Le dieu Yhwh : ses origines, ses cultes, sa transformation en dieu unique (première partie)

Du polythéisme au monothéisme judaïque

 

D'après un cour de Thomas RÖMER au  Collège de France

 

Nous avons déjà traité d'une partie du sujet dans le chapitre « les noms de Dieu dans la Bible », et le but de cette article  est de reprendre cette question complexe qui est celle de l’histoire de la divinité dont parle la Bible hébraïque, divinité qui est devenu ce dieu auquel se réfèrent, de manières différentes, les trois religions monothéistes. Bien entendu, nous l'aborderons cette question avec les outils de la critique historique, de la philologie et de l'exégèse. Nous devons nous poser en premier lieu cette question suivante : Comment peut-on, dans l’état actuel de nos connaissances retracer l’histoire de cette divinité, que l'on désigne par Dieu depuis ses origines jusqu’à sa « victoire » sur les autres dieux et déesses et l’affirmation qu’il est la divinité unique ?

Les origines du dieu Yhwh jusqu’à son installation comme dieu national en Israël et en Juda.

Nous avons traité déjà du sujet dans d'autres articles sur la prononciation et la signification du Tétragramme j'en ferais donc ici qu'un simple rappel.  Une étude attentive des textes bibliques nous montre que la Bible hébraïque (BH) contient deux textes, de provenance différente, qui parlent de la révélation du nom de Yhwh à Moïse, on les rencontre dans les chapitre 3 et 6 du livre de l'exode. Que montrent l’analyse et la comparaison de ces deux textes ?

Les deux textes convergent dans l’idée que le nom de Yhwh a été révélé (pour la première fois) à Moïse. Exode chapitre 3 situe cette révélation à l’Horeb, la « montagne de dieu » (anticipation d’Ex 19), ensuite dans Exode chapitre 6, dans le pays d’Égypte. Exode chapitre 3 cherche à donner une explication au nom divin ou à faire une allusion à ce nom en l’expliquant à l’aide de la racine היה, h-y-h (hé, yod, hé) (« être »). Exode chapitre 6 n’explique pas le nom, mais dit seulement que ce même dieu s’est présenté auparavant comme « El (Shadday) ».(voir notre article «les noms de Dieu dans la Bible ».

Bien que les deux textes datent au plus tôt du VIe siècle avant notre ère, ils semblent garder le souvenir que Yhwh n’a pas été depuis toujours la divinité d’Israël et que sa relation avec le peuple d'Israël est liée à la tradition de l’exode dans un sens large (Égypte, séjour dans le pays de Madian, etc.). Le fait que, au moins dans un premier temps, Yhwh, dans le chapitre 3 du livre de l'Exode, ne répond explicitement à la question de Moïse, il le fait dans une espèce de pirouette en disant אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה (« je serai qui je serai »), ce qui reflète peut-être déjà une sorte d’aversion pour la prononciation du nom du Dieu d’Israël.

Comment le nom de Yhwh s’est-il prononcé ?

La reconstitution traditionnelle du nom הְיֶה « Yahvé » se fonde d’abord sur le témoignage de certains Pères de l’Église (Clément d’Alexandrie, Théodoret et d’autres). Origène d’Alexandrie (185-253), dans son commentaire sur le Ps 2, discute l’interdiction de prononcer le nom divin chez les Juifs et fait référence au nom divin en parlant simplement du « tétragramme » mais parfois aussi via le nom « Ἰαή » (ce qui semble correspondre à un « Yahwé »). Néanmoins il sait aussi que, dans les noms propres, la prononciation du nom divin est « yhw ». Et il cite, dans son Contre Celse, la forme de Ἰαώ en la présentant comme la prononciation des gnostiques. Une idée similaire se trouve chez Tertullien. À partir de cela, on a souvent considéré cette prononciation comme étant limitée aux groupes hérétiques, ce qui, pourtant, est faux. À Eléphantine, les Juifs appellent leur dieu Yhw, yhh ṣb’t, dans des noms théophores on trouve l’élément : yh qui correspond peut-être à la prononciation yaho. Très intéressant aussi est un texte trouvé à Qumran 4QpapLXXLevb (fragment 20 = Lev 4,26-28) qui contient un fragment du Lévitique en grec où le tétragramme est rendu par ΙΑΩ. Cette prononciation se trouve probablement aussi dans une stèle votive de l’époque romaine du IIIe siècle dédiée à Zeus Sérapis (dieu créé par Ptolémée Ier comme dieu national de Grèce et de l’Égypte) qui (après coup) a été identifié à IAO (musée de Léon, Espagne).

La forme brève Yahu/o est largement attestée dans les noms propres bibliques et extrabibliques qui comportent cet élément théophore : ירמיהו, ישעיהו, יונתן Yirmeyahu, Yesha‘yahu, Yehonatan…    Jérémie, Ésaïe , Jonathan.

À ces deux formes de prononciations, on doit en ajouter une troisième יה « Yah » qui se trouve notamment dans l’exclamation הללו-יה hallelu-yah, mais aussi dans d’autres textes bibliques. Selon le texte biblique, la plupart des références à יה « Yah » se trouvent dans les Psaumes. Quant aux autres attestations, on les trouve également dans des textes de louanges. On peut donc en déduire que יה Yah est une variante liturgique. On aurait alors deux variantes principales du nom divin : la forme longue יהוה yhwh et la forme courte אהה yhw. La question se pose alors de savoir quelle est la relation entre ces deux formes. On devrait peut-être partir de l’idée que les deux variantes du nom coexistaient et que la forme courte était largement utilisée dans les noms propres théophores mais pas de manière exclusive. On pourrait également se poser, la question de savoir si le nom divin a été prononcé différemment dans le royaume du Nord et dans celui du Sud. On pourrait aussi spéculer sur le fait que le tétragramme s’impose dans la rédaction du texte biblique dans le contexte de l’interdiction de prononcer le nom divin. Puisqu’on a dû garder la vocalisation dans les noms propres, on a du coup repris pour le nom divin une forme longue peut-être moins usitée à l’époque perse pour distinguer le nom imprononçable de l’utilisation des noms théophores.

La signification du nom

C’est une question qui donne lieu à de longs débats passionnés. Il faut peut-être relativiser un peu cette question. Est-il si important pour nommer/invoquer quelqu’un de savoir l’étymologie de son nom ? Cette étymologie peut être oubliée, elle peut être obscure et ne pas jouer de rôle important au niveau d’un culte qu’on rend à telle ou telle divinité ; et le nom ne définit pas nécessairement la « nature » d’une divinité.

Exode 3 nous l'avons déjà dit présuppose un lien entre le nom divin et la racine היה, h-y-h (« être »). Mais s’agit-il vraiment d’une tentative d’expliquer l’étymologie du nom ou seulement d’un jeu de mots à partir d’une idée théologique selon laquelle le dieu d’Israël échappe à la mainmise de l’homme (« je serai qui je serai ») tout en lui promettant assistance et accompagnement (« je serai avec toi »). L’explication à partir d’une racine « être » est souvent acceptée.

a) À partir des noms propres amorites attestés à Mari, comme יעווי-ילום Yaḥwi-ilum (« El est ; se manifeste ») ; יעווי-עדאד Yaḥwi-Adad, etc. Le fait qu’il manque pour le « Yahwé » biblique le nom de la divinité est une preuve que les Israélites avaient, dès les origines, une conception plus abstraite de dieu que leurs voisins.

b) Dans l’étymologie biblique ; le « a » sous la préformante est sans doute l’indicatif d’une forme causative : « celui qui fait être », « celui qui crée ». On peut penser qu’il s’agit alors à l’origine d’une certaine manifestation d’El, le nom complet aurait été : אל יהוה ישראל ’(ēl yahweh yiśrā’ēl), « El donne la vie/crée Israël ». Le problème qui se pose est double : l’hébreu n’atteste pas de causatif pour le verbe « être » et il n’est guère plausible que יהוה Yhwh ait été à l’origine une manifestation אל d’El qui est un dieu créateur. Yhwh ne devient un dieu créateur qu’à partir du VIIe siècle avant notre ère environ.

2. Une autre solution peu défendue actuellement se fonde sur la forme brève הי hé-yod. Ainsi S. Mowinckel pense que la forme originelle de Yhwh aurait été *ya huwa : « le voici ; c’est lui » ; il n’y a pas de parallèles pour une telle naissance d’un nom divin. L’idée a cependant été reprise récemment par A. López Pego6.

3. On pourrait se demander si Yhwh ne vient pas d’une forme substantivale. Dans ce cas il faudrait imaginer que le י yod « y » fait partir de la racine : יהו / י yhw/y ou    וחו /י whw/y. Cependant, il n’y a pas de racine qui puisse s’appliquer. Görg pense lui aussi à un substantif qui serait en lien avec la racine הוה hwh, tomber ; le subjonctif qui aurait peut-être désigné un oiseau qui tombe de haut sur sa proie : aigle ou vautour. Yhwh aurait peut-être d’abord été le nom d’une tribu et de sa divinité.

4. Le nom divin comme forme verbale d’une conjugaison à préformantes. On peu citer une attestation ancienne, la divinité dIkšudum (celui qui a atteint), attestée une fois comme dieu voyageant depuis Mari Terqa où on lui offre un sacrifice. ( les Arabes préislamiques connaissent des divinités dont le nom se construit à partir d’une 3e pers : Yaǵūt (Il aide) ; Ya‘ūq (Il protège). La racine sud-sémitique qu’on pourrait mettre en rapport avec le tétragramme serait alors la racine arabe hwy qui a trois significations : désirer, se passionner ; tomber ; souffler.

Knauf fait remarquer que les sens de désirer et de tomber sont également attestés en hébreu, seul le sens de souffler n’y est pas. Peut-être s’agit-il alors d’un évitement voulu de cette signification en hébreu à cause du nom divin. Comme l’a déjà remarqué Wellhausen, le sens de souffler s’applique fort bien à une divinité du type dieu de l’orage. Cette explication est peut-être dans l’état actuel de nos connaissances l’explication la plus satisfaisante. Yhwh serait donc celui qui souffle, qui amène le vent. On retrouve cette idée du souffle dans les récits 1,2 et 3 du livre de la Genèse : « et le souffle de Dieu planait à la surface des eaux » ou encore « [Dieu] fit pénétrer dans ses narines un souffle de vie, et l'homme devint un être vivant. »

L’origine (géographique) de Yhwh

Plusieurs hypothèses ont été avancées :

Ebla. Contrairement à une affirmation souvent répétée, un dieu ya n’apparaît dans aucun texte. Son culte à Ebla est donc une apparemment chimère.

Ougarit. En KTU 1.1.IV :13-20 (VI AB IV) on trouve peut-être, dans un texte très fragmentaire qui semble faire allusion à un banquet d’El : šm bny yw ’il(t/m ?) : le nom de mon fils : yw déesse/dieu(x ?).

Ktu 1 1 iv 13 20

On a parfois voulu y voir la forme abrégée du nom de Yhwh. Mais le texte est peu clair et trop fragmentaire (il s’agit peut-être d’une erreur pour ym, le dieu Yammu bien connu et mentionné dans les lignes précédentes). D’ailleurs l’écriture yw pour Yhwh n’est attestée que dans des noms théophores. Cependant, on ne peut définitivement exclure ce rapprochement, qui suggérait qu’au XIIIe ou XIIe siècle Yhwh aurait été connu (et intégré dans le panthéon d’Ougarit).

Égypte. Un article récent fait mention d’un nom propre avec –ya dans un papyrus qu’on date entre 1330-1230 avant notre ère : j :-t-w-n-j2-r-‘ :-y-h. Th. Schneider pense que ce nom transcrit un nom propre cananéen : ’adōnī-rō‘ē-yāh : « Mon seigneur est le berger de Yah ». On aurait alors le problème d’un nom théophore à trois éléments : normalement on n’en a que deux. Une solution possible est d’imaginer que « Yah » soit ici utilisé comme toponyme.

Peut-être peut-on alors faire un rapprochement avec les fameux nomades Shasou mentionnés dans des textes égyptiens en lien avec « yhw ». Dans une liste d’Amenophis III de Soleb au Soudan (vers - 1370), on trouve, entre autres, une liste de nomades Shasou avec indication de leur territoire ; parmi eux : t3 š3św yhw3 : pays – des Shasou – Yhwh : Yhw(h) dans le pays des Shasou.

 

    

 

 

Inscription d amenophis inscription de amenophis iii

Pays des shasous pays des shasousInscription d’Amenophis III de Soleb au Soudan (ver ­1370)    

 

Le même titre apparaît à un autre endroit à Soleb et aussi dans une liste se trouvant dans une halle du temple de Ramsès II à Amarah Ouest. C’est une liste plus complète que celle de Soleb.

Dans cette liste, les territoires des Shasou se trouvent surtout dans le Néguev (dans d’autres inscriptions, il y a bien des Shasou plus au Nord du Levant). Si on suit Weippert, on peut voir dans le premier toponyme « Séir » une sorte de titre englobant le territoire général dans lequel se situeraient les noms mentionnés ensuite. Les attestations archéologiques, épigraphiques et iconographiques apparaissent dans le territoire d’Edom, de Séir et dans l’Araba au moment de la transition entre le Bronze récent et l’âge de Fer. Parmi ces Shasou, se trouvait peut-être aussi un groupe dont le dieu tutélaire était le dieu Yhwh.

Iconographie des Shasous

Iconographie des shasous 1  Iconographie des shasous 2

 

Les attestations bibliques d’une provenance de Yhwh du Sud

 

La provenance de Yhwh du « Sud » est également affirmée par quatre textes poétiques de la Bible Hébraïque.

Dt : 32,2

Jg : 4;4-5

Ps : 68, 8-9.18

Hab : 3,3.10a

Il dit :

Yhwh est venu du Sinaï, pour eux il a brillé de Séïr, il a resplendi depuis le mont de Parân ; il est arrivé à Méribat de Qadesh ; de son midi vers les Pentes, pour eux.

Yhwh, quand tu sortis de Séir, quand tu t’avanças depuis le pays d’Edom, la terre trembla, de même le ciel ruissela, les nuages ruisselèrent d’eau ; les montagnes s’enfuirent devant Yhwh

– ce Sinaï –, devant Yhwh, le Dieu d’Israël.

8-9 : O Dieu, quand tu sortis à la tête de ton peuple, quand tu t’avanças sur la terre aride – pause –

la terre trembla, oui, le ciel ruissela devant Dieu – ce Sinaï – devant Dieu, le Dieu d’Israël.

18 : Les chars de Dieu se comptent par vingtaines de milliers, par milliers et par milliers ; le Seigneur est parmi eux, le Sinaï est dans le sanctuaire.

Dieu vient de Témân, le Saint vient du mont Parân. Pause.

Son éclat couvre le ciel, sa louange remplit la terre.

10a : les montagnes te voient et tremblent…

 

Ces quatre textes sont clairement liés entre eux par le même thème et la même affirmation d’une provenance « sudiste », même si les détails peuvent varier. D’abord on peut remarquer que les quatre textes se trouvent dans des contextes poétiques : Jg 5, le cantique de Déborah, un chant de guerre ou de victoire ; Dt 33,2 fait partie d’un psaume qui encadre les bénédictions de Moïse sur les tribus d’Israël ; Ps 68 : un hymne célébrant l’intervention divine dans un contexte de guerre et Ha 3, un psaume également guerrier sans lien direct avec les ch. 1 et 2 du livre.

 

Ce sont les textes de Jg 5 et Ps 68 qui sont particulièrement proches l’un de l’autre.

Jg 5,4-5

Ps 68,8-9

Yhwh, quand tu sortis de Séir, quand tu t’avanças depuis le pays d’Edom, la terre trembla, oui, le ciel ruissela, les nuages ruisselèrent d’eau ; les montagnes s’enfuirent devant Yhwh

– ce Sinaï –, devant Yhwh, le Dieu d’Israël.

Ô Dieu, quand tu sortis à la tête de ton peuple, quand tu t’avanças sur la terre aride – pause –

la terre trembla, oui, le ciel ruissela devant Dieu – ce Sinaï – devant Dieu, le Dieu d’Israël.

 

Comment expliquer ces parallèles ? Ou bien les deux textes dépendent d’une Vorlage commune, ou bien un texte reprend l’autre. Il y a quelques indices en faveur de la thèse selon laquelle Jg 5 est le texte le plus ancien repris par l’auteur du Ps 68. Il semble que le psaume contienne quelques allusions à l’ensemble de Jg 5. Ps 68,14 (« resteriez-vous couchés au bivouac ? ») rappelle Jg 5,16 (« Pourquoi es-tu resté parmi les bagages ? ») ; 68,12 (l’armée céleste) peut faire allusion au combat des étoiles en Jg 5,20. Mais ces prétendus parallèles sont souvent assez vagues. Autre possibilité : L’hymne théophanique a été un petit texte indépendant qui a été inséré dans les deux poèmes.

 

Jg 5,4 fait venir Yhwh d’Edom qui est mis en parallèle avec Séïr. Séïr signifie « poilu » et désigne une région comportant des forêts à l’intérieur du territoire d’Edom. Dans la Bible, les noms d’Edom et de Séïr sont souvent utilisés comme des synonymes.

 

Jg 5,4-5 imagine le Sinaï apparemment quelque part en Edom et non pas dans la péninsule arabique où la tradition a localisé le Sinaï.

Le texte de Dt 33,2 par contre n’exclut pas entièrement cette possibilité : « Yhwh est venu du Sinaï, pour eux il s’est levé à l’horizon, du côté de Séïr, il a resplendi depuis le mont de Parân ; il est arrivé à Méribat de Qadesh ; de son midi vers les Pentes, pour eux. » Mais l’expression particulière du texte qui, le seul dans toute la Bible, identifie le Sinaï à un mont Paran montre plutôt que nous avons déjà affaire à une spéculation savante sur la localisation du Sinaï et probablement pas à un souvenir ancien. Donc on peut imaginer que l’auteur de Dt 33 se fonde sur Jg 5 et Ps 68 qu’il a réinterprété avec l’idée que le Sinaï se trouve quelque part dans la péninsule du Sinaï entre l’Égypte et le Néguev. Ha 3,3 affirme également une origine de Yhwh de Paran, sans pour autant mentionner le Sinaï. Ici, le mont Paran est mis en parallèle avec Téman. Téman est attesté en Gn 36 comme nom d’une personne ou d’un clan dans la généalogie d’Edom. Dans certains textes, il semble désigner une localité ou un territoire en Edom ou une expression parallèle à Edom (Jr 49,7.20 ; Ez 25,13 ; Am 11,11-12 ; Ab 8-9).

En dehors de la Bible une inscription de Kuntillet Ajrud mentionne à côté d’un Yhwh de Samarie, un Yhwh de Téman.

La comparaison des quatre textes quant à la provenance de Yhwh peut être résumée ainsi : à l’exception possible de Dt 33 (mais qui est peu clair), on imagine que Yhwh est « localisé » dans le Sud, en territoire édomite ou, d’une manière plus générale, dans un territoire situé dans le sud-est de Juda. Il est difficile de suivre la thèse de Pfeiffer selon laquelle le transfert du siège de Yhwh en dehors du pays de Juda, en territoire « ennemi », serait une construction théologique de l’époque postexilique. Il est plus plausible que ces textes gardent le souvenir que Yhwh a été à l’origine la divinité d’une ou de plusieurs montagnes dans le désert à l’est ou à l’ouest de l’Araba.

 

Moïse et les Madianites

Selon le récit de l’Exode, Moïse fait la connaissance de Yhwh (selon les traditions non-P) lors d’un séjour chez les Madianites. Il a la révélation de Yhwh alors qu’il travaille comme berger au service de son beau-père Jéthro (qui apparaît encore sous d’autres noms) et, selon Ex 18, c’est le même Jéthro qui rend visite à Moïse juste avant la grande révélation de Yhwh au mont Sinaï. Il est difficile d’imaginer que ce lien entre Moïse et les Madianites soit entièrement une invention d’une époque tardive. On voit mal comment, à une époque où les « mariages mixtes » posent problème, on aurait inventé une femme madianite à Moïse.

Dans la Bible Hébraïque, (1 R 11,18) mentionne un pays de Madian :

« 17 C’est alors que Hadad s’enfuit avec des serviteurs édomites de son père pour se rendre en Égypte. Hadad était encore un jeune garçon. 18 Partis de Madian, ils allèrent à Paran, prirent avec eux des hommes de Paran et arrivèrent en Égypte auprès du pharaon, le roi d’Égypte, qui lui donna une maison, lui assura sa nourriture et lui donna une terre. »

Ce texte suggère que Madian se trouve au sud d’Edom. Les gens qui veulent mettre le jeune Hadad en sécurité sont passés par le Sud pour éviter l’expédition punitive de l’armée de David.

La signification du nom n’est pas claire, von Soden, suivi de Knauf, propose une forme substantivale de la racine m-d-y : « s’étendre ». Madian serait alors l’étendue, faisant allusion au fait que son territoire se compose surtout de vallées étendues. Les géographes gréco-romains et arabes connaissent une ville de nom de Midama/Madyan à l’est du golfe d’Aqaba et qui est à identifier à al-Bad‘ dans le Wadi ‘Afal. Le pays de Madian est donc la région autour de cette ville qui en est le centre. Le wadi Sadr marque peut-être la « frontière » sud du pays de Madian. À côte d’al-Bad‘, le Wadi Šarma constitue un deuxième centre de présence madianite, ce que l’on déduit à partir de la poterie qu’on y a trouvé. On a découvert également de la poterie madianite à al-Qurayya dans la Hisma. Les Madianites étaient des « nomades paysans ». Ils ont réussi à domestiquer le dromadaire : ils ont donc combiné l’agriculture et l’élevage ; ils vivaient apparemment dans une sorte de confédération ou dans plusieurs confédérations où cohabitaient des éléments plutôt nomades et des éléments plutôt sédentaires. Ils fabriquaient une céramique qui a été commercialisée et dont on a trouvé des traces jusque dans le Levant. Il existe en effet un type de céramique qui se distingue de la céramique édomite et qu’on trouve surtout en « Madian », mais pas d’une manière exclusive. Ces céramiques peuvent être datées entre les XIIIe et XIe siècles.

Il est possible que les Madianites, comme les Shasou (ou peut-être comptaient-ils parmi les Shasou pour les Égyptiens) aient été impliqués dans l’exploitation minière (or, cuivre) à Timna (el-Mene‘iye) au service des Égyptiens. On y a peut-être trouvé un sanctuaire madianite, sur l’emplacement d’un sanctuaire égyptien. Dans cet endroit, on a apparemment essayé d’éradiquer les hiéroglyphes ; il semble qu’on aie transformé le sanctuaire en une sorte de tente (on a trouvé des étoffes de couleur pliées du coté des murs ouest et est du sanctuaire).

Shasous mine de cuivre de timna

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Valle e de timna

 

Traces d'implication des Shasous dans l'exploitation du cuivre vallée de Timna.

En résumé, on peut qualifier les Madianites de proto-Arabes. La société madianite était organisée d’une manière tribale et semble ne pas avoir eu une structure très hiérarchisée.

Madian et les Madianites dans la Bible.

Les textes bibliques dessinent un portrait ambigu des Madianites. Il existe d’un côté des textes neutres voire positifs et, de l’autre côté, des textes qui présentent les Madianites comme faisant partie des pires ennemis d’Israël.

Les textes négatifs se trouvent en Nb 25 et 31 (voir aussi 22,4 et 7). Dans ces textes, les Madianites désignent comme les Amalécites un ennemi exemplaire de type nomade. Le deuxième ensemble où apparaissent les Madianites comme ennemi d’Israël se trouve dans l’histoire de Gédéon en Jg 6-8. L’histoire ancienne raconte l’exploit de Gédéon contre les Madianites. Le texte d’Es 9,3 qui parle d’un « jour de Madian » semble faire allusion à un combat victorieux contre Madian, peut-être celui qui est relaté en Jg 6-8.

Les textes positifs ou neutres se trouvent en Gn 37,28 et 36 ; Ha 3,7 (voir ci-dessus) et Gn 25,2 et 4 où (comme en 1 Ch 1,33) Madian apparaît comme un des fils d’Abraham que lui donne Qeturah. Gn 25 fait partie de P. P voulait peut-être réhabiliter les Madianites contre les traditions négatives et sous influence d’Ex 2ss, en montrant qu’il existe des liens de parenté entre Madian et « Israël » puisqu’ils ont le même ancêtre.

Selon le récit non sacerdotal de l’Exode, Moïse est étroitement lié aux Madianites. Le récit de la fuite et de l’accueil de Moïse chez les Madianites (Ex 2) est très romancé et il est très difficile de reconstruire un événement historique derrière cet épisode. Il se fonde peut-être sur un souvenir historique de l’importance des Madianites et d’un contact étroit entre Moïse et les Madianites. Le beau-père de Moïse, un prêtre madianite, porte dans la Bible plusieurs noms : Ex 2,18 : Réouël ; Ex 3,1 : Jéthro, prêtre de Madian ; Ex 4,18 : Jèthèr (d’autres mss et témoins textuels : Jéthro) ; Ex 18,1-12 : Jéthro, prêtre de Madian ; Nb 10,29 : Hobab, fils de Réouël, le Madianite, beau-père de Moïse ; Jg 1,16 : Qéni, beau-père de Moïse (qqs mss LXX : Hobab), Jg 4,11 : Hobab, beau-père de Moïse (faisant partie apparemment des Qénites).

Le lien entre Yhwh et le prêtre de Madian est encore souligné dans un récit qui est placé juste avant la grande révélation du Sinaï en Ex 18. On peut grosso modo reconstruire la tradition ancienne de cette manière :

1 Jéthro, prêtre de Madian, beau-père de Moïse, apprit tout ce que Dieu avait fait pour Moïse et pour Israël, son peuple 5 Jéthro vint le trouver au désert, là où il campait, 7 Moïse sortit à la rencontre de son beau-père, se prosterna et l’embrassa. Ils se demandèrent l’un à l’autre comment ils allaient, puis ils entrèrent sous la tente. 8 Moïse raconta à son beau-père tout ce que Yhwh avait fait au pharaon et à l’Égypte. 10 Jéthro dit : Béni soit Yhwh, qui vous a délivrés de la main des Égyptiens et de la main du pharaon 11 Je sais maintenant que Yhwh est plus grand que tous les dieux. 12 Jéthro, beau-père de Moïse, prit un holocauste et des sacrifices pour Dieu.

Le point important de ce récit est que le prêtre de Madian joue un rôle décisif lors du sacrifice : « Jéthro, beau-père de Moïse, prit un holocauste et des sacrifices pour Dieu ». Selon le texte hébreu, il n’y a guère d’autre possibilité que de comprendre que c’est Jéthro qui prend l’initiative de ce sacrifice. Même les rédacteurs qui, plus tard, ont inséré Aaron dans cette narration ne lui donnent pas l’initiative. La version primitive de cette rencontre entre Moïse et Jéthro se termine donc par un sacrifice pour Yhwh fait par le prêtre de Madian. À partir de cette observation, on peut en effet imaginer que le prêtre de Madian était prêtre de Yhwh.

Cette importance des Madianites quant à l’origine de la vénération de Yhwh a donné lieu à ce qu’on appelle « l’hypothèse madiano-qénite ». Elle a été formulée pour la première fois par F.W. Ghillany, écrivant sous le pseudonyme Richard von der Alm, Theologische Briefe an die Gebildeten der deutsche Nation, I, 1862. Cette hypothèse stipule que Moïse a connu le culte de Yhwh grâce aux Madianites. Puisque dans certains textes, le beau-père de Moïse est identifié comme Qénite, on a postulé un lien entre la tradition madianite et la tradition de Caïn (q-y-n) dont le nom se laisse rapprocher de Qénite. On parle en effet à la fin de Gn 4 du début de la vénération de Yhwh par l’ensemble de l’humanité.

Caleb est selon Nb 32,12, un Qenizzite, un clan que Blenkinsopp veut rapprocher des Qénites (en Gn 15,19 les Qénites et Qenizzites sont mentionnés ensemble). Caleb est en outre présenté comme quelqu’un qui suit fidèlement Yhwh (Nb 13-14), c’est pourquoi il reçoit le territoire de Hébron (Jos 14,14). Il paraît ainsi que Caleb ou les Calebites sont un clan lié à Juda. Peut-être Juda fut-il à l’origine lui-même une de ces tribus proto-Arabes installées dans le Sud et liées aux Madianites, Qénites et Edomites. On a déjà souligné la proximité entre Madianites, Qénites et Edomites.

 

Yhwh – un dieu édomite ?

On a en effet l’impression d’un lien privilégié entre Israël et Edom, par rapport aux autres voisins. La Bible condamne les dieux nationaux des Moabites et des Ammonites, Kamosh et Milkom, mais pas le dieu d’Edom. Contrairement à Moab et Ammon, la Bible ne mentionne pas le dieu national d’Edom (Qaus/Qos) qui n’est attesté directement que dès le VIe siècle, mais qui est sans doute déjà vénéré à l’époque assyrienne. Le nom Qaus signifiant « arc », a des connotations « arabes » : il s’agit soit d’un arc divinisé ou simplement d’un titre pour un dieu de guerre. La découverte d’un sanctuaire édomite à proximité d’Arad a fourni des inscriptions mentionnant Qos ainsi que des statuettes divines qu’on peut identifier à ce dieu ou à sa parèdre. Yhwh était-il également vénéré à Edom et Qaus aurait-il pris seulement le relai lorsque Yhwh devint la divinité nationale d’Israël et de Juda ? On pourrait aussi imaginer que Yhwh et Qos étaient deux noms, voire deux titres, pour la même divinité. Mais tout cela reste spéculatif…

En résumé, on peut dire que les textes sur Moïse et Madian confirme les indications fournies par les textes évoquant une provenance sudiste de Yhwh et peut-être son lien avec les Shasous, des tribus semi-nomades parmi lesquelles on peut compter les Madianites et les Qénites.

Comment Yhwh devient-il le dieu d’Israël ?

Selon le récit biblique du Pentateuque, Yhwh devient le dieu d’Israël suite à une conclusion d’alliance sur le mont Sinaï (Ex 19-24). Selon Ez 20,5, cette histoire entre Yhwh et Israël commence en Égypte, par un choix de Yhwh. Bien que ces textes ne concordent pas quant à l’endroit où cette relation s’est mise en place, ils se rejoignent sur l’idée que Yhwh s’est choisi Israël à un moment donné, que le peuple qu’il s’est choisi n’était pas depuis toujours son peuple.

Le nom d’Israël confirme cette vision des choses, puisqu’il contient l’élément théophore « el ». L’étymologie du nom est discutée. La Bible livre une étymologie populaire du nom d’Israël. Gn 32,29 : « Il reprit : On ne te nommera plus Jacob, mais Israël ; car tu as lutté avec Dieu ». Selon cette étymologie, le nom serait construit à partir de la racine סרח ś-r-h « battre, combattre ». Dans ce cas, le sens premier aurait certainement été : « Qu’El combatte ». Dans d’autres langues sémitiques, il y a peu d’indices pour une telle racine. Il semble cependant que le nom ישראל iš-ra-il soit attesté à Ebla (avec la signification possible de « combattre »). Une autre possibilité est la racine bien attestée סרר ś-r-r (régner, gouverner, s’imposer comme maître) : « Que El s’impose comme maître, qu’il règne ». L’idée de régner, de s’imposer comme maître convient plutôt mieux pour El, le chef des panthéons et le roi des dieux, alors que la racine סרח ś-r-h « battre, combattre » correspond mieux à la fonction militaire de Yhwh.

La première attestation d’Israël dans la Bible se trouve dans la stèle de Merneptah. (ci dessous) On y lit notamment l’affirmation suivante : « Canaan est dépouillé de tout ce qu’il avait de mauvais. Ascalon est emmené. Guézer est saisie. Yenoam devient comme si elle n’avait jamais existé. Israël est détruit, sa semence même n’est plus. La Syrie (Ḫourrou) est devenue une veuve pour l’Égypte. Tous les pays sont unis ; ils sont en paix ».

 

Ste le de me renptah 2

D’abord, le nom « Israël » est déterminé par un homme et une femme ainsi que par les trois traits verticaux indiquant le pluriel. Cela n’implique pas qu’il s’agisse d’un groupe nomade mais du nom d’un groupe et non de celui d’une région ou d’une localité. La signification de pr.t est double : il peut s’agir de semence ou de blé. Il existe en effet la coutume chez les Égyptiens (mais aussi chez d’autres peuples) de détruire les champs de blés des territoires vaincus. L’affirmation qu’Israël n’a plus de semence peut également évoquer la coutume égyptienne de couper les pénis des vaincus. Peut-être le texte est-il délibérément ambigu, puisque le scribe aurait pu rendre le terme tout à fait clair, en choisissant trois graines de blé pour la signification « blé » ou en choisissant le phallus comme déterminatif pour le sens de sperme, semence.

 

Ste le de me renptah

Apparemment, l’Israël de la stèle de Mérenptah était considéré comme un facteur potentiel de désordre, mais aussi comme un ennemi suffisamment important pour le mentionner et se vanter de son annihilation. Selon cette inscription, Israël serait alors une coalition de clans ou de tribus vénérant comme dieu tutélaire la divinité « El ». Jusqu’à l’arrivée de la royauté, il peut s’agir d’une « société segmentaire ». Si Asqalon et Guézer désignent les extrémités sud et Yanoam l’extrémité nord, on peut imaginer cet Israël en Ephraïm peut-être dans une région où Saül va fonder son « royaume ». L’importance des mentions d’El dans les récits patriarcaux (voir aussi « El Berith » en Jg 9,4622) et les différentes tentatives d’une identification avec Yhwh indiquent apparemment qu’un groupe Israël vénéra d’abord la divinité El sous différentes formes.

Si les traditions de Jacob reflètent à l’origine le souvenir d’un groupe vénérant El, qui a ensuite adopté Yhwh, on pourrait aussi expliquer le lien étroit entre Jacob et Edom. Certaines traditions bibliques, comme Exode 24, gardent peut-être la trace d’un rituel où un groupe de Shasou/Hapirou se constitue via un médiateur (Moïse) comme ‘am Yhwh (« peuple ou parenté de Yhwh »), d’un dieu guerrier à qui il attribue la victoire contre l’Égypte. Ce groupe a ensuite introduit ce dieu Yhwh dans la région de Benjamin et Ephraïm où se trouve Israël. Une trace de cette rencontre se reflète peut-être en Dt 33, 2- 5 :

וַיֹּאמַר, יְהוָה מִסִּינַי בָּא וְזָרַח מִשֵּׂעִיר לָמוֹ--הוֹפִיעַ מֵהַר פָּארָן, וְאָתָה מֵרִבְבֹת קֹדֶשׁ; מִימִינוֹ, אשדת (אֵשׁ דָּת) לָמוֹ.

אַף חֹבֵב עַמִּים, כָּל-קְדֹשָׁיו בְּיָדֶךָ; וְהֵם תֻּכּוּ לְרַגְלֶךָ, יִשָּׂא מִדַּבְּרֹתֶיךָ. 

תּוֹרָה צִוָּה-לָנוּ, מֹשֶׁה:  מוֹרָשָׁה, קְהִלַּת יַעֲקֹב. 

וַיְהִי בִישֻׁרוּן, מֶלֶךְ, בְּהִתְאַסֵּף רָאשֵׁי עָם, יַחַד שִׁבְטֵי יִשְׂרָאֵל

« Yhwh est venu du Sinaï, Il s’est levé sur eux de Séïr, Il a resplendi de la montagne de Paran, … Oui, il aime son peuple (’am) … Il devint roi en Yeshouroun, quand s’assemblaient les chefs du peuple ensemble avec les tribus d’Israël. » Le dernier verset semble indiquer une sorte d’union entre les chefs du ‘am yhwh et les tribus s’appelant Israël. Aurions-nous là la trace de l’ascension de Yhwh comme dieu d’Israël ?

L’entrée de Yhwh à Jérusalem

Nous avons vu que Yhwh vient certainement du Sud et qu’il est un dieu de l’orage et de la guerre. Comment ce Yhwh est-il devenu le dieu national d’Israël et de Juda ? Si Yhwh est un dieu du Sud, des steppes, il est possible qu’il ait été également célébré comme un dieu des steppes. On a trouvé, notamment dans le Néguev et en Juda, des sceaux en forme de scarabées représentant une variante du motif iconographique du « maître des animaux » ; datant pour la plus grande partie des Xe et IXe siècles : il s’agit d’une divinité ( ?) domptant des autruches. On peut rappeler l’importance des autruches dans les céramiques madianites. Keel et Uehlinger ont formulé l’hypothèse qu’il pourrait s’agir de représentations de Yhwh. Si l’identification s’avère juste, on aurait une indication que Yhwh n’a pas été vénéré seulement comme un dieu de l’orage mais aussi comme une divinité des steppes, des régions arides.

Yhwh n’est pas attesté dans des toponymes judéens ou israélites du IIe millénaire avant notre ère. Ces toponymes attestent des divinités telles que Anat (Anatot, Jr 1), Baal (Baal-Perazim, 2 S 5 ), Dagan (Beth-Dagan, Jos 15,41 : dans le territoire de Juda), El (Beth-El, Gn 28), Yariḥu (Jéricho, Jos 6), Shalimu (Jérusalem), Shemesh (Beth-Shemesh, 1 S 6,12). Ces noms attestent la vénération de toute une série de divinités qui sont liées à la fertilité, aux moissons et aux récoltes.

Il est très difficile de discerner, derrière le récit biblique des origines de la monarchie, des faits historiques concrets. On observe que les trois rois Saül, David et Salomon ont été construits par des rédacteurs bibliques comme des figures types : le roi rejeté préfigurant la vision biblique du Royaume du Nord, le roi guerrier, élu de dieu et fondateur du royaume et de la dynastie, et le roi bâtisseur et sage. En même temps il existe de nombreux traits dans les récits des livres de Samuel et des Rois qui ne peuvent être pure invention. On observe que le passage du Fer I au Fer II (à partir d’environ 1000 avant notre ère) coïncide avec l’origine des royaumes dans le Levant (Moab, Ammon, les royaumes araméens, etc.). Un élément historique est certainement le fait que la naissance d’un « royaume » israélite se fait dans la zone d’influence des Philistins. La Bible construit les origines de la monarchie autour des deux figures de Samuel et Saül. Quand on regarde les noms de lieux mentionnés dans l’histoire de Saül, on peut en effet voir qu’il s’agit d’un territoire assez limité. Une notice assez ancienne se trouve en 2 S 2,8-9 qui contredit la version officielle selon laquelle David aurait directement « succédé » à Saül : 2 S 2,8-9 :

« Cependant Abner, fils de Ner, chef de l’armée de Saül, prit Ish-Baal, fils de Saül, et le fit passer à Mahanaïm. Il l’établit roi ‘vers’ (’el) Galaad, sur les Ashérites, sur Jézreel, et sur (‘al) Ephraïm, sur Benjamin, c’est-à-dire : sur tout Israël ».

Le changement de préposition ’el et ‘al montre une différence importante. ‘al désigne le territoire acquis de Saül et ’el la possibilité d’une extension de ce territoire. Ce territoire de Saül peut correspondre à l’Israël présupposé dans la stèle de Mérenptah.

Yhwh a été sans doute un dieu vénéré par Saül, mais pas d’une manière exclusive : son fils Jonathan porte un nom yahwiste ; mais un autre fils s’appelle Ishbaal et un fils de Jonathan Méphibaal.

Dans le récit biblique, Yhwh, avant d’arriver à Jérusalem, est lié à l’arche (’aron : « la boîte »). Dans la littérature deutéronomiste et P, l’arche devient l’arche de l’alliance, mais le nom ancien était peut-être l’arche de Yhwh. L’histoire de l’arche, en 1 S 4-6 et 2 S 6, se situe dans le contexte des conflits militaires entre Israël et les Philistins. Il est possible que l’arche corresponde à un sanctuaire de guerre transportable. Sa dangerosité qui apparaît dans les récits bibliques confirme l’idée qu’elle représente le dieu d’Israël (peut-être à l’aide d’une statue ou d’un autre objet). L’arche a été souvent mise en rapport avec des sanctuaires portables de nomades. Sa présence dans le sanctuaire de Silo ne nécessite pas cette hypothèse. On peut la rapprocher soit des coffres sacrés attestés dans l’iconographie égyptienne, soit des étendards de guerre assyriens ou d’autres représentant également la divinité.

Selon 1 R 8,9 (un texte deutéronomiste) : « Il n’y a rien dans l’arche, sinon les deux tables de pierre déposées par Moïse à l’Horeb … ». Cela indique que les tables de la loi sont venues remplacer autre chose. Peut-être les deux tables remplacent-elles deux pierres sacrées, comme on le trouve aussi dans des coffres bédouins pré-islamiques. Dans certaines tribus arabes, il s’agissait de deux déesses ’al-Lat et ’al-Ouzza qui furent ensuite remplacées par des copies du Coran. Il existait également des coffres avec une seule divinité.

Selon 2 S 6, David a fait transférer l’arche de Yhwh de Kiryat Yearim à Jérusalem. Ce transfert de l’arche est présenté en 2 S 6 comme une fête avec des connotations sexuelles ou érotiques. Yhwh en tant que divinité de l’orage fut-il aussi vénéré comme dieu de la sexualité ? Apparemment David, le fondateur de la dynastie, n’a pas fondé le sanctuaire officiel de Jérusalem. Selon la tradition biblique c’est Salomon qui est le constructeur du temple. Le récit biblique sur Salomon ne remonte pas au Xe siècle mais reflète d’abord le contexte de l’époque néo-assyrienne. Plusieurs étapes du récit de la construction du temple de Salomon (1 R 6-8) se retrouvent dans de nombreux documents mésopotamiens, mais l’histoire elle-même est particulièrement semblable à celle des récits de construction assyriens. Le récit de la construction du sanctuaire qui culmine dans l’inauguration de celui-ci (1 Rois 6-8) est, en très grande partie, l’œuvre des rédacteurs deutéronomistes (dtr); il peut cependant garder quelques traces plus anciennes.

On peut d’abord se demander si le récit qui suggère une construction ne reflète pas plutôt une rénovation ou un aménagement d’un sanctuaire déjà existant. En 8,12-13, le Texte Massorétique (TM) conserve la dédicace du temple. Le TM et la LXX comportent de nombreuses différences et, dans les deux versions, la dédicace ne se trouve pas à la même place. Dans LXX, cette dédicace se trouve en 1 Rois 8,53 après la longue prière dtr. Le texte grec reposerait sur un texte hébreu différent et plus ancien. En 1 R 8,53a LXX, le dieu solaire informe que Yhwh veut habiter dans ‘ǎrapæl (l’obscurité) qui est le domaine de Yhwh en tant que dieu d’orage et de guerre (Ps 18,10 : « Il déplia les cieux et descendit, un épais nuage sous les pieds »). On peut reconstruire le texte hébreu que le traducteur grec a utilisé de la façon suivante :

סמשׁ הדי בּ-סמים אמר יחוח לשׁכם בּא-ארפּל

« Sæmæš hodiya‘ ba-šamayim amar yhwh liškon ba-‘ǎrapæl –

Le Soleil (Shamash) la fait connaître depuis le ciel : Yhwh a dit qu’il voulait habiter dans l’obscurité ».

Suivant cette reconstruction on peut conclure que la maison que Salomon construit ou rénove est d’abord une maison pour Shamash, dans laquelle se trouvait une sorte de chapelle latérale, un deuxième debir, pour Yhwh. L’idée d’une vénération conjointe d’un dieu solaire et d’un dieu de l’orage trouve un appui dans l’iconographie, pas seulement dans le Sud mais aussi dans plusieurs stèles du Nord de la Syrie et de l’Anatolie, où l’on voit le dieu de l’orage avec ses attributs et au-dessus de lui le disque solaire. Un dernier indice pour une cohabitation de deux dieux dans le temple de Jérusalem vient peut-être du texte grec du récit de la construction du temple. Cette description un peu compliquée pourrait suggérer que Yhwh (sa statue ?) aurait d’abord été placé dans une chapelle latérale du temple.

La vénération de Yhwh comme dieu national en Israël.

Selon la vision des auteurs bibliques exprimée dans les Livres des Rois et quelque peu différemment dans les Livres des Chroniques, l’histoire des deux royaumes d’Israël et de Juda est relatée dans une perspective « sudiste », judéenne. Le culte de Yhwh dans le Nord est d’emblée considéré comme idolâtrique et contraire à la volonté divine. C’est ainsi que la disparition du royaume d’Israël en 722 (transformation du reste du royaume en province assyrienne) est expliquée comme la sanction divine du « péché de Jéroboam », qui est présenté par les auteurs bibliques comme le responsable du culte erroné de Yhwh dans le Nord. Dans la vision biblique, Juda est dans une meilleure position, bien que le royaume finisse également par tomber sous les coups des Babyloniens. C’est la dynastie davidique qui, dans Samuel-Roi et Chronique, est présentée comme étant élue par Yhwh. Néanmoins, comme Jérusalem a été détruite, il faut aussi expliquer cette défaite par la punition de Yhwh pour le mauvais comportement de certains rois qui ont dévié du vrai culte de Yhwh lequel, dans la perspective des auteurs des Rois et des Chroniques, se caractérise par la centralisation du culte à Yhwh à Jérusalem et par l’exclusivité de sa vénération (pas d’autres divinités à côté de lui). Certains rois notamment David, en partie Salomon, et surtout Ezékias et Josias auraient respecté cette « pureté cultuelle », mais leurs actions n’avaient pas réussi à éviter la catastrophe. Cette vision biblique qui est due en grande partie au milieu deutéronomiste ne correspond pas à la réalité historique, et cela à plusieurs niveaux :

– L’idée que Yhwh est le seul dieu à vénérer et Jérusalem le seul sanctuaire légitime n’est pas une idée ancienne, mais un concept qui naît au plus tôt au VIIe siècle avant notre ère.

– La manière dont on présente les rois dans les Livres des Rois ne correspond pas aux réussites ou échecs politiques. Pour ne prendre que deux exemples, Manassé est présenté dans le Livre des Rois comme probablement le pire de tous les rois de Juda, alors qu’il a régné durant 55 ans et que, sous son règne, Juda a connu une période de tranquillité et de prospérité. Ezékias, dont les rédacteurs deutéronimistes chantent les louanges, a mené une politique de résistance anti-assyrienne assez suicidaire qui a mené à une occupation et une réduction drastique du territoire du petit royaume.

– Au niveau géo-politique, il ne fait aucun doute que le royaume d’Israël est le royaume dominant alors que Juda est une petite entité qui semble souvent avoir été le vassal d’Israël. Le royaume d’Israël comprenait des régions fertiles où il était aisé de cultiver du blé (dans la plaine de Jezréel) des olives et du vin (dans les montagnes de Galilée). Très vite, Israël a entretenu des relations commerciales avec les royaumes de Syrie et la Phénicie, l’économie judéenne étant plus fragile. Jusqu’à 722, le petit royaume de Juda se trouvait constamment dans l’ombre du grand frère du Nord.

L’idée d’un grand royaume uni sous David et Salomon relève de l’imagination des auteurs bibliques. Toujours est-il cependant qu’il faut expliquer pourquoi on a dans les deux royaumes vénéré le même dieu national. Il faut donc imaginer que les règnes de David et de Salomon correspondent à une réalité où Juda, Benjamin et Ephraïm se sont trouvés unis autour d’un roi et d’un dieu tutélaire.

Il est assez clair que la vénération de Yhwh a été fort diverse, comme l’attestent déjà les inscriptions et les textes bibliques : les textes de Kuntillet Ajrud mentionnent un Yhwh de Samarie, un Yhwh de Téman (les deux en relation avec une Ashéra), l’inscription de Khirbet Beit Lei parle d’un Yhwh, dieu de Jérusalem (et des montagnes de Juda ?), 2 S 15,7 d’un « Yhwh à Hébron », Ps 99,2 d’un « Yhwh dans Sion », Gn 28,10-22 explique que Yhwh est vénéré à Béth-El, etc.

Pour rendre compte de cette diversité, il convient de distinguer au niveau de la religiosité antique trois niveaux :

le niveau individuel, familial, clanique : on s’adresse à des dieux protecteurs, des dieux personnels, ancêtres divinisés, ou d’autres. Pas besoin de sanctuaire ni de temple, le pater familias s’occupe des actes rituels ;

le regroupement de plusieurs clans dans une agglomération correspond à un niveau local de la pratique religieuse. Celle-ci se réalise dans des sanctuaires locaux, pas très importants, souvent en plein air, ce que la Bible appelle d’une manière polémique des cultes « sur chaque colline, et sous chaque arbre vert » ;

le niveau national. Le culte dont le roi est le médiateur et qui s’organise autour du dieu national et d’autres divinités qui lui sont associées d’une manière ou d’une autre.

En ce qui concerne le troisième niveau, il faut se demander si le culte officiel royal de Yhwh a été identique dans Israël et dans Juda. Très souvent, on pense en effet que le culte de Yhwh en Juda était fortement distinct de celui d’Israël.

Le royaume d’Israël s’est constitué à partir d’un territoire qui correspond grosso modo au royaume d’un dénommé Lab’ayu (« un lion est XY ») de Sichem mentionné dans la correspondance d’Amarna.

Selon 1 Rois 12, Jéroboam fait construire deux sanctuaires à Béthel et à Dan où il érige des statues bovines, qu’il identifie comme représentant le dieu qui a fait sortir Israël d’Égypte. Selon ce texte, le dieu national d’Israël est celui de l’exode. L’installation des statues à Béthel et à Dan symbolise les frontières nord et sud du royaume. Pour les archéologues, la mention de Dan pour un événement de la fin du Xe siècle pose problème, car il semble que Dan n’ait été israélite que depuis le VIIIe siècle. Dans ce cas, la fondation d’un sanctuaire à Dan pourrait être une rétroprojection de l’époque de Jéroboam II. Le livre d’Osée indique clairement la vénération d’un taureau à Samarie. Il peut soit jouer le rôle d’un piédestal pour Yhwh, soit représenter Yhwh même. À Ougarit, Baal est soit représenté d’une manière anthropomorphe, soit comme un taureau ; il est d’ailleurs parfois intitulé taureau et, dans l’épopée « Baal et la mort », il s’accouple avec une vache avant de descendre vers Motu.

Dans un ostracon de Samarie, on trouve un nom propre גליו ‘glyw (Samaria 41), qu’on peut traduire par עגל של יהוה « veau de Yhwh » ou par « Yhwh est un veau ». L’iconographie atteste toutes les possibilités. Particulièrement intéressant est un sceau d’Ebla. On y voit un taureau sur un trône, entre le fidèle à gauche et le dieu de l’orage à droite. Cela signifie que le fidèle rencontre le dieu de l’orage ou de la guerre à travers le taureau.

Apparemment, Béthel a été le sanctuaire le plus important d’Israël, comme l’atteste Amos 7,13. Le prêtre de Béthel veut se débarrasser d’Amos en lui interdisant l’accès au sanctuaire : « Ne continue pas à prophétiser à Béthel, car c’est un sanctuaire du roi, et c’est un temple royal ». Néanmoins, il a dû y avoir aussi un temple à Samarie, comme le montre l’inscription de Sargon qui parle de la déportation de statues de Samarie, et aussi l’inscription de Kuntillet Ajrud mentionnant un Yhwh de Samarie.

Yhwh et Israël selon la stèle de Mésha

Cette inscription est datée entre 850 et 810 et permet les conclusions suivantes.

On constate qu’elle reflète une théologie tout à fait similaire à celle des Livres des Rois et d’autres textes bibliques, en insistant sur le fait que la victoire contre un ennemi est l’œuvre du dieu national. De même, la défaite ou l’occupation est-elle expliquée par la colère du dieu national qui se détourne de son peuple. Il apparaît donc que Kamosh joue pour Moab un rôle comparable à celui de Yhwh pour Israël. Selon l’inscription de Mésha, Mésha aurait repris des villes transjordaniennes occupées par Israël. Quant à la ville de Nebo, il dit : « J’emportai de là les vases de Yahvé et je les traînai devant la face de Kamosh. »

Le mot traduit par « vases » est assez général et peut désigner toutes sortes d’objets cultuels (peut-être même la statue ?). Ce qui est important est le fait que cette remarque présuppose un sanctuaire de Yhwh à Nebo que Mésha aurait détruit et dont il aurait déplacé, comme c’est la coutume, les ustensiles ou statues dans le temple de Kamosh.

On peut donc affirmer qu’il existait en Israël sous les Omrides une diversité des lieux de cultes et que Yhwh y a été vénéré sous les traits d’un taureau ou d’une manière anthropomorphe sous la forme d’un dieu de l’orage : Samarie, Béthel, Dan (à partir du VIIIe siècle), Sichem, Silo, et des sanctuaires en Transjordanie.

Dans le royaume d’Israël, Yhwh fut vénéré comme un « baal », comme un dieu de l’orage du type « Hadad ». Les ostraca de Samarie attestent des noms propres avec l’élément « b‘l ». Il n’est pas clair si, dans ces noms, b’l désigne simplement Yhwh ou une autre divinité.

Le roi Omri voulait créer un état moderne et se lia avec les Phéniciens en mariant son fils Akhab à Jézabel qui apparaît dans la Bible comme fille du roi des Sidoniens (1 R 16,31) ; selon d’autres sources, Ethbaal, son père, apparaît comme roi de Tyr. Du coup, on pourrait se demander si la vénération de Baal qui est reprochée par les rédacteurs des Livres des Rois à son fils Akhab n’est pas en fait une vénération de Milqart, dieu phénicien. Ce Milqart portait le titre de b‘l Ṣr, « le baal de Tyr ». Il est donc plausible que ce soit cette divinité qui soit devenue le dieu tutélaire des Omrides et qu’elle ait été populaire auprès du militaire et d’autres membres de la cour. L’introduction de la vénération de Milqart en tant que dieu de Samarie a provoqué, selon le témoignage biblique, la révolte des milieux attachés à la vénération du baal Yhwh qui aboutira à la victoire de Yhwh – qui deviendra définitivement le « baal » d’Israël.

 

 

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