduire de la loi elle-même, de la sphère du juridique, elle ne peut tenir sa légitimité que de l’eschatologie. Or, comment Paul fonde-t-il la supériorité de la foi sur la loi ? Quel est l’objet de la foi d’Abraham ? C’est la foi dans la promesse d’un fils, c’est-à-dire d’un messie. Dans l’eschatologie juive, on sait que le Messie jouit d’une antériorité absolue puisqu’il est créé avant toute chose. Le messianisme relève donc d’une sorte de loi (torat ha-mashiaH) supérieure, étrangère et antérieure à la Loi manifeste.

Le caractère exorbitant des lois sur les gerim risquait de menacer la cohérence de l’ensemble de la Loi. C’est pourquoi les rabbins ont rétabli, par mesure de sauvegarde, un certain rapport entre le ger et son passé. A contrario, on mesure ce que l’eschatologie représente comme puissance d’inversion, puisqu’elle a failli créer dans le droit talmudique une régression prépaïenne. En effet, même les païens pratiquent cet interdit de l’inceste, alors qu’ils sont supposés ne pas avoir reçu la Loi.

Il faut donc se rendre à l’évidence l’eschatologie est une inversion de toute chose. Elle affecte donc aussi la loi. Elle l’affole. En langage paulinien cela pourrait être : Dieu frappe de folie la sagesse du monde.

 Tout est là, Paul vie ou plutôt se croit vivre la fin des temps, il en est persuadé. Son raisonnement midrashique le pousse jusque là, alors forcément sa théologie ainsi comprise un ou deux siècles après n’a plus vraiment de sens. C’est la raison qu’elle tomba dans un premier temps dans l’oubli et que Luc en fait peu de cas dans les Actes des Apôtres. Jusqu’aux pères de l’église comme Saint-Augustin qui ne comprend plus rien au midrash et à la culture juifs, mais les textes de Paul pris à la lettre, lui sert énormément pour se séparer du judaïsme.

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