La ligature d'Isaac ou le non-sacrifice d'Isaac

YHWH se donne à voir

Une lecture de Gn 22

YHWH se donne à voir

Avant propos :

La foi d’Abraham est inébranlable et pourtant Dieu va lui faire subir la plus pénible épreuve qu’un homme de foi et un père peut subir : le sacrifice ou ligature d’Isaac, le fils bien aimé de sa vieillesse et unique de son épouse Sarah.

J'ai emprunté, dans l'intitulé, l’expression de « non-sacrifice » pour revisiter l’épisode bien connu de la ligature d’Isaac. Ce terme de « non-sacrifice », dont la négativité couvre le déni, désamorce la tension, comme si l’on nous disait : « Dieu a demandé à Abraham de sacrifier son fils. C’était pour du beurre. On a eu chaud ; mais tout est rentré dans l’ordre. Circulez ! » Car c’est bien ainsi, trop souvent, que ce texte déroutant est lu, dégagé de toute aspérité... Et surtout de son « insoutenable cruauté ». Il mérite pourtant que l’on se plonge dans les profondeurs de ses entrelacs et que l’on tente d’en extraire les implications latentes, car, comme je vais tenter de le démontrer, contre toute attente, tout en intégrant la dimension sacrificielle, il constitue un sommet dans l’éthique de la responsabilité.

Commençons par relire attentivement ce texte concis mais dense :

א וַיְהִי, אַחַר הַדְּבָרִים הָאֵלֶּה, וְהָאֱלֹהִים, נִסָּה אֶת-אַבְרָהָם; וַיֹּאמֶר אֵלָיו, אַבְרָהָם וַיֹּאמֶר הִנֵּנִי.

 1 Et c’est après ces paroles: l’Elohîms éprouve Abrahâm.  Et c’est après ces paroles: l’Elohîms éprouve Abrahâm.

ב וַיֹּאמֶר קַח-נָא אֶת-בִּנְךָ אֶת-יְחִידְךָ אֲשֶׁר-אָהַבְתָּ, אֶת-יִצְחָק, וְלֶךְ-לְךָ, אֶל-אֶרֶץ הַמֹּרִיָּה; וְהַעֲלֵהוּ שָׁם, לְעֹלָה, עַל אַחַד הֶהָרִים, אֲשֶׁר אֹמַר אֵלֶיךָ.

2 Il dit: « Prends donc ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Is’hac, va pour toi en terre de Moryah, là, monte-le en montée

sur l’un des monts que je te dirai. »

ג וַיַּשְׁכֵּם אַבְרָהָם בַּבֹּקֶר, וַיַּחֲבֹשׁ אֶת-חֲמֹרוֹ, וַיִּקַּח אֶת-שְׁנֵי נְעָרָיו אִתּוֹ, וְאֵת יִצְחָק בְּנוֹ; וַיְבַקַּע, עֲצֵי עֹלָה, וַיָּקָם וַיֵּלֶךְ, אֶל-הַמָּקוֹם אֲשֶׁר-אָמַר-לוֹ הָאֱלֹהִים.

3  Abrahâm se lève tôt le matin et bride son âne. Il prend ses deux adolescents avec lui et Is’hac, son fils. Il fend des bois de montée. Il se lève et va vers le lieu que lui dit l’Elohîms.

ד בַּיּוֹם הַשְּׁלִישִׁי, וַיִּשָּׂא אַבְרָהָם אֶת-עֵינָיו וַיַּרְא אֶת-הַמָּקוֹם--מֵרָחֹק.

4 Le troisième jour, Abrahâm porte ses yeux et voit le lieu de loin.

ה וַיֹּאמֶר אַבְרָהָם אֶל-נְעָרָיו, שְׁבוּ-לָכֶם פֹּה עִם-הַחֲמוֹר, וַאֲנִי וְהַנַּעַר, נֵלְכָה עַד-כֹּה; וְנִשְׁתַּחֲוֶה, וְנָשׁוּבָה אֲלֵיכֶם.

5  Abrahâm dit à ses adolescents: « Asseyez-vous ici avec l’âne. Moi et l’adolescent nous irons jusque-là. Nous nous prosternerons puis nous retournerons vers vous. »

ו וַיִּקַּח אַבְרָהָם אֶת-עֲצֵי הָעֹלָה, וַיָּשֶׂם עַל-יִצְחָק בְּנוֹ, וַיִּקַּח בְּיָדוֹ, אֶת-הָאֵשׁ וְאֶת-הַמַּאֲכֶלֶת; וַיֵּלְכוּ שְׁנֵיהֶם, יַחְדָּו.

6 Abrahâm prend les bois de la montée, il les met sur Is’hac, son fils. Il prend en sa main le feu et le coutelas. Ils vont, les deux, unis.

ז וַיֹּאמֶר יִצְחָק אֶל-אַבְרָהָם אָבִיו, וַיֹּאמֶר אָבִי, וַיֹּאמֶר, הִנֶּנִּי בְנִי; וַיֹּאמֶר, הִנֵּה הָאֵשׁ וְהָעֵצִים, וְאַיֵּה הַשֶּׂה, לְעֹלָה.

7 Is’hac dit à Abrahâm, son père, il dit: « Mon père ! » Il dit: « Me voici, mon fils. » Il dit: « Voici le feu et les bois. Où est l’agneau de la montée ? »

ח וַיֹּאמֶר, אַבְרָהָם, אֱלֹהִים יִרְאֶה-לּוֹ הַשֶּׂה לְעֹלָה, בְּנִי; וַיֵּלְכוּ שְׁנֵיהֶם, יַחְדָּו.

8 Abrahâm dit: « Elohîms verra pour lui l’agneau de la montée, mon fils. » Ils vont, les deux, unis.

ט וַיָּבֹאוּ, אֶל-הַמָּקוֹם אֲשֶׁר אָמַר-לוֹ הָאֱלֹהִים, וַיִּבֶן שָׁם אַבְרָהָם אֶת-הַמִּזְבֵּחַ, וַיַּעֲרֹךְ אֶת-הָעֵצִים; וַיַּעֲקֹד, אֶת-יִצְחָק בְּנוֹ, וַיָּשֶׂם אֹתוֹ עַל-הַמִּזְבֵּחַ, מִמַּעַל לָעֵצִים.

9 Ils viennent au lieu que lui a dit l’Elohîms. Abrahâm bâtit là l’autel et prépare les bois. Il ligote Is’hac, son fils, et le met sur l’autel, au-dessus des bois.

י וַיִּשְׁלַח אַבְרָהָם אֶת-יָדוֹ, וַיִּקַּח אֶת-הַמַּאֲכֶלֶת, לִשְׁחֹט, אֶת-בְּנוֹ.

10 Abrahâm lance sa main et saisit le coutelas pour égorger son fils.

יא וַיִּקְרָא אֵלָיו מַלְאַךְ יְהוָה, מִן-הַשָּׁמַיִם, וַיֹּאמֶר, אַבְרָהָם אַבְרָהָם; וַיֹּאמֶר, הִנֵּנִי.

11  Le messager de IHVH-Adonaï crie vers lui des ciels et dit: « Abrahâm ! Abrahâm ! » Il dit: « Me voici. »

יב וַיֹּאמֶר, אַל-תִּשְׁלַח יָדְךָ אֶל-הַנַּעַר, וְאַל-תַּעַשׂ לוֹ, מְאוּמָה:  כִּי עַתָּה יָדַעְתִּי, כִּי-יְרֵא אֱלֹהִים אַתָּה, וְלֹא חָשַׂכְתָּ אֶת-בִּנְךָ אֶת-יְחִידְךָ, מִמֶּנִּי.

12 Il dit: « Ne lance pas ta main vers l’adolescent, ne lui fais rien ! Oui, maintenant je sais que, toi, tu frémis d’Elohîms ! Pour moi, tu n’as pas épargné, ton fils, ton unique. »

יג וַיִּשָּׂא אַבְרָהָם אֶת-עֵינָיו, וַיַּרְא וְהִנֵּה-אַיִל, אַחַר, נֶאֱחַז בַּסְּבַךְ בְּקַרְנָיו; וַיֵּלֶךְ אַבְרָהָם וַיִּקַּח אֶת-הָאַיִל, וַיַּעֲלֵהוּ לְעֹלָה תַּחַת בְּנוֹ.

13 Abrahâm porte ses yeux et voit, et voici un bélier, derrière, saisi au hallier. Abrahâm va et prend le bélier. Il le monte en montée, au lieu de son fils.

יד וַיִּקְרָא אַבְרָהָם שֵׁם-הַמָּקוֹם הַהוּא, יְהוָה יִרְאֶה, אֲשֶׁר יֵאָמֵר הַיּוֹם, בְּהַר יְהוָה יֵרָאֶה.

14 Abrahâm crie le nom de ce lieu: IHVH-Adonaï Iré ­ IHVH-Adonaï verra ­qui se dit aujourd’hui: Sur le Mont de IHVH-Adonaï il sera vu.

טו וַיִּקְרָא מַלְאַךְ יְהוָה, אֶל-אַבְרָהָם, שֵׁנִית, מִן-הַשָּׁמָיִם.

15 Le messager de IHVH-Adonaï crie à Abrahâm une deuxième fois des ciels.

טז וַיֹּאמֶר, בִּי נִשְׁבַּעְתִּי נְאֻם-יְהוָה:  כִּי, יַעַן אֲשֶׁר עָשִׂיתָ אֶת-הַדָּבָר הַזֶּה, וְלֹא חָשַׂכְתָּ, אֶת-בִּנְךָ אֶת-יְחִידֶךָ.

16 Il dit: « Je le jure par moi, harangue de IHVH-Adonaï: oui, puisque tu as fait cette parole et que tu n’as pas épargné ton fils, ton unique,

יז כִּי-בָרֵךְ אֲבָרֶכְךָ, וְהַרְבָּה אַרְבֶּה אֶת-זַרְעֲךָ כְּכוֹכְבֵי הַשָּׁמַיִם, וְכַחוֹל, אֲשֶׁר עַל-שְׂפַת הַיָּם; וְיִרַשׁ זַרְעֲךָ, אֵת שַׁעַר אֹיְבָיו.

17  oui, je te bénirai, je te bénirai, je multiplierai, je multiplierai ta semence, comme les étoiles des ciels, comme le sable, sur la lèvre de la mer: ta semence héritera la porte de ses ennemis,

יח וְהִתְבָּרְכוּ בְזַרְעֲךָ, כֹּל גּוֹיֵי הָאָרֶץ, עֵקֶב, אֲשֶׁר שָׁמַעְתָּ בְּקֹלִי.

18 toutes les nations de la terre se bénissent en ta semence, par suite de ce que tu as entendu ma voix. »

יט וַיָּשָׁב אַבְרָהָם אֶל-נְעָרָיו, וַיָּקֻמוּ וַיֵּלְכוּ יַחְדָּו אֶל-בְּאֵר שָׁבַע; וַיֵּשֶׁב אַבְרָהָם, בִּבְאֵר שָׁבַע.  {פ}

19 Abrahâm retourne vers ses adolescents. Ils se lèvent et vont, unis, vers Beér Shèba‘. Abrahâm habite Beér Shèba‘.

L’épisode dit, en hébreu, de la ligature d’Isaac עֲקֵדַת יִצְחַק, (âkédat Yitshak) constitue indéniablement le point d’orgue dans le long parcours « initiatique » du patriarche Abraham. Mais s’il est devenu l’un des récits les plus édifiants de toute la littérature biblique, c’est notamment parce qu’il a été très tôt perçu comme l’expression la plus sublime de la foi monothéiste. « Sublime » ? Abraham mérite-t-il le titre de « chevalier de la foi », comme le surnomme Kierkegaard commentant cet épisode, ébahi par la grandeur de son abnégation et par sa piété transcendant toute éthique ? Alors que Dieu lui demande d’aller sacrifier son fils sur la montagne, Abraham ira jusqu’au bout. Seul l’appel d’un ange depuis les cieux empêche que sa main munie du couteau « dévorant » ne s’abatte lourdement sur la gorge de son fils, Isaac, pour en faire jaillir le sang. Mais quel est le sens de cette requête impensable ? Impensable tant elle paraît aberrante : immorale (car Isaac est innocent) et inhumaine (car il s’agit de son propre fils). Et quel est aussi le sens édifiant de cette obéissance déroutante, tant elle semble exalter la soumission aveugle et la disponibilité inconditionnelle à donner la mort pour la gloire de Dieu ? On l’aura compris, cet épisode emblématique est plus que jamais d’une actualité brûlante. Il pose le problème d’une religiosité qui se donne pour modèle suprême de la foi un comportement qui selon toutes les apparences se déleste de tout sens rationnel et moral et requiert la soumission pure et simple, sans concessions. Est-ce donc cela la leçon ? « Crainte et tremblements » s’emparent de nous, nous saisissent à la gorge…

Avant de tenter une interprétation voir compréhension du texte une analyse littéraire et critique s'impose.

L’histoire du sacrifice d’Abraham ou de la ligature d'Isaac en Gn 22,1-19 est sans doute la plus connue du cycle d’Abraham; elle suscite jusqu’à nos jours de nombreux commentaires, dont certains dénoncent la cruauté d’un dieu qui donne l’ordre de sacrifier un enfant alors que d’autres tentent de faire l’apologie d’une foi parfaite. Avant d’entrer dans le débat théologique, il nous faut faire une étude sérieuse de l'exégèse historique-critique de ce passage.

Dans le contexte littéraire de Gn 20–22, l’histoire du sacrifice d’Abraham met en question les nombreuses promesses divines d’un fils et d’une descendance. Alors que le début du chapitre 21 rapporte enfin la naissance d’Isaac (21,1-7):

1 Le SEIGNEUR intervint en faveur de Sara comme il l’avait dit, il agit envers elle selon sa parole. 2 Elle devint enceinte et donna un fils à Abraham en sa vieillesse à la date que Dieu lui avait dite. 3 Abraham appela Isaac le fils qui lui était né, celui que Sara lui avait enfanté. 4 Il circoncit son fils Isaac à l’âge de huit jours comme Dieu le lui avait prescrit. 5 Abraham avait cent ans quand lui naquit son fils Isaac. 6 Sara s’écria : « Dieu m’a donné sujet de rire ! Quiconque l’apprendra rira à mon sujet. » 7 Elle reprit : « Qui aurait dit à Abraham que Sara allaiterait des fils ? Et j’ai donné un fils à sa vieillesse ! »

L’ordre de sacrifier celui-ci fonctionne comme une annulation du don d’un fils et d’un avenir. Entre 21,1-7 et 22,1-19 on trouve, en 21,8-21, le récit de l’expulsion d’Ismaël et de Hagar sur ordre de Sara.

8 L’enfant grandit et fut sevré. Abraham fit un grand festin le jour où Isaac fut sevré. 9 Sara vit s’amuser le fils que Hagar l’Égyptienne avait donné à Abraham. 10 Elle dit à ce dernier : « Chasse la servante et son fils, car le fils de cette servante ne doit pas hériter avec mon fils Isaac. » 11 Cette parole fâcha beaucoup Abraham parce que c’était son fils. 12 Mais Dieu lui dit : « Ne te fâche pas à propos du garçon et de ta servante. Écoute tout ce que te dit Sara, car c’est par Isaac qu’une descendance portera ton nom. 13 Mais du fils de la servante, je ferai aussi une nation, car il est de ta descendance. » 14 Abraham se leva de bon matin, prit du pain et une outre d’eau qu’il donna à Hagar. Il mit l’enfant sur son épaule et la renvoya. Elle s’en alla errer dans le désert de Béer-Shéva. 15 Quand l’eau de l’outre fut épuisée, elle jeta l’enfant sous l’un des arbustes. 16 Puis elle alla s’asseoir à l’écart, à la distance d’une portée d’arc. Elle disait en effet : « Que je n’assiste pas à la mort de l’enfant ! » Assise à l’écart, elle éleva la voix et pleura. 17 Dieu entendit la voix du garçon et, du ciel, l’ange de Dieu appela Hagar. Il lui dit : « Qu’as-tu, Hagar ? Ne crains pas, car Dieu a entendu la voix du garçon, là où il est. 18 Lève-toi ! Relève l’enfant et tiens-le par la main, car de lui je ferai une grande nation. » 19 Dieu lui ouvrit les yeux et elle aperçut un puits avec de l’eau. Elle alla remplir l’outre et elle fit boire le garçon. 20 Dieu fut avec le garçon qui grandit et habita au désert. C’était un tireur d’arc ; 21 il habita dans le désert de Parân, et sa mère lui fit épouser une femme du pays d’Égypte.

Si Hagar et Ismaël sont sauvés, Abraham perd néanmoins son premier fils, qui s’installe dans le désert de Parân. D’une certaine manière, Gn 21,8-21 (qui est en partie comparable à Gn 16) fonctionne comme prologue ou prélude à l’histoire de Gn 22,1-19. On observe, entre ces deux textes, les parallèles suivants : 

La vie du fils est menacée (en 21 par Sara, en 22 par Dieu).
Dieu donne un ordre auquel Abraham obéit (21,12-14 ; 22,1-3).
La vie du garçon est sauvée par une intervention du ciel en 21,17 et 22,11.15).

Cependant ce sauvetage ne ramène pas ses fils à Abraham ; le  fils et le père sont désormais séparés l’un de l’autre (21,21 : Ismaël habite loin d’Abraham ; 22,19 : Abraham s’en retourne sans Isaac).
Entre l’histoire de la séparation d’avec Ismaël et celle du sacrifice, se trouve en un récit qui reprend le fil narratif de Gn 20 (Abraham chez Abimélék) 21,22-34

Le pacte de Béer-Shéva

22 Or, en ce temps-là, Abimélek avec Pikol, le chef de son armée, dit à Abraham : « Dieu est avec toi en tout ce que tu fais. 23 Jure-moi par Dieu, ici et maintenant, de ne trahir ni moi, ni ma lignée, ni ma postérité : tu agiras envers moi et le pays où tu séjournes avec la même amitié dont j’ai usé envers toi. » 24 Abraham répondit : « Je le jure. » 25 Abraham porta plainte devant Abimélek au sujet du puits que les serviteurs de ce dernier avaient accaparé. 26 Abimélek s’écria : « Je ne sais qui a fait cette chose ; tu ne m’en avais pas même informé et moi-même je n’en ai entendu parler qu’aujourd’hui. » 27 Abraham prit du petit et du gros bétail qu’il donna à Abimélek et tous deux conclurent un pacte. 28 Abraham mit à part sept agnelles du troupeau. 29 Abimélek dit à Abraham : « Que font ici les sept agnelles que tu as mises à part ? » 30 Il répondit : « Pour que tu reçoives de ma main sept agnelles. Elles me serviront de témoignage que j’ai creusé ce puits. » 31 C’est pourquoi on appela ce lieu Béer-Shéva, car c’est là que tous deux avaient prêté serment. 32 Ils conclurent un pacte à Béer-Shéva. Abimélek se leva et, avec Pikol le chef de son armée, il retourna au pays des Philistins. 33 Il planta un tamaris à Béer-Shéva où il invoqua le SEIGNEUR, le Dieu éternel, par son nom. 34 Abraham résida longtemps au pays des Philistins.

Le v. 34, qui affirme qu’Abraham séjourne encore chez les Philistins, est sans doute une glose qui veut suggérer qu’Abraham reçoit l’ordre de 22,1-2 à « l’étranger ».

Ce passage relate un conflit entre Abraham et le chef de l’armée d’Abimélék, récit qui fait d’Abraham le fondateur du nom de Béer-Shéva, où il conclut en Gn 21,22 une alliance avec Abimélek (cf. v. 331) et où il revient en 22,19. Or, Béer-Shéva n’est pas le lieu traditionnel d’Abraham mais celui d’Isaac. En Gn 21 et 22, Abraham anticipe ou récupère le lieu d’Isaac.

Notons :

Dans un ouvrage de synthèse paru en 2002 sous le titre de «La Bible dévoilée», l'archéologue Israël Finkelstein et l'historien Niels Silbermann relèvent de nombreux anachronismes dans le récit de la vie d'Abraham. Ils en concluent qu'il n'est pas historiquement crédible, et relèguent les chroniques bibliques de cette époque au rang de pieuses légendes.

En effet, le texte parle d'une alliance entre Abraham et le roi des Philistins Abimelech. Cette référence aux Philistins n'a pas sa place en des temps aussi reculés, puisque ce peuple est arrivé par la mer seulement autour du XIIème siècle avant notre ère.

L'ouvrage de Finkelstein et Silberman reflète l'avis de nombreux archéologues actuels et représente l'école "minimaliste". Il ne fait cependant pas l'unanimité, car d'autres érudits continuent à défendre leur attachement à la réalité du récit.

On peut aussi imaginer que la référence aux Philistins dans le cycle d'Abraham peu s'expliquer par des réinterprétations de mythes anciens et étrangers au Judaïsme. Cette réinterprétation aurait eu lieu à une époque où les Philistins résidaient sur le territoire.


Dans le cadre de la théorie documentaire, Gn 22 était traditionnellement attribué à l’« Élohiste » (E), puisque l’on y trouve, comme d’ailleurs dans l’ensemble des chapitres 20–22, une nette prépondérance pour le nom divin « élohim ». Bien que la théorie des sources du Pentateuque ait été radicalement modifiée voire totalement abandonnée — dans la recherche européenne, au moins — un certain nombre de publications récentes ont essayé de ressusciter un document élohiste. Ces tentatives demeureront probablement sans grand succès; elles obligent néanmoins à reposer la question de la prépondérance du terme élohim dans les chapitres Gn 20–22.

Si l’on veut attribuer Gn 22,1-19 à un document « élohiste », les versets 11, 14 et 15-16 posent problème, car le tétragramme y est présent. Pour les versets 15-16, la solution est assez facile puisque l’on peut postuler, avec la majorité des chercheurs, que le deuxième discours de l’ange, en 15-18, est à comprendre comme un ajout. Ce discours vient en effet trop tard après le dénouement de l’histoire (cf. l’indication « une deuxième fois » au v. 15). Il se lit d’ailleurs comme un patchwork des différentes promesses de descendance et de multiplication du cycle d’Abraham :

v. 17 : « Je te bénirai vraiment.
Je rendrai vraiment nombreuse ta des- cendance comme les étoiles du ciel et comme le sable qui se trouve au bord delamer.
Ta descendance possédera la porte de ses ennemis ».

12,2 : « Je te bénirai ».

v. 18 : « Se béniront en ta descendance toutes les nations de la terre
parce que tu as écouté ma voix ».

26,4 : « Je rendrai nombreuse ta des- cendance comme les étoiles du ciel » (cf. dans d’autres contextes : Jos 11,4 ;

24,60 : « Ta descendance possédera la porte de ceux qui la haïssent ».

12,3 : « Se béniront en toi toutes les familles de la terre » (cf. 18,18 ; 28,14).

26,5 : « Parce qu’Abraham a écouté ma voix ».

 

L’ajout de Gn 22,15-18 introduit, dans les promesses faites à Abraham, une condition : l’écoute de la voix de Yahvé (Gn 26,5 reprend ce thème) ; il essaie ainsi d’harmoniser l’histoire d’Abraham avec l’idéologie deutéronomiste. D’ailleurs le style baroque et verbeux de ces versets contraste avec la sobriété du reste du récit. L’auteur de ces versets voulait insister sur le fait que Yahvé(par l’intermédiaire de son ange) récompense Abraham pour son comportement.

John Van Seters s’est opposé au consensus, considérant que les v. 15-18 font partie du récit originel puisque c’est seulement dans ces versets que l’on comprend le but de la mise à l’épreuve : l’obéissance d’Abraham. Cet argument n’est pas convaincant. Le test est déjà réussi en 22,12 : « je sais que tu crains Dieu » ; les v. 15-18 essaient plutôt de corriger une narration qui ne donne pas d’explication et véhicule une image du dieu d’Abraham qui n’est pas entièrement rassurante.

Pour 22,11 et 14, la situation est plus compliquée. On peut bien entendu avancer l’hypothèse qu’il y avait à l’origine, dans ces versets, un « élohim » qu’un réviseur ou glossateur ultérieur aurait remplacé par « Yahvé.».Ainsi H. Gunkel avance l’hypothèse selon laquelle le nom originel dont 22,14, propose l’étiologie aurait été Yerouel, un nom attesté en 2 Ch 20,16 et dont la localisation est inconnue. Il en conclut que dans les versets 11 et 14 le nom divin originel aurait été élohim. Mais c’est évidemment une argumentation circulaire. La LXX, qui diverge dans de nombreux cas du TM quant à l’emploi des noms divins, utilise dans les deux cas κύριος, confirmant ainsi le texte massorétique. Pour le verset 11, on pourrait cependant s’appuyer sur le papyrus 961 (Chester Beatty IV) qui, contrairement aux autres manuscrits grecs, présuppose ou traduit le terme élohim, ainsi que sur la Peshitta (la plus ancienne traduction syriaque de l'Ancien et du Nouveau Testament.) dont le modèle contenait probablement un אלהים מלאך comme d’ailleurs aussi au v. 15). On ne peut exclure la (possibilité que le papyrus 961 et la Peshitta gardent pour le verset 11 la forme ancienne, et cela d’autant plus que la Syriaca suit fidèlement, dans plus de 95 % des cas, les noms divins utilisés dans le texte massorétique.

En revanche pour le verset 14, elle atteste également le tétragramme, conformément au texte massorétique qui se présente ainsi :

וִיְּקָ֧רא ַאְבָרָ֛הם ֵֽשׁם־ַהָמּ֥קוֹם ַה֖הוּאְיהָ֣וה׀ִיְרֶ֑אה ֲאֶשׁ֙רֵיָאֵ֣מר ַה֔יּוֹם ְבַּ֥הרְיהָ֖והֵיָרֶֽאה׃

Une traduction possible est : « Abraham appela le nom de ce lieu : “Yahvé voit (verra)” dont on dit aujourd’hui : sur la montagne “Yahvé se fait voir” » (ou : « sur une montagne Yahvé se fait voir »).

Depuis peu, il existe pourtant une attestation pour la variante « élohim » dans ce verset. Il s’agit du fragment 1 de 4QGenExod présenté par James Davila. Malgré les quelques mots qu’il contient, il ne fait pas de doute que ce fragment est une partie du verset 14 de Gn 22, la suite ]יראה אשר יא apparaissant seulement à cet endroit dans la Bible hébraïque.

Fragment 4qgenexoda 1

Il semble assez probable que le verbe soit précédé dans ce fragment non pas du tétragramme, mais du terme אלהים. La photographie publiée par Davila rend plausible la restitution du mem final, peut-être aussi du yod, bien que celui-ci ne soit pas aussi clair. Le lamed est très probablement reconnaissable par le trait de la partie supérieure. Si le premier nom divin est élohim, il est assez vraisemblable, selon Davila, que le deuxième le soit aussi  et on devrait donc pouvoir reconstruire le texte comme suit :

ויקרא אברהם שם המקום ההוא אלהים יראה אשר יאמר היום בהר אלהים יראה

L’avantage de cette reconstruction, au moins pour la première partie du verset, est qu’elle fait directement écho au verset 8  : .ַ֙ויֹּאֶמ֙ר ַאְבָרָ֔הם ֱאלִֹ֞היםִיְרֶאה־֥לּוֹ...

Il ne faut cependant pas oublier que, selon les règles de la critique textuelle, l’attestation unique de la variante élohim dans le fragment de Qumrân ne saurait être considérée comme la preuve qu’elle correspondrait à la forme originelle de ce verset. On ne peut exclure la possibilité que le fragment 1 de 4QGenExoda reflète l’habitude bien attestée, dans les manuscrits de la mer Morte, de remplacer le tétragramme par d’autres noms divins, notamment adonaï ou el.

Avant de prendre une décision, il faut analyser la deuxième partie du v. 14, qui n’est pas attestée par le fragment de Qumrân. La syntaxe et le sens de cette proposition posent problème. A. Marx, à la suite du Targum Onqelos, a proposé la traduction suivante : « de sorte que l’on dit aujourd’hui : “à la montagne de Yhwh on se présentera” ». Cette solution est cependant difficile puisqu’il manque l’introduction du nouveau sujet « on », celui-ci étant précisé dans tous les autres cas où le Nifal de ראה possède cette signification (p. ex. Ex 23,17).

Une solution diachronique est plus plausible, à savoir : de qualifier la deuxième partie du verset comme un ajout ou une glose. Le v. 14a présente avec le nom du maqôm une bonne conclusion, en renvoyant au מָקוֹם, maqôm du v. 3.

Le terme hébreu מָקוֹם mäqôm, utilise à peu près quatre cent fois dans la Bible hébraïque est susceptible de plusieurs applications. Il peut représenter une superficie plus ou moins étendue, une distance linéaire, une place précise assignée dans l'univers créé,  un lieu mystérieux, un emplacement sacré.

Dans le contexte du Pentateuque, la mention du « lieu » prépare en quelque sorte le traité de Dt 12 sur le lieu que Yahvé choisira pour y être vénéré. Dans ce texte, le maqôm choisi par Yahvé est le seul endroit où il est possible d’offrir des sacrifices (Dt 12 combine à plusieurs reprises les lexèmes de maqôm et de « faire monter des holocaustes »).

Si, dans le texte primitif du v. 14a, il y avait אלהים comme nom divin, on peut en effet imaginer qu’un glossateur ait ajouté la précision du v. 14b en utilisant le tétragramme. Il s’agissait d’abord d’interpréter le nom obscur de מוריה (Moriah) mentionné au v. 2. En Gn 22,2, l’identité de ce lieu n’est pas expressément précisée, contrairement à 2 Ch 3,1 où il s’agit de la colline du temple de Jérusalem :

וַיָּחֶל שְׁלֹמֹה, לִבְנוֹת אֶת-בֵּית-יְהוָה בִּירוּשָׁלִַם, בְּהַר הַמּוֹרִיָּה, אֲשֶׁר נִרְאָה לְדָוִיד אָבִיהוּ

Salomon commença à bâtir la maison de Yhwh à Jérusalem, sur la montagne de Moriyya, qui avait été montrée à David, son père ».

Apparemment, le Chroniste veut rapprocher le nom de la racine ראה explication de Gn 22,14b reprend à la fois le terme de הר et la racine ראה.  Cette dernière est utilisée en Gn 22 dans un sens différent de celui de 2 Chr 3,1. En Gn 22,14, il s’agit de la montagne où Yahvé se révèle et non pas d’un lieu révélé à quelqu’un. L’auteur de cet ajout veut-il créer une allusion au Sinaï (cf. Ex 24,17 qui parle de la vision [ַמֵרֽאֵה] de la gloire de Yahvé sur le sommet de la montagne [ְבְּרֹאשׁ הָהָר])? Si on prend la vocalisation massorétique au sérieux, on pourrait aussi comprendre le v. 14b comme indiquant la possibilité que Yahvé se révèle sur « une » montagne, qui peut être celle du temple de Jérusalem ou le mont Garizim. Le but du glossateur aurait été de décloisonner la compréhension de Moriyyah, en rendant possible une double localisation de cet endroit, permettant ainsi aux Judéens et aux Samaritains de comprendre l’histoire du sacrifice d’Abraham comme une étiologie de leurs saints lieux respectifs.

En résumé, on peut avancer l’hypothèse que le v. 14a contenait d’abord, comme l’atteste le fragment de Qumrân, le nom d’élohim. En revanche, le tétragramme du v. 14b ne doit pas être changé, d’autant plus qu’il n’existe aucune preuve manuscrite en faveur d’un tel changement.

Quant au verset 11, il n’est pas impossible que la Peshitta et le papyrus 961 conservent également la version ancienne qui aurait parlé d’un ange de Dieu et non pas de Yahvé (contrairement au v. 15, ajouté par un réacteur postérieur).

Dans ce cas, le texte original aurait été entièrement « élohiste » et l’insertion du nom de Yahvé, l’œuvre de rédacteurs. Si c’était le cas, la transformation du nom divin, qui est contenue dans le récit dans sa forme actuelle, serait due à l’interprétation théologique des rédacteurs, ce qui n’est nullement à exclure. Dans la forme « finale » de Gn 22,11 on observe l’emploi de trois termes différents pour désigner Dieu :

– le sacrifice est demandé par ha-élohim (vv. 1, 3 et 9) ; cette construction, qui apparaît souvent dans des textes tardifs, notamment dans le livre de Qohéleth, désigne souvent « la divinité », un dieu insondable et terrifiant.

– dans sa réponse à Isaac, Abraham parle de élohim (v. 8) ;
– celui qui arrête le sacrifice humain, c’est l’ange de Yahvé (v.11 ; selon le Texte Massorétique) ; ensuite on trouve au v. 14b l’affirmation que c’est Yahvé, le dieu qui se révèle à Israël sur la montagne.
D’une certaine manière, Gn 22 retrace ainsi un chemin entre une divinité qui demande un sacrifice humain et Yahvé qui veut être vénéré sur sa montagne par des sacrifices animaliers.

Gn 22, comme Gn 20 et 21, n’est donc pas un texte « élohiste » selon la conception de la théorie documentaire traditionnelle. Gn 22 est certainement un texte de l’époque perse, comme c’est probablement aussi le cas pour Gn 20–21. Pourquoi alors ces textes montrent-ils une telle préférence pour le terme אלהים élohim ? En Gn 20, le tétragramme n’est attesté qu’au v. 18, un verset qui est très probablement une glose. En Gn 21, c’est au v. 1 (P ?) et au v. 33 que l’on trouve le nom de Yahvé. C’est sans doute également l’œuvre d’un rédacteur qui voulait préciser que la divinité « Él Olam » invoquée par Abraham est simplement un nom pour Yahvé.
Si l’ensemble des textes en Gn 20–21 présupposent l’écrit sacerdotal (ou sont d’origine sacerdotale comme 21,1-7), on peut expliquer la préférence de ces textes pour « élohim » par la théologie sacerdotale, selon laquelle Yahvé n’a pas révélé son vrai nom à Abraham ni à sa famille mais seulement à Moïse (Ex 6,2-3). Dans ce cas, il fallait éviter qu’Abraham (ou Sara) parle de Yahvé, tandis qu’il était possible que le narrateur utilise le tétragramme, comme en 20,18 (même s’il s’agit d’un ajout) ou en 21,1. La même logique s’applique à 22,11 et 14b, mais non pas au v. 14a selon le Texte Massorétique. Une autre raison supplémentaire pour l’utilisation d’élohim en 20 et 21,22ss peut être le fait que, dans ces récits, Abraham se trouve en contact avec des païens, le nom élohim étant alors plus adéquat (comme c’est également le cas pour le roman de Joseph). On pourrait finalement aussi imaginer, de manière tout à fait spéculative, que l’ensemble Gn 20–22 ait connu une révision élohiste, à la manière du Psautier élohiste. En tout état de cause, ces chapitres n’offrent aucun moyen de ressusciter le document élohiste.

(Wénin André. Abraham à la rencontre de YHWH. Une lecture de Gn 22. In: Revue théologique de Louvain, 20e année, fasc. 2, 1989.)

 

Pédagogie du Texte :

En général on essaie d'expliquer ce texte en disant que Dieu voulait savoir si la foi d'Abraham était assez grande. Abraham aurait apporté la preuve qu'il était prêt à obéir à Yahvé, même au prix de ce qu'il avait de plus cher. Croire cela, c'est démontrer que l’on n'a rien compris au texte. Même si Il est vrai que pour nous, Dieu, notre idéal doit être au-dessus de tout. Mais il faut bien le reconnaître ce texte pose quand même bien des questions.

D'abord si l'on voit l'histoire du côté du fils..: certes, finalement il ne meurt pas, mais comment peut-on s'imaginer un seul instant que Dieu, le Dieu  de Jésus celui qu'il nous fait découvrir ait pu demander à Abraham une chose pareil, une chose aussi insupportable que le meurtre de son enfant ? Cette idée je le reconnais me révolte.

Premièrement il est extrêmement curieux que Dieu ait voulu faire passer un examen d'obéissance à Abraham. Dieu en aurait-il besoin, lui qui connaît le cœur de l'homme..? Psaume 41,21 : «Dieu ne le saurait-il pas, Lui qui connaît les secrets du coeur ?» ou encore Job 34:21-22

«Car Dieu voit la conduite de tous, Il a les regards sur les pas de chacun.»

 

Sacrifice

Le sacrifice est un acte commun à toutes les religions de l’Antiquité. Au départ, sa signification n’est pas la privation et le dépouillement mais au contraire le don le plus généreux possible à une divinité dont on veut obtenir la récompense, la grâce ou le pardon. La Bible n’échappe pas à cette tradition et l’on y pratique volontiers les sacrifices d’animaux et de végétaux ; cependant, elle récuse absolument les sacrifices humains qui étaient encore pratiqués dans la société cananéenne de l’époque : sacrifier un enfant, notamment un premier fils, devait calmer les fureurs d’un dieu jaloux du bonheur de l’homme. L’épisode du sacrifice d’Abraham est et a été l’objet de très nombreux commentaires et a toujours suscité perplexité, incompréhension et indignation : comment un Dieu d’amour peut-il avoir une exigence aussi monstrueuse ? Il est sûrement important de remettre l’épisode dans son contexte ; à l’époque, les sacrifices humains étaient courants, ce qui explique qu’Abraham l’entende ainsi. Il semblerait, selon la tradition la plus répandue, notamment dans le christianisme, que le coup de théâtre divin substituant au dernier moment un bélier au fils d’Abraham démontre avec force le refus absolu par Dieu de tout sacrifice humain.

L’épisode du sacrifice d’Isaac serait donc une sorte de mise en scène pédagogique pour faire comprendre à Abraham que son Dieu n’est pas un de ces dieux jaloux à qui l’on offre un enfant en pâture mais un dieu « autre », indescriptible, invisible et unique, un Dieu d’amour, bien loin des figures anthropomorphiques des divinités d’alors. Selon Marc-Alain Ouaknin, la leçon de cet épisode est sans équivoque : c’est une mise en scène dramatique pour signifier aux hommes qu’on ne peut désormais plus jamais se croire autorisé à porter la main sur un autre homme au nom de Dieu. Pour lui, le fait que le sacrifice n’ait pas lieu est tout à fait révolutionnaire : le message qui en résulte rejoint celui des dix commandements : ce Dieu est un Dieu d’amour et de justice qui refuse la violence et plus encore celle qui est faite en son nom.

Selon une tradition midrashique, qui s’appuie sur l’ambiguïté de l’expression עֹלָה `olah ou `owlah « offrir en holocauste », littéralement « faire monter en montée », Abraham, influencé par le contexte religieux, aurait mal compris l’ordre divin. Là où Dieu lui enjoindrait d’élever son enfant vers le ciel, Abraham comprendrait faire monter en fumée, comme lorsqu’on consume complètement sa victime. Dans le Coran, c’est en songe qu’Abraham se voit immoler son fils. Il raconte ce rêve à son fils (« qu’en penses-tu ? ») qui s’offre sans hésiter. C’est donc l’interprétation qu’Abraham fait de sa vision (le présent employé en arabe tendrait à signifier qu’il s’agit plutôt d’une vision que d’un rêve), confortée par celle de son fils, qui est à l’origine de l’acte sacrificiel. Cette dimension onirique (absente du texte biblique) est longuement commentée par des exégètes comme Ibn ’Arabî, qui interprète que c’est en fait un bélier qui est apparu sous les traits de son fils. Selon certains soufis, l’épreuve d’Abraham consisterait à donner son vrai sens à la vision, qui n’est pas d’immoler matériellement son fils mais de le consacrer à Dieu, ce en quoi il est récompensé : « Ô Abraham ! tu as cru en cette vision et tu l’as réalisée ; c’est ainsi que nous récompensons ceux qui font le bien ; voilà l’épreuve concluante » (Coran 37, 103). On rejoint ici l’interprétation judaïque.

Une certaine tradition juive dit que l'épreuve n'est pas faite pour apprendre quelque chose à Dieu, mais pour faire découvrir à l'homme une vérité sur lui-même.

Le terme עֲקֵידָה Akedah, ligature, désigne en hébreu l'épisode biblique improprement appelé sacrifice d'Isaac, en référence au corps d'Isaac attaché sur l'autel. L'exégèse juive s'interroge sur la raison qui a poussé Dieu à éprouver Abraham en lui demandant d'offrir son fils en holocauste. Le terme hébreu pour holocauste עֹלָה `olah ou `owlah dérive de la racine אלה 'alah signifiant "élever", "faire monter". Abraham aurait interprété au sens littéral de sacrifice la demande d'élévation spirituelle de son fils.  Le midrash rapporte le dialogue touchant entre Abraham le père et Isaac son fils, ce dernier donnant du courage au père, car pour le rédacteur du midrash le fils qui se soumet au père n'est plus un enfant, mais un adulte âgé de 37 ans.

Des interprétations plus psychanalytiques avancent l’idée que, si c’est Abraham lui-même qui attribue à Dieu cette exigence de sacrifice, c’est parce qu’il a un compte inconscient à régler avec son fils, ce fils qui pourrait un jour lui ravir sa place et vivre pour lui-même. N’est-ce pas lui qui interprète qu’il doit immoler son fils ? En arrêtant sa main, Dieu lui ferait comprendre qu’il doit assumer pleinement sa paternité « en coupant le cordon » avec son fils, en acceptant que le fils vive pour lui-même et non plus seulement pour son père.

L’âge de ce fils varie sensiblement en fonction des traditions et des représentations. L’iconographie chrétienne le représente souvent comme un enfant ou un adolescent. Si selon le midrash, Isaac a 37 ans au moment de cet épisode, c’est donc une victime consentante qui s’avance vers l’autel du sacrifice ; la cruauté du geste paternel s’en trouve atténuée, et Isaac, au même titre que son père, devient un modèle de foi. Par cette offrande de lui-même, il devient vraiment homme, adulte et individu à part entière : il existe pour lui-même. Dans les targums et la littérature midrashique, ce n’est plus Abraham mais Isaac qui devient le personnage central :

« Si le saint, bénit soit-il, me demandait tous mes membres, je ne les lui refuserais pas. Lie-moi bien pour que je ne me débatte pas à cause de l’angoisse de mon âme de telle sorte qu’il se trouve une tare dans ton offrande et que je sois précipité dans la fosse de perdition. »

En un parfait accord, les volontés du père et du fils se rejoignent. Sur ce dernier point, le texte coranique se rapproche de nouveau de la tradition rabbinique : le fils est un adulte volontaire auquel Abraham demande même son avis : « Qu’en penses-tu ? » Là encore, le père autant que le fils sont consacrés pour leur foi sans faille. C’est la foi conjuguée du père et du fils qui sauve ce dernier des flammes.

Dans le midrash de la Genèse, Abraham se plaint des ordres contradictoires de Dieu : « Hier encore, tu me disais c’est par Isaac que tu auras une descendance de ton nom. Puis tu t’es repris et tu m’as demandé : prends ton fils et fais-le monter en holocauste. Et maintenant ton Ange me demande : Ne porte pas ta main sur ce jeune homme ! » Et Dieu lui répond : « Quand je t’ai dit prends ton fils, je ne te demandais pas de l’immoler mais de le faire monter au nom de l’amour. Maintenant tu peux redescendre avec lui. » (Genèse Rabba).

Au Moyen Âge, Rachi reprendra ce commentaire qui s’appuie sur l’ambiguïté de l’expression en hébreu עֹלָה `olah ou `owlah « offrir en holocauste », littéralement « faire monter en montée ». Abraham aurait-il mal compris l’ordre divin ? Là où Dieu lui demandait d’élever son enfant vers le Ciel, il aurait compris de le faire monter en fumée comme une victime consumée sur le bûcher.

La vérité ne se voit pas toujours du premier coup d’oeil

Ces commentaires prouvent que, devant l’image atroce de l’infanticide par le père qui reçut de surcroît la promesse inouïe d’un engendrement infini, un piège nous est tendu, à nous aussi, lecteurs. La ligature du sacrifice fait un nœud obscur. Qu’entendons-nous ? Qu’attendons-nous ? La parole de mort ou celle de l’amour et de la délivrance ? La vérité ne se voit pas toujours du premier coup d’œil ! Elle est souvent en dessous de ce que nous croyons être la vérité, captivés que nous sommes par la violence et la mort. Comme semble l’indiquer le petit mot hébreu, תַּחַת ta’hat, dans l’expression תַּחַת בְּנוֹ ta’hat beno, à la place du fils, dans le verset biblique : « Abraham offre le bélier à la place de son fils » (Gn 22, 13).

Ce petit mot תַּחַת ta’hat signifie littéralement « en – dessous » (d’autres mots existent en hébreu pour « en échange » ou « à la place »). Le célèbre exégète musulman Ibn ‘Arabî ne dira rien d’autre, lui aussi, en soulignant que c’est bien un bélier qui est apparu à Abraham sous les traits de son fils ! La vérité était en dessous, en retrait, dans le détail de cette vision mortifère et terrifiante qui semblait nous accaparer.

1. Et c’est après ces paroles: l’Elohîms éprouve Abrahâm.Il lui dit: « Abrahâm ! » Il dit: « Me voici. » 2. Il dit: « Prends donc ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Is’hac, va pour toi en terre de Moryah, là, monte-le en montée sur l’un des monts que je te dirai. » 3. Abrahâm se lève tôt le matin et bride son âne. Il prend ses deux adolescents avec lui et Is’hac, son fils. Il fend des bois de montée. Il se lève et va vers le lieu que lui dit l’Elohîms. (traduction littérale d'André Chouraqui)

Dans ces trois versets, nous voyons à quel point Abraham s’empresse d’obéir à Dieu. Tout d’abord, il lui répond : הנני, « me voici ». Rashi nous explique que ce mot signifie « je suis prêt », et c’est ainsi que répondent les gens pieux à l’appel de Dieu. Abraham est prêt à TOUT et voici en effet que Dieu lui demande ce qu’il a de plus cher au monde : son fils. Mais Dieu le lui demande sur le ton de la prière. Comment ? Dieu doit-Il tant d’égards à Ses créatures ? Qu’a-t-Il besoin de lui dire « Je te prie » ? Ce mot נא, (na, »Je te prie »), Rashi explique que Dieu l’a ajouté pour demander réellement à Abraham une faveur : « Je te supplie, lui dit-Il, de Me surmonter encore cette épreuve, pour qu’on ne dise pas : les premières n’étaient pas des épreuves ». Quelles étaient ces premières épreuves ? Il s’agit de l’ordre donné à Abraham de quitter son pays natal pour l’aventure ; il s’agit aussi de la circoncision qu’Abraham a subie à un âge très avancé. Eh bien ! Malgré ces épreuves, dont chacune suffirait à prouver l’attachement et l’amour d’Abraham pour son Créateur, Dieu lui fait subir la plus terrible d’entre toutes : le sacrifice de son fils. Or Dieu n’a pas besoin de cette nouvelle preuve. Il sait à quoi s’en tenir sur Abraham. Mais il s’agit de fermer définitivement et irrévocablement la bouche aux potentiels détracteurs d’Abraham.

Le midrash, par un habile jeu de mots, identifie le mot « épreuve » נסיון (nissayone), avec le mot « bannière », נס (ness) pour nous dire qu’en éprouvant Abraham, Dieu l’a glorifié et agrandi aux yeux de toutes les אומות העולם toutes les nations de la terre. C’est pour cela aussi que Dieu emploie les termes « ton fils », « ton unique », « celui que tu aimes ». Chacun de ces termes, nous dit en effet le midrash, a valu à Abraham une récompense supplémentaire.

Dieu termine, à peine de parler, que le texte nous dit déjà qu’Abraham s’affaire aux préparatifs.Abraham était tellement empressé à accomplir sa mission qu’il scelle lui-même son âne et fend le bois du sacrifice. Le midrash s’étonne : « Abraham n’avait-il donc pas de serviteurs, pour se charger lui-même de ces tâches ? Si, mais son zèle était tel qu’il ne pouvait supporter d’attendre après des serviteurs trop lents ». Et surtout, précise le midrash, il ne voulait pas rencontrer Sarah, sa femme, qu’il n’avait pas avertie car il craignait qu’elle n’empêchât par ses pleurs le départ.

4. Le troisième jour, (nous dit le texte) Abrahâm porte ses yeux et voit le lieu de loin. 5. Abrahâm dit à ses adolescents: « Asseyez-vous ici avec l’âne.

Moi et l’adolescent nous irons jusque-là. Nous nous prosternerons puis nous retournerons vers vous. » (traduction littérale d'André Chouraqui)

Comment Abraham a-t-il pu savoir qu’il était arrivé à l’endroit voulu par Dieu ? Le midrash nous raconte qu’une nuée était posée sur le sommet de cette petite montagne. Abraham dit à Isaac : « Mon fils, vois-tu ce que je vois ? Il lui répondit : « oui ». Il demanda à ses serviteurs : « Voyez-vous ce que je vois ? » Ils répondirent : « non ». Abraham et Isaac étaient donc les seuls à apercevoir ce que Dieu leur indiquait. De là le midrash tire qu’ils étaient des visionnaires et que l’amour de Dieu les guidait dans leur mission. La nuée du Mont Moriah était peut-être imaginaire, mais c’est la connaissance de Dieu qui la révéla aux deux patriarches, de même que pour la sortie d ‘Egypte, cinq cents ans plus tard, c’est tout un peuple de visionnaires, d’hommes conduits par leur idéal social et moral, qui entrevoit les nuées de Dieu invisibles aux autres hommes. C’est parce que ses serviteurs n’apercevaient pas la nuée, c’est-à-dire le message de Dieu, qu’Abraham comprit qu’ils ne devaient pas monter avec lui sur la montagne sainte, et qu’il leur intima l’ordre de rester avec les ânes. Le midrash nous dit qu’Abraham les classe parmi les ânes, les aveugles, ceux qui ne voient pas Dieu. Mais Abraham a-t'il bien compris ce que Dieu attendait de lui et de son fils Isaac ?

Mais le plus extraordinaire dans les paroles d’Abraham est qu’il dit : « Moi et le jeune homme, nous irons jusque là-bas. Nous nous prosternerons, et NOUS reviendrons vers vous ». Qu’il parte avec son fils, soit, puisqu’il va le sacrifier ; mais qu’il revienne avec lui ? Comment donc ? Abraham savait déjà qu’il reviendrait avec Isaac sain et sauf ? Non pas, mais sa confiance en Dieu était si grande qu’il espérait que Dieu ne le laisserait pas arriver jusqu’à cette extrémité c’est-à-dire jusque là-bas, en hébreu, עד כה (ad ko). Le midrash rapproche ce כה (ko) -là-bas-, de la promesse de Dieu faite à Abraham précédemment : כה יהיה זרעך, « Ainsi sera ta postérité ». Comment le même Dieu qui a promis à Abraham une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel, pourrait-Il anéantir le seul homme par lequel peut se réaliser cette promesse ? Les rédacteurs du chapitre 22 n'auraient-ils pas lu ce que leurs prédécesseurs avaient déjà écrit dans les chapitres précédents ?

On a beaucoup répété depuis Kierkegaard -un philosophe du XIXème siècle – qu’Abraham avait sacrifié à Dieu sa raison bien plus que son fils en refusant d’essayer de chercher à comprendre la terrible épreuve dont il était victime. Je crois qu’au contraire, maigres son incompréhension de ce que Dieu lui demande, le raisonnement d’Abraham a rejoint sa foi et s’est confondu avec elle dans un immense abandon à son Créateur.

Puis le texte poursuit en nous racontant comment Abraham monte avec son fils sur la montagne. Isaac S’inquiète: « Voici le feu et le bois, mais où est l’agneau de l’holocauste ? Abraham ne répond pas : « C’est toi-même l’agneau » mais il dit : « Dieu choisira Lui-même l’agneau ». Puis il attache son fils Isaac sur le bûcher et s’apprête à l’immoler lorsque Dieu intervient enfin et l’empêche de faire le geste fatal. Après le terrible « suspense » que nous venons de vivre, c’est la détente, l’heureux dénouement. Mais cet heureux dénouement, le midrash ne peut l’accepter comme le dernier mot de l’histoire. Tout d’abord, quel a été le rôle d’Isaac dans ce drame qu’on nomme « le sacrifice d’Isaac » ? A-t-il été simplement passif ? Nullement ! À ceux qui voudraient le croire, le midrash cite l’expression « tous deux ensemble » qu’emploie le texte. C’est d’un commun accord qu’Abraham et Isaac se dirigent vers l’endroit du sacrifice. Et même sans cela, dit le midrash, comment expliquerait-on qu’un vieillard plus que centenaire ait eu la force suffisante pour lier un homme dans toute la force de l’âge, car Isaac nous dit le midrash n’avait que trente-sept ans, si celui-ci n’y avait consenti ? Isaac était pleinement conscient de ce qui se passait et en cela, son mérite est aussi grand que celui d’Abraham.

Le drame est terminé, mais le midrash ne peut accepter qu’Abraham n’ait rien dit à Dieu. Au contraire, délivré de l’épreuve, Abraham discute véritablement avec son Créateur. C’est le plus merveilleux dialogue qui se soit jamais établi entre une créature et son Créateur. « Hier, Tu m’as dit, s’étonne Abraham, « Car c’est la postérité d’Isaac qui portera ton nom » ; puis Tu me dis : « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac et sacrifie-le ». Et maintenant (que j’ai voulu l’immoler), tu me dis « N’étends pas ta main sur lui ». « Ne te fâche pas, Abraham, répond Dieu, tu n’as pas compris ce que Je t’avais demandé ; Je t’avais dit de placer ton fils sur l’autel pour l’admirer car il est beau, et toi tu veux l’égorger ! » Mais malgré cela, Abraham n’est pas satisfait, il réclame une récompense, non pour lui, mais pour sa descendance : « Maître de tous les mondes, lorsque Tu m’as demandé de Te sacrifier mon fils,  je n’ai pas hésité, mais j’ai vaincu mes sentiments pour accomplir Ta volonté. Qu’ainsi soit Ta volonté, Seigneur notre Dieu, lorsque les descendants d’Isaac pècheront, rappelle-Toi ce sacrifice et sois-leur miséricordieux ».

Conclusion :

Je reprendrais ici une réflexion du pasteur Louis Pernot.

Peut-être dans ce texte Abraham a-t-il découvert quelque chose, il ne serait alors pas forcément l'exemple extraordinaire de celui qui a tout bien fait, mais plutôt comme celui qui a eu besoin de comprendre quelque chose.

On peut penser en particulier qu'Abraham avait au départ une idée fausse de Dieu, comme de quelqu'un demandant des sacrifices humains, et finalement il comprendra qu'il n'en est pas ainsi. Abraham n'aurait alors pas bien compris la demande de Dieu, Dieu, en effet, n'a certainement jamais demandé à Abraham de lui sacrifier son fils. Ce qu'il lui a demandé c'est de le lui consacrer, et lui, dans son paganisme a cru que le seul moyen de consacrer son fils à Dieu était de le tuer, alors que pour consacrer une vie à Dieu, il ne faut pas l'empêcher d'être, mais mettre cette vie au service de quelque chose de plus grand.

Certes, Dieu demande à Abraham d'offrir son fils en «..holocauste..», mais le mot «..holocauste..» en hébreu veut dire simplement: «..pour monter..». Abraham a compris «..sacrifier..», mais Dieu voulait peut-être juste dire..: « fais monter ton fils vers moi ».., C'est-à-dire : « Va et élève-le, fais-le monter plus haut, fais-lui découvrir une dimension spirituelle..».

Or il ne s'agit pas que d'une leçon d'éducation, l'enfant, c'est aussi, pour nous et en nous, notre meilleure part, c'est notre âme, notre vie (Mon âme est en moi comme un enfant dit le Psaume 131). Comment donc s'élever à Dieu, se consacrer à Dieu..? Telle est la question de ce texte.

Abraham commet plusieurs erreurs que Dieu va aider à corriger..: en particulier, il croit qu'il faut absolument cesser de vivre, renoncer à être, pour être fidèle à Dieu, renoncer à toute joie, et à sa propre vie même.

Ensuite, il agit comme un intégriste en confondant la Parole de Dieu avec la sienne propre. Heureusement, il acceptera quand même in extremis de changer sa vision des choses en sacrifiant le bélier. Il est bon donc de rester à l'écoute de Dieu, d'accepter de remettre en cause ses principes et ses certitudes. Appliquer des certitudes sans se remettre en cause ne mène qu'à la mort. On a le droit de se tromper, mais il faut savoir changer...

Et puis Abraham dans son désir d'élévation applique une méthode d'ascétisme qui n'est pas dans le sens de la révélation biblique..: pour commencer, «.. il sangle son âne..» or l' «..âne..», est souvent dans la Bible l'image de la vie animale. Cette dimension physique de sa vie, Abraham veut donc la tenir liée, puis il charge son fils de fardeaux trop lourds, il lui fait porter le bois du sacrifice, il le charge lui-même du sacrifice qu'il lui impose et qui doit le tuer. Et finalement le lie. (D'ailleurs, dans la tradition juive, ce texte est appelé «..La ligature d'Isaac..»).

C'est ce que font bien des moralisateurs, cherchant toujours à ligoter, lier par des jugements, de la morale, de la culpabilité et des remords. Il y a un risque à vouloir imposer à soi ou aux autres trop de règles, trop de contraintes, d'idéaux trop élevés. Il est dangereux de vouloir trop bien faire, cela peut devenir écrasant, et finalement cette démarche immobilise et tue.

Or s'il est bon d'être porté par un idéal élevé, il faut avoir des objectifs concrets réalistes et réalisables, sinon l'on est écrasé sous le poids du sacrifice et il n'y a plus de vie. Ce que Dieu nous demande, ce n'est pas de parvenir à être saints au prix de notre vie, mais de MONTER, de s'élever, c'est ça l'essentiel.

Dieu ne veut pas que nous ne soyons rien pour que lui soit tout, il n'est pas question de nous anéantir pour laisser toute place à Dieu, mais de marcher en «..alliance..» avec lui, or le sens même de toute «..alliance..» c'est de respecter les deux parties. Le but n'est pas de renoncer à vivre, mais d'avancer en harmonie avec les différentes dimensions de son existence et ainsi de servir Dieu. Et en effet, Abraham, finalement, ne tuera pas Isaac, mais AVEC lui il va offrir le bon sacrifice à Dieu.

L'erreur d'Abraham n'a pas été de manquer de foi, mais plutôt d'avoir eu une mauvaise foi, d'avoir trop cru en Dieu et pas assez en l'homme, en l'humain. Il pensait que Dieu pouvait agir absurdement, demander n'importe quoi, et qu'il trouverait de toute façon une manière d'accomplir son plan. Dieu l'en empêche, et montre que pour réaliser sa volonté, il a besoin non seulement de la foi d'Abraham, mais aussi de la vie physique de son fils Isaac, et il devra ainsi intervenir pour empêcher Abraham de faire une bêtise.

Mais Abraham, a du bon quand même : il se lève de bon matin, fait une démarche, un cheminement, il ne reste pas sur place. Et monter, c'est ne pas rester au ras des pâquerettes, c'est ça précisément s'élever, et pour cela, il faut marcher, avancer, marcher avec Dieu, marcher vers Dieu, marcher avec ceux que l'on aime, sans chercher ni à les étouffer, ni à les tuer. Et dans cette marche, aller vers l'accomplissement de soi-même et de ce que Dieu attend de nous.

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