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La Bible une histoire de mythes

Qui a écrit la Bible ? Quand ? Et pourquoi ?

 

L’ouvrage le plus vendu au monde est aussi celui qui soulève le plus de questions et nourrit le plus de controverses sur sa véracité historique. Confrontées depuis le XIX siècle aux progrès des études littéraires et archéologiques, sa chronologie et son historiographie ne cessent d’être remises en question, donnant naissance à une exégèse scientifique.

Car la Bible est une construction bien humaine, et nullement inspiré, une bibliothèque de documents de natures et de sources différentes rassemblés au IV siècle avant notre ère par plusieurs rédacteurs. Son récit d’un Israël mythique reflète une vision idéologique qui diffère des données mises à jour par les diverses fouilles menées au Proche-Orient. Il s’agit en effet d’un récit davantage identitaire qu’historique. La Bible conte ainsi l’histoire d’un peuple qui, au cœur d’un minuscule royaume, a cherché à se forger une existence et un avenir et à définir le ciment de son unité face à ses puissants voisins. Son étude révèle en outre de nombreuses analogies avec d’autres écrits ou religions du Croissant fertile, prouvant des rapports complexes entre les monothéismes juif et chrétien et les autres religions de la région comme le zoroastrisme. Comme l’explique le Professeur Römer : « Depuis le VIIIe siècle, au moins, les marchandises circulent et, avec elles, les mythes ».

Les récents progrès de l'archéologie et de l'exégèse biblique ont  semble-t-il montré qu'une partie non négligeable de l'ancien Testament relève parfois pour ne pas dire souvent du mythe ou de légendes. Contrairement à certains mythes orientaux ou grecs bien connus nous sommes plutôt ici en présence d'un mélange « subtil » d'événements historiques donc de faits réels et de personnages imaginaires ou parfois inversement de personnages réels dans des situations imaginaires. L'Histoire est d'ailleurs tellement bien imbriquée avec ces constructions mythiques afin d’alimenter les histoires midrashiques des rabbins juifs que pendant de nombreuses années cette dernière est demeurée totalement occultée. Jusqu'à une période assez récente on peut même dire que les découvertes de « l’archéologie biblique » semblaient plutôt confirmer le récit biblique surtout lorsque les fouilles étaient financées et menées par des lobbys religieux. Quand on parvenait à exhumer un lieu ou une inscription qui faisait directement ou indirectement référence à la Bible on sortait un titre accrocheur comme « La Bible dit vrai » comme ce fut le cas avec les prétendues écuries de Salomon à Hatsor (Hazor). Beaucoup de chercheurs ont ainsi utilisé les textes bibliques comme un guide fiable et un cadre explicatif satisfaisant dans leur étude de l'Antiquité du Proche Orient.

Et puis progressivement est apparue la science archéologique qui est venue infirmer l'image globale ainsi construite et permettre de redécouvrir ce qui semble être la véritable histoire d’Israël et de ses prophètes. Dans leur ouvrage Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman " La Bible Dévoilée, les nouvelles révélations de l'archéologie (Édition Bayard)" nous apprends qu'un certain nombre d'événements et de personnages célèbres n'ont tout simplement jamais existé. On savait déjà depuis la fin du dix neuvième siècle et compte tenu des progrès scientifiques en astronomie et en biologie que la première partie de la Genèse relatant les origines du monde et de l'Homme n'était qu'une histoire mythique. Adam, Ève, Noé sont des personnages sortis sans doute possibles du folklore des mythes du proche orient ancien, introduit dans une construction littéraire ayant pour but la fondation religieuse et identitaire du judaïsme.

On pensait toutefois qu'un rapprochement entre la Bible et l'Histoire était néanmoins possible avec l'entrée en liste des premiers patriarches "historiques" : Abraham, Jacob, Josèphe… Sans grande conviction cependant tant étaient grandes les incertitudes et les doutes planant sur les histoires de ces personnages.

Finkelstein et Silberman viennent sortir de l’histoire non seulement des patriarches mais aussi des personnages et des évènements encore plus proches. Autrement dit, la grande saga des patriarches, d'Abraham aux fils de Jacob, n'a aucun fondement historique, assurent ces deux chercheurs. Les noms de personnages et de lieux cités n'ont aucune "preuve" archéologique. Le récit des patriarches n'est qu'une sorte de "préhistoire pieuse" du peuple juif, écrite au VII siècle avant J.-C. par des auteurs pour servir l'ambition territoriale du royaume de Juda. Il décrit les prémices de la nation juive, le caractère illimité de ses prétentions géographiques (Abraham, parti d'Ur en Chaldée, va jusqu'à Hébron et s'installe en Canaan). Il montre que les Israéliens embrassent toutes les traditions du Nord et du Sud. "Ce sont des récits qui ont été cousus ensemble, écrivent Finkelstein et Silberman, à partir des souvenirs, des débris d'anciennes coutumes, de légendes sur la naissance des différents peuples de la région et de préoccupations suscitées par les conflits contemporains."

Résumons brièvement les principaux faits remis en cause :

- Il n'existe aucune trace laissée par un prétendu séjour des Hébreux en Égypte : Aucune archive égyptienne ne mentionne les événements relatés dans le livre de l'Exode. Ainsi, Zeev Herzog, professeur d'archéologie à l'université de Tel-Aviv, souligne qu'"aucune démarche scientifique ne prouve la réalité de cette sortie d'Égypte, des grandes années d'errance dans le désert et de la conquête de la Terre promise".

- Nous ne disposons d’aucune preuve archéologique venant soutenir une fuite hors d'Égypte et la longue traversée du désert du peuple Hébreu.

Compte tenu du rapport des forces à l'époque présumée de l'événement (XIII siècle avant Jésus-Christ), il est impossible d'imaginer la fuite hors d'Égypte de 600 000 esclaves hébreux qui auraient franchi des frontières alors puissamment gardées, et traversé le désert jusqu'à Canaan malgré la présence des troupes égyptiennes. Toutes les explorations archéologiques le prouvent, y compris dans la région la plus proche du mont Sinaï, lieu supposé de la révélation de Dieu à Moïse et des Dix Commandements. Il est établi aujourd’hui que les historiens égyptiens étaient méticuleux et précis quant aux événements de leurs époques. Or leurs annales, pourtant abondantes et détaillées, ne mentionnent nulle part Moïse, l’Exode, les plaies d’Égypte et tous les faits relatés dans le Pentateuque.

En fait, aucun document antérieur au IV siècle avant notre ère, qu’il soit égyptien, cananéen, assyrien, babylonien ou perse, ne mentionne le personnage de Moïse. Même Hérodote, l’ancêtre des historiens, n’a fait aucune allusion au personnage de Moïse dans ses enquêtes au V siècle avant notre ère. Des sites bibliques aussi célèbres que Beersheba et Edom n'existaient pas à l'époque de l'Exode. Et aucun roi ne se trouvait à Edom pour affronter les Israélites. Conclusion des auteurs : "Les sites mentionnés dans l'Exode ont bien existé. Certains étaient connus et furent apparemment occupés,mais bien après le temps présumé de l'Exode, bien après l'émergence du royaume de Juda, quand les textes du récit biblique furent composés pour la première fois."

Les deux archéologues multiplient les exemples dans les récits bibliques pour arriver au noyau central de leur thèse. Sous les royaumes d'Israël et de Juda, les récits des patriarches, de l'Exode, de la conquête de la Terre promise se sont conservés pour se transformer, au VII siècle avant J.-C., en un appel puissant à l'unité nationale du peuple juif afin de faire face aux menaces des empires voisins. Un Israël fort et unifié autour de son Dieu unique et de sa capitale unique, Jérusalem, alors en pleine expansion démographique et économique.

- La conquête de Canaan n'a jamais eu lieu et les villes et rois vaincus par les Hébreux n'ont existé souvent que beaucoup plus tard. La prise de Jéricho par Josué après l'effondrement des murs d'enceinte de la ville (grâce notamment au son des trompettes) est invalidée par l'archéologie.

- La monarchie unifiée et ses splendeurs (Temple et Écuries de Salomon) sont une invention tardive datant probablement du VII siècle avant JC (Toutefois l'existence de David n'est pas remise en question) mais pour Salomon en dehors de la Bible nous ne disposons d’aucune preuve, d’aucun texte contemporain affirmant son existence.

En réalité la religion des Israélites de cette époque était monolâtre, c’est-à-dire une théologie qui consiste à adorer un seul Dieu, tout en reconnaissant qu’il peut en exister d’autres.

La stèle du monarque Mesha souverain du royaume de Moab, et qui est au Louvre, indique que : « Moab a son Dieu, Kamosh, comme Israël a son Dieu. » L’on trouve pour la première fois une allusion au nom de Yahvé comme Dieu d’Israël et de tout l’Univers aux environs de 540 avant notre ère – donc très longtemps après l’époque dite de l’Exode et de David, dans les écrits d’un prophète nommé Deutéro-Isaï. Le passage des peuples hébreux de la monolâtrie au monothéisme se situerait vers cette époque après l’influence du zoroastrisme Perces.

Comme le notent les deux historiens Houchang Hahavandi et Yves Bomati (auteurs de Les Grandes Figures de l’Iran, éd. Perrin, 2015), le zoroastrisme a un «impact sur les religions juives puis chrétiennes. Les symboles qu’il a transmis, le refus des sacrifices d’animaux, l’idée d’un paradis et d’un enfer, le prêche d’une morale respectueuse de la nature […] s’y retrouvent tous». La rencontre du judaïsme et du zoroastrisme date vraisemblablement du VI siècle avant J.-C., lorsque le prédécesseur de Darius, Cyrus, a libéré les juifs de leur captivité à Babylone et les a autorisés à rentrer en Palestine. On retrouve la trace de ces contacts dans la Bible (Livre d’Isaïe) : «Et je dis de Cyrus : il est mon berger et accomplira toute ma volonté.»

La Bible compile ainsi des traditions diverses et originelles, raconte dans l'Exode, par exemple, les épisodes de la lutte séculaire avec l'Égypte des pharaons, vaincue par le pouvoir du dieu d'Israël et le statut miraculeux de son peuple. La grande saga biblique sert ainsi la vision militaro-religieuse du roi de Juda et entre en résonance avec les lecteurs du VII siècle, rappelle leurs souffrances et les comble d'espoir pour le futur.

Pour nos deux chercheurs Finkelstein et Neil Asher Silberman les deux États d'Israël et de Juda ont toujours existé et les Hébreux ont toujours habité la Région (Ce ne sont ni des envahisseurs ni des nomades venus s'installer à cet endroit).

Nos deux chercheurs n'ont en effet aucun doute sur l'inauthenticité des grands récits fondateurs. Pour eux, la Bible est une géniale reconstruction, littéraire et politique, de toute l'histoire du peuple juif, qui correspond à l'émergence du royaume de Juda (royaume israélite du Sud) comme puissance régionale au VII siècle avant Jésus-Christ. Une époque où le royaume d'Israël (royaume israélite du Nord), autrefois plus prestigieux que Juda, passe sous la coupe de l'Assyrie voisine et où l'empire assyrien amorce son déclin.

Sous Josias, roi de Juda de 640 à 609 avant J.-C., les textes bibliques vont être compilés mêlant l'actualité de l'époque et un récit imaginaire fondé sur des croyances et légendes plus anciennes et devenir l'instrument d'une religion nouvelle. Puis le texte va être définitivement fixé après le retour d'exil (à Babylone au VI ème siècle avant JC) un seul peuple (juif) ; un seul roi (réunification des royaumes d'Israël et de Juda) ; un seul Dieu (c'est le vrai début de l'idée monothéiste) ; une seule capitale, Jérusalem, et un seul Temple, celui du roi Salomon, au centre de la nouvelle Loi consignée dans le Deutéronome.

C'est une clé révolutionnaire d'interprétation de la Bible que proposent Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman. Ils relisent le grand livre sacré en partant des récits des Rois, des Prophètes et du Deutéronome jusqu'aux textes les plus anciens - donc les plus douteux -, celui de l'Exode en particulier. Et établissent la cohérence entre le Deutéronome et les premiers Livres du Pentateuque (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome), récits que les siècles ont transportés depuis la famille fondatrice d'Abraham jusqu'à la nation juive et à l'époque des Rois. Récits légendaires, amplifiés, enjolivés pour servir le projet du roi Josias de réconcilier les deux royaumes israélites et de s'imposer face aux grands empires régionaux, l'Assyrie, l'Egypte, la Mésopotamie.

Pour le propos qui nous occupe ici et qui se rapporte au Nouveau Testament nous pouvons tirer des éléments ci-dessus les observations suivantes :

La thèse du mythe ne peut être tenue pour invraisemblable pour la seule raison que la vie de Jésus s'inscrit dans une période de l'histoire bien déterminée contenant des références à des personnages ou des lieus ayant réellement existé. Les nombreux exemples concernant Moïse ou d'autres personnages de l'Ancien Testament viennent attester ce fait.

Le Procédé d'invention historico-religieux semble déjà bien au point depuis plusieurs siècles et n'a dû poser par conséquent aucun problème particulier aux premières communautés de chrétiens soucieuses de renforcer leur cohésion et leur unité autour d'un seul et même nouveau dogme.

Mais cela n’enlève aucunement l’historicité du personnage de Jésus, Jésus rabbi enseignant juif aux discours réformateurs a très bien pu servir de support à la construction du christianisme comme tend à le démontrer la source Q et certains apocryphes.

Faire entrer la Bible dans l’histoire

La Bible doit être examinée dans une perspective historique et culturelle. L’exégète scientifique ne peut se contenter de suivre la chronologie choisie par les rédacteurs bibliques : les textes doivent être lus à la lumière du contexte socio-historique des milieux dans lesquels ils ont vu le jour.

La Bible hébraïque est l’un des textes fondateurs des civilisations judéo-chrétiennes et occidentales. Elle a été d’une grande influence dans l’histoire, la littérature, l’art pictural et musical, et aussi un certain nombre de conflits géopolitiques actuels. Or comment peut-on aborder tout cela sans connaissances approfondies des textes bibliques et de leurs significations ? » Part importante de notre patrimoine culturel et clé de compréhension, il est essentiel d’en avoir une lecture laïque et critique pour qu’elle ne soit pas l’apanage du discours religieux et de ses possibles dérives.

L’histoire d’Israël n’est connue qu’au travers la Bible, c’est l’histoire d’un petit peuple issu de trois patriarches, Abraham, Isaac et Jacob et des douze fils de ce dernier, vers le XVIIIe siècle avant notre ère ; réduit en esclavage au cours de quatre siècles en Égypte, délivré par Moïse et quarante années d’errance au désert, où il reçoit la révélation d’un dieu unique et de sa Loi ; structuré en État brillant et puissant par ses trois premiers rois, Saül, David et Salomon au Xe siècle, affaibli par un schisme le divisant en deux royaumes, Samarie ou Israël au nord, Juda au sud avec Jérusalem ; finalement brisé par les puissances assyriennes vers 722 et mésopotamienne en 587 et emmené en Exil, mais revenant 50 ans plus tard en Palestine pour y donner naissance au judaïsme ; qui lui-même sera le berceau de Jésus de Nazareth, que les chrétiens appellent le Christ.

Mais cette histoire est justement qualifiée de sainte, non seulement parce que le Dieu du monothéisme puis celui du Christ s’y révèlent, mais parce qu’elle est elle-même tissée de mythes.

L’histoire réelle de ce petit peuple, coincé entre les deux superpuissances historiques du Moyen Orient que sont la Mésopotamie et l’Égypte, ces deux anciennes civilisations qui ont les premières inventées l’écriture (entre 3200 et 3000 ans avant notre ère), est sans doute très différente, et beaucoup plus modeste. Mais peut-être non moins signifiante.

Peut-on tenter de la reconstituer ? Sans doute. Mais ce travail, qui tente un partage entre le mythe et le réel, remet en questions tant de certitudes tirées de la Bible et de la foi qu’il ne peut s’opérer sans douleurs ni résistances. Les pages qui suivent et qui essaient cette reconstitution ne peuvent donc être lues que par qui ne craint pas d’en voir sa foi déstabilisée… Et en tout cas ses éventuels souvenirs de catéchisme !

Mais comment les chrétiens ne seraient-ils pas les premiers à vouloir connaître et comprendre la réalité de leur propre héritage, l’histoire qui fonde leur foi ?

Cette reconstitution se proposera en sept étapes.

1- Le temps des mythes : les origines

(Genèse 1 à 11)

La création, Adam et Ève, Caïn et Abel, Noé, Babel… Ces récits peuvent être considérés comme historiques, chacun à le droit d’y croire de façon littérale. Mais au moins dans la forme et l’esprit, il s’agit de mythes, comparables à ceux des autres civilisations, et comportant en particulier de nombreux parallélismes avec les civilisations antérieures du Moyen-Orient ancien.

Ils n’offrent de toute façon aucun repère historique, et leur seule datation se fonde sur l’addition des âges des personnages. Selon ce comptage, nous en sommes aujourd’hui, en l’an 2019, à l’année 5779 après la création du monde, or la science estime que la terre à 4,54 milliards d’années, bien entendu ce temps ne pouvait se concevoir quand les textes bibliques furent mis par écrit. Donc c’est très éloigné de la réalité, même en comptant large. On sait aujourd'hui qu'il a fallu des milliards d'années : d'abord pour la formation de l'univers, puis des étoiles comme le Soleil, des planètes comme la Terre puis des mers et des océans, la naissance de la vie qui n'a cessé de se complexifier (les fossiles le prouvent) et enfin l'homme.

Quelques événements historiques se laissent toutefois deviner en arrière-fond de ces mythes : raz-de-marée dévastateurs pour Noé, Ziggourat de Babylone pour la tour de Babel…

C’est précisément parce qu’il s’agit de mythes que leur densité et leur signification symboliques sont si fortes. Un mythe n’a pas pour fonction de raconter l’histoire, mais d’approcher, au travers d’un récit, une réalité essentielle que les mots ne peuvent décrire.

Le but de leurs auteurs n’est pas d’apporter une connaissance scientifique, mais d’aider le lecteur à situer son existence dans un cadre qui la dépasse. C’est la raison d’être des récits, qu’on peut à juste titre appeler d’origine, que rapporte la Genèse.

2- Le temps des récits légendaires : les patriarches

Une première rupture, forte, apparaît dans le récit biblique, au ch. 12 de la Genèse : soudain il ne parle plus de figures visiblement mythiques mais d’un individu, Abraham, inscrit dans une histoire, des lieux et une généalogie. Sommes-nous encore dans le mythe ou déjà dans l’histoire ? Ni l’un, ni l’autre. Mais dans les récits légendaires.

Que savons-nous en réalité d’Abraham, de son épouse Sarah, de son fils Isaac, époux de Rébécca, de son petit-fils Jacob, époux de Rachel et de Léa, de ses arrière-petits-fils, Joseph et ses onze frères ? Tous ceux qu’on appelle les patriarches ? Rien ! Nous n’avons rien trouvé pouvant affirmer leurs existences. Tout ce qu’il est possible de dire, c’est que le contenu de ces récits correspond pour l’essentiel au monde culturel du Moyen-Orient des dix-huitième et dix-septième siècles avant notre ère. C’est tout.

Sont-ils donc des personnages mythiques eux aussi ? Ce n’est pas certain. Ils relèvent probablement plutôt des récits légendaires.

On me dira l’absence de preuve ne fait pas la preuve ! Cependant il y a un problème majeur pour donner crédit au texte

Les chameaux du récit des patriarches :

En fait de chameau, le dromadaire a été introduit dans le pays presque 1 000 ans plus tard. Mais les rédacteurs de la Bible l'ignoraient en -630.

Abraham et Isaac rencontrent Abimelek roi des philistins, pourtant les philistins arrivent dans la région à peu près 1000 ans plus tard…

Quels seraient leurs récits légendaires pour des Français ? Clovis et le vase de Soisson, Roland à Roncevaux, Jeanne d’Arc et ses voix, Du Guesclin, les vies des saints. Par exemple Clovis et son vase : Clovis a-t-il existé ? Oui, on le sait et on en a des traces. L’épisode du vase s’est-il produit ? On l’ignore et peut même en douter, tant le détail est dérisoire par rapport à l’histoire et à l’éloignement. L’épisode, même légendaire, parle cependant : il dit sans doute de Clovis quel type d’homme et de roi il était ; il dit de l’époque quels types de relations et d’autorité fonctionnaient ; et dit même de nous, aujourd’hui, ce que vaut et ce que produisent l’envie, le dépit, le calcul, la rancune, la maîtrise de soi, la vengeance… Alors est-ce encore un mythe, ou déjà de l’histoire ? C’est plus proche qu’un mythe, ce n’est pas encore l’histoire, c’est une histoire légendaire : c’est-à-dire un événement imaginaire sur une base réelle, comme pour Roland ou Jeanne d’Arc ; comme pour les vies de saints dont on sait qu’ils ont vécu et œuvré dans tel ou tel lieu, mais dont les évènements et miracles qui leur sont rapportés sont évidemment légendaires.

À qui peut-on attribuer la tradition selon laquelle le peuple d’Israël descend d’Abraham ?

C’est en Genèse 17 que nous avons, le récit le plus ancien dans l’élaboration progressive de la figure d’Abraham au sein de la tradition biblique. Or, l’auteur de ce récit – ou le groupe qui s’exprime à travers lui – est manifestement porté par la volonté de présenter Abraham comme un ancêtre partagé par plusieurs héritiers, un père pluriethnique («Tu deviendras le père d’une multitude de peuples ! »). Les cercles responsables de cette tradition pourraient donc avoir choisi ce personnage – qui était peut-être la figure tutélaire d’Hébron et dont le tombeau devait servir depuis longtemps de pôle d’attraction et de lieu de transactions aux groupes les plus divers appelés à fréquenter cette métropole de la montagne judéenne – pour en faire le père commun des peuplades de cette région. Le souci d’inclure les Ismaélites et les Edomites dans un réseau intercommunautaire du sud palestinien, quitte à accorder dans ce cadre-là aux fils d’Israël une mission particulière (le sacerdoce), pourrait bien refléter l’idéal politique du milieu sacerdotal au tout début de l’empire perse vers 530 av. J.-C. Ce n’est que plus tard, avec la perte progressive de cet idéal, qu’Abraham deviendra un ancêtre national (Genèse 12,2 : « je ferai de toi un grand peuple »), voire un conquérant (Genèse 15,4.18-19).

Qu’en est-il de Jacob ?

Il existait d’autres manières, plus anciennes, de parler des origines d’Israël. En Genèse 25-35, la tradition biblique fait de Jacob – c’est lui qui reçoit le nom d’Israël en Genèse 32,29 – l’ancêtre généalogique commun des tribus (dénué encore de tout lien avec Abraham). Pour une fédération de tribus, le cycle de Jacob offre une geste de fondation cohérente, une légende qui se suffit à elle-même et qui justifie tout ce qui a besoin d’être justifié : le territoire, les tribus, les sanctuaires, les traités. Certaines allusions et attaques prophétiques nous permettent de penser que cette légende avait son assise dans le cercle des élites tribales de l’époque du royaume d’Israël (9e et VIIIe siècle av. J.-C.).

3- L’autre mythe : l’Égypte et le désert

Entrerons-nous enfin dans l’histoire avec Moïse, Pharaon, les dix plaies et la sortie d’Égypte, le passage de la mer Rouge et les quarante ans au Sinaï ?

Une épopée qui a bercé enfance et École Biblique, suscité de très beaux films et fait rêver génération après génération. Qui, surtout, est la fondatrice absolue pour le peuple d’Israël.

Elle se serait déroulée en Égypte, en principe vers le treizième siècle avant notre ère, dans une civilisation qui connaît l’Écriture depuis mille cinq cents ans, consigne et archive, en particulier sous le règne très organisé de Ramsès II. Or …Rien. Rien sur ce peuple esclave ou semi-esclave, rien dans les listes de peuples assujettis, rien sur les dix plaies, rien sur l’exode de cinq ou six cent mille personnes, aucune trace archéologique non plus…

Rien non plus sur la présence extraordinaire de 600 000 personnes durant 40 ans dans le désert du Sinaï…

Rien davantage à l’arrivée : aucune trace archéologique en Canaan de l’irruption et de la conquête foudroyante et brutale d’un peuple sorti du désert, aucun nom nulle part, alors que la Mésopotamie connaît l’écriture depuis bientôt deux mille ans…

Tout ce qu’on peut constater, c’est que Moïse est un nom égyptien, de même que celui de Myriam, sa sœur, et que cette dernière rappelle les danseuses prêtresses égyptiennes ; enfin que les noms des peuples et des villes cités correspondent à ceux de l’époque royale, voire de la rédaction de ce récit de Moïse sept cents ans après les faits, mais évoquent des peuples ou des lieux qui souvent n’existaient pas encore à l’époque théorique, le douzième siècle… Ou bien que la ville de Jéricho était déjà en ruine et abandonnée depuis plusieurs siècles lorsque les Hébreux sont arrivés…

Alors, complète légende ?

En revanche, l’archéologie atteste de l’existence de groupes nomades, appelés Papyrus ou Habitus (ce qui signifie littéralement “nomades”), qui deviendront les Hébreux. Il est possible que ces groupes de Habirus, issus des déserts entourant Canaan (la Palestine) se soient peu à peu sédentarisés, soient entrés en Canaan, se mêlant à la population sédentaire et agricole locale, ou fuyant les cités États de Canaan.

Autre hypothèse, des populations locales, agricoles, indigènes, de proto-israëlites, ont pu se révolter contre les seigneurs des villes et conquérir ces villes, un peu comme des jacqueries paysannes. Peut-être y eut-il combinaison des deux. Le fait est que les quatorze et treizième siècle connaissent en Canaan une crise économique et politique, et que des tablettes retrouvées en Égypte montrent les courriers des cités-Etats du pays, faisant état de ces troubles et appelant l’aide du Pharaon pour les défendre face aux révoltes ou aux razzias des Hapirous…

La conquête de Canaan se situerait alors toujours dans les histoires légendaires : des épisodes réels, dont la mémoire s’est en partie perdue, mais sur lesquels ont été brodés des récits légendaires fondant une épopée d’origine.

Mais que reste-t-il alors de l’essentiel, la fantastique histoire de Moïse, puisque la majorité des archéologues s’accordent à dire qu’il n’y a eu ni Exode hors d’Égypte, ni conquête de Canaan ?

Le plus vraisemblable est qu’il s’agit d’un autre mythe, entièrement construit face au mythe des patriarches. Un mythe qui serait celui d’un peuple libéré d’une situation sans issue, comme une naissance, puis ayant vécu quarante ans dans un désert aride, une génération entière, comme une initiation, pour devenir un peuple à partir d’un agglomérat de gens différents, sans identité, sans lois, sans religion, sans organisation, comme une maturité. Pour finalement se constituer en peuple structuré, dénombré, épuré après plusieurs éliminations (veau d’or, serpents, sanctions…), structuré autour d’une foi, d’un tabernacle, d’une loi, d’une organisation sociale, religieuse et militaire, d’une généalogie et d’un projet commun…

Mythe d’un espace et d’un temps vierges, à part, en dehors de la géographie et du temps réels, c’est-à-dire un espace et un temps disponibles pour construire une autre réalité. Littéralement une utopie. Celle d’une terre promise, d’un horizon collectif idéal exprimé dans ce corps de lois complet et remarquable qui constitue l’essentiel des écrits qui se rapportent à l’Exode : les livres de l’Exode, du Lévitique. Une utopie qui donne à ce peuple-là son identité : une origine historique, généalogique, sociale, religieuse, et, mieux encore, une destinée, mieux même, une vocation unique, celle d’une élection pour une mission divine. Pourquoi cette utopie ? Pour permettre, suite à l’exil de 587, d’imaginer une issue à une situation socialement et religieusement bloquée. C’est la raison pour laquelle elle s’appuie sur l’affirmation d’une origine historique plutôt rare, celle d’un déplacement et d’un exode : ce peuple-là est un peuple d’immigrés, non pas d’indigènes enracinés dans une terre-mère, mais d’exogènes, de gens venus d’ailleurs et donc inscrits dans une histoire et non une géographie. Inscrits dans une histoire, ils peuvent avoir une destinée. En cela le mythe d’Israël au désert s’oppose, et sans doute de façon polémique, à l’autre mythe, indigène celui-là, des patriarches Abraham, Isaac et Jacob, enracinés eux dans le pays… Et c’est aussi pour cela que ce mythe d’Israël au désert a tant inspiré d’autres colonisations, en particulier par des protestants, comme celles de l’Amérique du Nord ou de l’Afrique du sud.

La légende de Moïse et la naissance d’Israël sont expliquées par le ralliement de groupes d’esclaves révoltés autour d’un prophète charismatique, ce qui fait de l’appartenance à Israël une question de vocation plutôt que de généalogie. Dans cette version, l’histoire de la communauté en devenir prend l’allure d’une utopie prophétique : le peuple est nourri de manne, l’eau jaillit du rocher, mais la moindre défaillance dans la fidélité à Dieu et à son prophète peut remettre en question la survie même du peuple. Le milieu porteur initial de la légende de Moïse doit être cherché dans les cercles prophétiques – voire dans les confréries – des royaumes d’Israël et de Juda.

Il y a donc, pour la tradition biblique, trois manières au moins de parler des origines d’Israël, c’est-à-dire trois façons de définir son identité : Israël est-il un groupe de tribus se réclamant d’un même ancêtre éponyme (Jacob), une communauté religieuse rassemblée par un même prophète (Moïse), ou une caste de prêtres au service d’un réseau de peuples inscrits dans un même arbre généalogique (Abraham) ? Ce n’est que plus tard, au moment de la mise en place des livres bibliques, que ces trois légendes, concurrentes au départ, vont se trouver réunies au sein d’une trame narrative unique, les légendes d’Abraham et de Jacob devenant le prologue de la légende de Moïse.

Alors, historiquement, il ne reste presque rien…

a) Peut-être les dix plaies d’Égypte sont-elles une réinterprétation théologique du souvenir de fléaux en chaîne provoqués en Égypte par l’explosion du volcan Santorin quatre siècles plus tôt… ;

b) peut-être des fragments de populations disparates, soumises et opprimées, ont-elles fui l’Égypte à la faveur des troubles accompagnant la crise qui a suivi la mort du Pharaon Akhenaton, et sa première expérience de monolâtrie… ;

c) peut-être que certaines de ces populations ayant fui l’Égypte sont remontées jusqu’à la Palestine, provoquant quelques bouleversements, et accélérant par exemple la sédentarisation en Canaan de tribus nomades d’Habirus, ou la conquête de villes par les populations agricoles… ;

d) Moïse n’est certainement pas un personnage unique : son mode de naissance est habituel dans les mythologies antiques, et il existe au moins deux Moïse : le jeune prince, Égyptien, et l’homme du désert, Madianite, gendre de Jethro et époux de Séphora. En tout état de cause, il n’est pas Hébreu, et ne mettra jamais les pieds en Israël ;

e) il n’existe enfin aucun texte remontant à cette époque, et Moïse n’a laissé aucun écrit. Et les archives égyptiennes, ou inscriptions sur les temples, ou les « bas-reliefs » non plus.

Alors, le peuple juif descend-il d’Abraham, de Jacob, de Moïse ?

Sur le plan historique, on l’aura compris, cette question n’a pas de sens. Mais on peut affirmer sans risque de se tromper que les juifs sont les descendants (charnels et surtout spirituels) de tous les cercles qui, depuis le 8e ou le VIe siècle av. J.-C. et jusqu’à la fin du Moyen-Âge, se sont interrogés, disputés, affrontés et parfois mis d’accord sur les origines et l’identité profonde de la communauté juive.

Dans le contexte polythéiste dont relève, au départ, même l’exclusivisme du dieu d’Israël, il est parfaitement normal que chaque peuple (fédération tribale, cité, royaume…) ait son dieu ou sa déesse et se dise choisi par son protecteur divin (Deutéronome 32,8 selon le texte grec), normal aussi pour chacun de reconnaître la compétence du dieu national du peuple voisin (Juges 11,24). Le problème surgit dès le moment où le dieu national est confessé aussi comme vainqueur du chaos (c’est-à-dire, créateur de l’univers) et souverain de tous les hommes, comme on le constate un peu partout au Proche-Orient à partir du IX ou VIII siècle av. J.-C.

4- Le temps de l’histoire : des juges et des rois

Que dire alors des deux siècles confus et troublés, entre l’entrée en terre promise avec Josué, et les premiers rois, Saül et David ? Est-ce toujours du mythe, s’il n’y a jamais eu de terre promise autre qu’idéale, utopique, fantasmé comme horizon à espérer ? Et donc pas d’entrée dans cette terre promise ? Non. Les textes étranges de Josué et des Juges montrent au contraire et enfin la naissance de l’histoire. Ils sont d’autant plus convaincants qu’ils sont modestes, disparates, incohérents, morcelés, et mélangent récits légendaires — comme Gédéon, Samson, Jephté — et bribes un peu confuses d’une histoire réelle, peu spectaculaire, et surtout peu glorieuse : après la miraculeuse mais mythique traversée du Jourdain à pieds secs et la prise de Jéricho à coups de trompettes, le récit décrit les échecs et les difficultés de la conquête, les reculs, les divisions. Le texte annonce par exemple la fin de la conquête du pays en Josué 11, puis énumère tout ce qui reste à conquérir en Josué 13… En réalité, les livres de Josué et des Juges mettent en scène un début de marquage et de partage du territoire, qui correspond au début d’une identification de divers clans existants comme parties d’un même ensemble, d’un même peuple et d’une même destinée, même si, et justement, ils continuent aussi de se battre entre eux... Un peu comme la France s’est constituée au Moyen Âge.

On voit ainsi surgir des personnages qui laissent leur nom, Yotam, Abimélek, Tola, Yaïr, des femmes comme Yaël ou Déborah, puis qui disparaissent : tous, peut-être, ont existé, réalisé quelque chose, marqué leur temps ; et leur souvenir, embelli, s’est transmis…

C’est de ce temps que datent apparemment les plus vieux textes présents dans la Bible, des bénédictions et malédictions, ou le cantique de Déborah. Indice supplémentaire qu’il s’agit bien cette fois des bribes d’une mémoire réelle : Dieu n’intervient plus directement. On le prie, on l’évoque, mais on ne le voit plus.

Le temps des juges — littéralement des “décideurs”, c’est-à-dire des chefs — fait ainsi assister à la naissance de deux petits peuples, qui deviendront deux entités Juda et Israël. Ils sont alors pauvres, faibles, dominés, divisés, ni structurés ni dirigés, et ils suivent les religions locales aux dieux agraires, saisonniers ou guerriers. C’est d’ailleurs à cette époque qu’apparaissent pour la première fois, sur une tablette égyptienne, le nom d’“Israël” et les premières traces écrites d’hébreu ancien.

Un peuple qui finalement devient réalité, une réalité qui, comme chez les autres peuples, se manifeste par l’apparition d’un premier roi : Omris, suivra son fils Achab et le petit royaume d’Israël prit une réelle importance, tandis que son voisin Juda restera pauvre à la population nomade saisonnière, ce petit royaume prit comme chef de famille ou de clan un certain David qui régna sur ce petit royaume.

Les Philistins, c’est-à-dire le peuple côtier, ou venue de la mer à l’évidence beaucoup plus civilisée, plus riche et plus puissant. S’installent et détruise les cités État de Canaan. Un peuple sans doute équipé de chevaux et d’armes en fer, ce qui n’était peut-être pas encore le cas d’Israël. L’histoire de David est donc sans doute le mélange d’une mémoire réelle et de récits légendaires, réunis par une lecture jugement théologique positif sur sa vie…

David est présenté comme un roi extraordinaire, ayant unifié tout le peuple et conquis un territoire stupéfiant. C’est sa faiblesse : non seulement une telle conquête de l’Irak à l’Égypte par un tout petit peuple jusque-là inorganisé, est totalement invraisemblable, mais il en resterait évidemment des traces ! Or, rien : rien en Mésopotamie, rien en Égypte, rien en Palestine même… David a toutefois certainement existé, mais comme chef de guerre efficace et surtout comme fondateur d’une dynastie. Une inscription ancienne mentionne le nom de David, non pour David lui-même, mais pour un de ses descendants, un roi qualifié de “fils” de David. Il est donc probable que David ait été, comme Abraham ou Jacob, un chef de bande originaire des montagnes du centre d’Israël et le fondateur d’un clan particulièrement marquant, peut-être un rival du premier roi d’Israël, et qu’il soit finalement devenu lui-même roi, à l’origine de la dynastie qui s’il a régné à Jérusalem pendant quatre cents ans cette ville de Jérusalem n’était alors qu'. Cette hypothèse où David est essentiellement le nom générique d’une dynastie, permet de comprendre tous les textes bibliques qui lui sont rapportés : promesses à sa dynastie, psaumes à l’honneur du roi, et tout ce qui gravite autour de son personnage en tant que figure d’un roi conquérant et fondateur. Mais ce qui est raconté de son royaume et de lui-même, y compris son improbable double personnalité, jeune berger poète et musicien en même temps que chef de bande impitoyable, tous les épisodes de sa vie privée ou publique, de sa vie spirituelle, familiale ou politique, tout cela est sans doute légendaire, mais nous parle de nous : de nous face au pouvoir, de nous face à la violence, à l’ambition, au désir, à la lâcheté, à la confiance, à la repentance, à l’amitié, à la paternité, aux responsabilités publiques, à la fidélité, au face-à-face intérieur avec nous-mêmes et avec Dieu…

Mais cette histoire se présente comme un ultime retour de la légende et même du mythe, qui vient perturber ce début de l’histoire réelle…

Curieusement, Omris et Achat, sont les rois ratés selon la Bible, les moins glorieux, les plus discutables, sont sans doute les plus réels. Ils ont probablement été les premiers rois un peu consistants d’Israël, ayant conquis et acquis leurs pouvoirs en desserrant la pression constante de leurs voisins, l’archéologie constate à cette époque un grand développement du royaume d’Israël.

Le personnage de Salomon qu’en a lui pourrait bien, être une construction totalement mythologique et n’avoir jamais existé. Il est le plus glorieux, le plus puissant, le plus riche, le plus sage, le plus parfait de tous, et c’est un peu trop pour quelqu’un qui n’a laissé aucune trace archéologique ni historique. Ni sur place, ni dans les archives ou les stèles très complètes de Mésopotamie, d’Égypte, ni d’ailleurs. Aucune trace non plus de son célèbre temple. Tout ce qu’on sait de lui vient des textes, ceux de la Bible, écrits cinq siècles plus tard…

Il est en fait probable que Salomon est l’image en miroir du roi Omris et son fils Achab, il représente une construction littéraire et théorique, celle du modèle type ou du paradigme du roi idéal : pieux, fidèle, sage, glorieux, juste, désintéressé, puissant et riche (en épouses comme en biens et en pouvoir), celui auquel tous les autres rois devaient essayer de ressembler… Ce qui lui a valu l’attribution dans la Bible de ces livres d’éducation que sont “La sagesse de Salomon” ou “Les proverbes de Salomon”.

Indice supplémentaire : sitôt la mort de Salomon, ses fils, raconte la Bible, se dispute le pouvoir, et cela conduit à ce qu’elle appelle le schisme : la séparation du royaume en deux parties, le Nord, Israël avec Samarie pour capitale, le plus peuplé (dix tribus sur douze), le plus riche (plaine de Galilée) mais le plus exposé (influences culturelles et conquêtes) ; le Sud, Juda avec Jérusalem pour capitale, le moins peuplé (deux tribus sur douze), le moins riche (montagnes), mais mieux protégé et moins convoité. En réalité, il n’y a jamais eu de royaume uni, et surtout pas avec l’étendue fantastique des royaumes attribués à David et à Salomon, et que la Bible elle-même ne confirme jamais, ne serait-ce que dans la suite du Livre des Rois. En revanche il y a bien eu émergence de deux royaumes cousins, tantôt alliés et tantôt rivaux, celui du Nord avec Omris et Achab, et celui du Sud avec David, qui sont devenus Israël et Juda ; tandis que Salomon était la figure idéalisée d’un roi parfait et rassemblant tout le peuple…

Mais, après eux, nous entrons vraiment dans l’histoire mais même celle-ci fut réécrite.

5- Une révolution lente : la victoire du yahvisme, Josias.

La religion semble avoir jusqu’ici tenu peu de place, en particulier ce monothéisme qu’Israël a inventé pour le donner au monde, et qui est censé remonter à Abraham lui-même. La Bible l’avoue page après page, les Israélites ont jusque-là une religion banale pour l’époque et la région : polythéiste, agraire et saisonnière, celle des Baal, des Astarté et du Dieu El, de la prostitution sacrée et des divinités familiales ou domestiques.

Dans l’environnement culturel de l’époque, trois échelons de divinité se retrouvent régulièrement : le dieu national, le dieu local et le dieu personnel. Les mêmes se retrouvent en filigrane à travers les textes bibliques : le dieu créateur Elohim (“L’Éternel”), le dieu national Yahvé (Le Seigneur”) et le dieu personnel Shaddaï (un dieu sauveur et maternel malgré son nom biblique de “Dieu des armées”). Apparaissent même, malgré la censure ultérieure des auteurs bibliques, quelques souvenirs de dieux de ville, comme El Roy, ou de cultes des tombeaux, c’est-à-dire des ancêtres.

Mais ce dispositif va évoluer. Le dieu central et national, dieu guerrier de la foudre et des volcans, va progressivement être présenté comme seul et unique aux dépens des autres. Ce dieu venu du Sud et du désert est peut-être le dieu personnel de David, Yahvé. Autour de lui s’élabore une théologie plus radicale et plus exigeante, promue par des hommes inspirés ou illuminés qu’on appellera des prophètes. La théologie d’un dieu identitaire, dieu unique d’un seul peuple, engagés l’un envers l’autre, dieu personnel de tout un peuple ; un dieu qu’on ne représente pas par des images et qui revendique à la fois une éthique exigeante et un culte exclusif. Les trois siècles de royauté en Israël verront ainsi l’émergence de cette foi nouvelle en un dieu unique, construite en opposition aux religions traditionnelles et coutumières :

- Le culte des pères, dont les patriarches Abraham, Isaac et Jacob sont sans doute des substituts ;

- Et les cultes de la fécondité ou des éléments, dont le veau d’or et les idoles sont les expressions condamnées par les textes bibliques.

La Bible rend compte de ce combat à travers la lutte incessante contre les idoles et les Baals. Mais ce combat et cette foi émergente ont probablement nécessité la récupération d’éléments des croyances traditionnelles, conduisant à la fusion des différents dieux, Elohîms, Yahvé et Shaddaï, en un dieu unique portant ces trois noms.

Cette réforme progressive semble avoir abouti à une victoire vers 620 avant notre ère, une trentaine d’années seulement avant la chute de Jérusalem en 587, et une centaine d’années déjà après la chute de Samarie et la disparition du royaume d’Israël, au Nord, en 721. Le roi Josias, contemporain de Jérémie, impose alors une réforme profonde dans la cité de Jérusalem et le royaume de Juda, étendu vers l’ancien Israël, et institue le culte de Yahvé seul, la destruction des idoles, et l’application des seules lois yavhistes. Cette réforme, probablement aussi radicale alors que la protestante au XVIe siècle, et comparable à la conversion de l’empereur Constantin en 313, est d’une importance considérable, même si la tradition chrétienne ne s’y attarde guère. Elle impose la monolâtrie en Juda Israël n’existant plus, le rejet des anciens cultes, et prépare ainsi la naissance du monothéisme.

Mais le roi Josias est tué à Megiddo en voulant s’opposer au passage des Égyptiens, mort qui met un terme à la volonté réformatrice. Trente ans plus tard, Jérusalem est conquise et rasée.

Comment s’articulera alors la relation entre le dieu devenu universel et « sa » communauté ?

Lorsqu’il s’agit d’Assur, le dieu national d’Assyrie, ou de Marduk, le dieu national de Babylone, ce dieu suit naturellement le destin impérial de son peuple et devient le chef d’un panthéon au sein duquel seront invités à prendre place les dieux nationaux des peuples soumis.

Mais lorsqu’il s’agit de Yahvé, apparemment battu par plus puissant que lui puisque le royaume de ses protégés se trouve vassalisé ou anéanti, certains Judéens refusent la logique courante et organisent la «résistance théologique»: ce n’est pas Assur, clament-ils, mais Yahvé qui est et demeure le (véritable) suzerain d’Israël (tel est le message du Deutéronome, vers 625 av. J.-C.), et ce n’est pas Marduk qui est le Créateur du ciel et de la terre, maître de l’histoire et seigneur de tous les hommes, mais bien Yahvé, le dieu des vaincus. Pour la première fois, Yahvé est pensé en des termes strictement monothéistes – Yahvé n’a «ni prédécesseur ni successeur!» – tout en restant le protecteur particulier de son «serviteur» Israël (voilà ce que prêche le Second Esaïe vers 540 av. J.-C., voir notamment Esaïe 43,11-13; 44,2-8.21-28). Du point de vue historique, c’est là, très précisément, l’heure de naissance du judaïsme!

Cette évolution du concept d’élection étant acquise, la relation entre le judaïsme et les autres communautés humaines ne sera pas nécessairement conflictuelle : certaines voix bibliques appellent certes à la destruction des lieux de culte des peuples de Canaan (voir Exode 23,24; 34,13; Deutéronome 7,5; 12,2-3), mais pour d’autres voix, et notamment pour ce courant que la critique biblique appelle «l’auteur sacerdotal» (que l’on trouve notamment en Genèse 1; 9; 17 ou encore en Exode 6), l’humanité ne compte plus de «païens»: pour lui, tous les fils de Noé sont des adorateurs de «Dieu» (Elohim), les fils d’Abraham vénèrent Dieu sous le nom de «El Shaddaï», et les fils de Jacob-Israël, eux seuls, ont reçu la révélation du nom ultime du Créateur, «Yahvé». Tous les hommes connaissent donc le vrai Dieu, mais tous ne le vénèrent pas sous le même nom, et les juifs seuls le connaissent dans son identité ultime, ce qui fait d’eux, en quelque sorte, les prêtres de l’humanité («un royaume de prêtres» Exode 19,6).

6- Le traumatisme fondateur : l’exil et le monothéisme

En 587, Jérusalem est donc prise par Nabuchodonosor, roi de Babylone, rasée, le temple détruit, et l’élite de la population exilée en Mésopotamie. C’est le vrai pivot, essentiel, de l’histoire d’Israël. Celui qui donne naissance au monothéisme, à la Bible, qui n’existe pas encore, puis au judaïsme. Ce formidable traumatisme de l’Exil va provoquer un électrochoc dans cette culture et ce petit peuple, qui perd à la fois son roi, son régime politique et son administration, sa capitale, son temple et son élite culturelle et économique, ses structures religieuses, sociales et économiques. Et perd en outre sa certitude d’être protégé par un dieu national et par l’alliance inconditionnelle qu’il lui avait, pensait-il, promise. Son dieu plus fort et fidèle a été vaincu, son temple violé. Ainsi, c’est bien son identité que perd ce peuple, et simultanément son élite se trouve enlevée, jetée dehors et confrontée à une civilisation infiniment plus développée et plus puissante, plus évoluée, plus riche, plus savante, elle-même en période de bouillonnement intellectuel, de réflexion religieuse, morale et politique, qui réinterprète en particulier les traditions et les mythes du passé.

Là se situera l’événement : au lieu de disparaître dans ce maelström et de se dissoudre dans cette civilisation beaucoup plus vaste, comme font les nombreux autres peuples ainsi vaincus et transplantés, celui-là va sauvegarder une identité, par un double saut conceptuel :

- Premier saut, il invente le monothéisme : son dieu est vaincu ? C’est qu’en réalité, il n’y a qu’un seul Dieu, au-dessus des identités nationales, créateur et maître de l’univers et de l’histoire. Les Juifs de l’Exil récupèrent l’idée politique d’empire, alors en train de s’élaborer à Babylone, pour la transférer à la divinité elle-même, et inventent ainsi le monothéisme. Ce sera le travail d’Ezéchiel puis d’Esaïe.

- Deuxième saut, il invente la Bible : son territoire lui a été volé ? Il transférera son territoire et son identité vers un territoire que personne ne pourra lui prendre : un livre, et l’héritage spirituel qu’il porte et transmet. Et il commence à mètres par écrire les textes de la Torah, (l’Ancien Testament). Non seulement en rassemblant traditions orales et textes divers existants, mais en se livrant à un intense travail de réflexion et d’écriture, concernant aussi bien les origines que l’histoire, la pensée de Dieu que celle de l’avenir. Et c’est ainsi que la majorité des textes de la Torah parlent d’une manière ou d’une autre de cet événement : l’Exil.

À cet extraordinaire et totalement novateur saut de la pensée, les Juifs de l’Exil vont ajouter une autolégitimation :

- S’il leur est arrivé cette catastrophe c’est qu’ils ont été punis ;

- S’ils ont été punis, c’est parce qu’eux et leurs pères ont été infidèles au Dieu unique ;

- Puisqu’ils ont été punis, ils ont payé, et maintenant Dieu peut donc leur faire grâce ;

- Et Dieu leur maintiendra sa grâce si dorénavant ils suivent sa volonté, qui se résume en une formule simple et puissante : “Un Dieu, un peuple, une Loi, une terre, un Temple”. Formule qui résume le premier judaïsme, religion de la séparation, qui naît de ces circonstances historiques.

Ce raisonnement et cette formule constitueront l’axe de la théologie et de la littérature deutéronomistes, qui domineront la pensée juive des siècles suivants.

Un peuple, toutefois, qui évitera de se mélanger aux autres ?

On trouve dans la Bible quelques injonctions à ne pas épouser les femmes de tel ou tel groupe. On trouve même cet affligeant récit dans lequel Esdras contraint, après le retour de l’exil, des centaines de Judéens à se séparer de leurs femmes «étrangères» (ce sont pourtant justement des «filles du pays») et des enfants qu’elles leur ont donnés (Esdras 9-10). Mais il y a d’autres courants qui abordent cette question dans un esprit très différent. L’intermariage entre Israélites et Araméens est réglé par contrat (Genèse 31,43-54): pour l’auteur sacerdotal, le mariage avec les filles de Hêt ou de Canaan est désapprouvé, mais on peut épouser des filles d’Ismaël (Genèse 26, 45-35; 27,46; 28,1-2.5-9). Quant à Joseph, père de deux des plus grandes tribus d’Israël, la tradition biblique ne craint pas de rapporter que sa femme était la fille d’un prêtre égyptien (Genèse 41,45). Moïse, lui, a épousé la fille d’un prêtre de Madian (Exode 2,21) et une Koushite (Nubienne) (Nombres 12,1). Les rois, à commencer par David et Salomon, ont presque tous épousé des princesses étrangères.

Il apparaît cependant que dans l’Antiquité, l’extension de l’identité juive s’est faite aussi, et de manière plus massive encore, par conversion individuelle ou adhésion collective. À partir de l’époque romaine – et bien avant l’éclatement des révoltes juives entre 70 et 135 ap. J.-C. – les conversions au judaïsme ont été très nombreuses, comme en témoignent presque tous les auteurs romains. Elles se sont faites aussi «par le bas» des hiérarchies sociales, et souvent par les femmes. Il faut dire que l’exigence de la circoncision pouvait avoir quelque chose de dissuasif pour un mâle adulte. Aussi y eut-il, comme nous le savons par les épîtres de Paul, beaucoup de sympathisants qui fréquentaient la synagogue sans aller jusqu’à l’adhésion formelle. On les appelait les «craignant Dieu».

Mais on connaît aussi des conversions «par le haut»: plusieurs dynasties royales adhérèrent au judaïsme, entraînant avec elles tout ou partie de leurs royaumes. Au deuxième siècle avant notre ère, l’affaiblissement de l’empire séleucide permet à la dynastie juive des Hasmonéens, qui n’eut pas besoin de se convertir puisqu’elle était issue du judaïsme judéen, d’étendre le pouvoir de la petite province de Yehud (limitée, au départ, à 20 km environ aux alentours de Jérusalem) aux régions avoisinantes et d’imposer la loi juive à leurs populations. Iduméens et Galiléens sont ainsi devenus juifs à la fin du II siècle av. J.-C., de la même manière qu’au XVI siècle, les habitants de nombreux territoires d’Europe ont vu leur allégeance confessionnelle (luthérienne, réformée, catholique…) basculer par le choix de leur prince, selon le principe cuius regio eius religio. Ce qui est remarquable, c’est que dans les deux cas, les appartenances religieuses se sont révélées plus durables que les structures politiques qui les avaient provoquées. La dynastie issue de l’Iduméen Hérode le Grand (règne de 37-4 av. J.-C.) était juive, elle aussi, et certains de ses membres ont régné, au I siècle. ap. J.-C., sur des territoires aussi éloignés que l’Arménie, la Cappadoce, la Cilicie, la Commagène, Emèse, ou encore la Nabatène. Pour d’autres dynasties, il faut bien parler de conversion: ainsi pour la famille royale d’Adiabène (1er siècle ap. J.-C., Kurdistan irakien), pour le royaume des Himyarites (en Arabie du sud) qui embrassa le judaïsme au plus tard au IV siècle. ap. J.-C. 

7 - le temps de la religion : le retour et la naissance du judaïsme.

Mais cette théologie, avec son autojustification et son auto-exhortation, est le fait d’une petite partie du peuple (10 % ?) : l’élite exilée à Babylone et dans toute la Mésopotamie. Et ceux-là, à partir de la victoire des Perses avec Cyrus en 537, vont avoir la possibilité de revenir à Jérusalem et en Palestine. Or, en Palestine, certains sont restés, petit peuple et paysans, et d’autres sont venus, issus d’autres peuples semblablement déportés par la politique de mélange ethnique de l’empire babylonien. Trois groupes sociaux aux intérêts et préoccupations différents vont ainsi se trouver confrontés :

- Les exilés à Babylone et ailleurs, ancienne élite de Jérusalem, qui s’installent dans la diaspora, s’intègrent à la société perse, deviennent souvent riches et cultivés — il en reste des traces historiques –, parfois influents, mais dont certains préservent, grâce au Livre, leur identité juive ;

- Ceux qui sont restés en Palestine et ont dû se débrouiller sur place, et se sont mélangés avec les peuples importés. Ils se sont réorganisés socialement, en prenant possession des terres et des fonctions laissées vacantes.

- Enfin ceux des exilés qui, à partir de 537, vont progressivement revenir au pays. Ils sont cultivés, riches comparativement à ceux restés sur place, et protégés, voire mandatés par l’autorité perse, comme Esdras ou Néhémie.

Le conflit d’intérêts sera immédiat : à qui appartiennent les terres, les maisons ? Qui occupe les fonctions décisives ? Qui préside aux rites et aux sacrifices religieux ? Qui surtout représente le véritable peuple de Juda, le peuple de Dieu ? Cela sur fond d’inégalité sociale, culturelle et économique — certains sont contraints de vendre leurs enfants — d’inflation due à l’arrivée d’une population plus riche, et de conflits de pouvoir. Avec des interventions opposées de la part des uns et des autres auprès du pouvoir perse…

Le conflit prendra rapidement une dimension idéologique, autour de l’accès au Temple et de l’identité du véritable peuple de Dieu. Chaque groupe édifiera alors son idéologie propre, avec son corps de doctrine théologique, et à cette fin réécrira des mythes fondateurs, en relisant la mémoire du passé pour justifier sa propre légitimité. Ainsi :

- Ceux qui restent en exil insisteront sur la légitimité de la vie en diaspora sans reniement, et produiront des livres comme Esther, Daniel ou Joseph ;

- Le peuple resté au pays insistera sur la légitimité de la terre et de qui l’habite, et produira donc la saga des patriarches, Abraham, Israël, Jacob ;

- Tandis que ceux qui rentreront d’exil insisteront sur le déplacement qui légitime, et produiront le mythe de l’Exode… Parce que, en réalité, l’Exode c’est l’Exil.

En sorte que les différentes histoires des origines, au sein même de la Bible, se révèlent polémiques, non seulement face à la menace de dissolution dans la culture mésopotamienne ambiante, mais aussi à l’intérieur du peuple, entre deux ou trois situations sociales et psychologiques antagonistes.

Les vainqueurs de ce combat entre différents partis seront bien sûr ceux qui détenaient la richesse, l’appui de l’autorité impériale, enfin l’avantage culturel et par conséquent idéologique. C’est-à-dire ceux qui reviennent d’Exil, et dont les représentants seront Esdras et Néhémie, nommés par le pouvoir perse, et Zorobabel. Leur théologie légaliste, le deutéronomisme, l’a emporté et a pu fonder le judaïsme tel qu’il est toujours vivant. Mais leur restauration restera un relatif échec, puis viendra l’occupation grecque, ensuite romaine, d’où une immense frustration religieuse et nationale. Et le besoin d’autre chose, d’une vraie nouveauté, d’un salut, d’un Messie… Mais ceci est une autre histoire.

La représentation des juifs comme peuple qui va d’exode en exil ?

Il faut différencier. L’exode biblique hors d’Égypte qui est un récit mythique. Même en admettant que ce mythe se réfère à une expérience qu’aurait pu vivre un des groupes entrés dans la composition du futur Israël, Comme je l’ai dit il n’existe aucune trace historique de cet événement. La déportation de dizaines de milliers d’habitants de l’ancien royaume d’Israël en 735, ou 720, ou du royaume de Juda en 701, est en revanche historiquement attestée, comme l’est aussi l’exil de quelques milliers de Judéens par les Babyloniens en 597, 587 et 582 av. J.-C. Les Assyriens utilisaient les échanges de population et la dispersion des collectivités locales comme moyen de rendre impossible toute velléité de révolte dans les provinces nouvellement instaurées, ne laissant guère aux familles dispersées la possibilité de se reconstituer en diaspora. C’est pourquoi, dès la deuxième génération, il aurait été illusoire de vouloir rechercher une quelconque parcelle des « dix tribus perdues » d’Israël. Il n’en alla pas de même lors des déportations babyloniennes : les déportés – il s’agissait des élites politiques et économiques – purent se réinstaller près de Babylone en communautés compactes et organiser la survie, la transmission ou la refonte de leurs traditions particulières. Par ailleurs, ni les Assyriens ni les Babyloniens ne cherchèrent à supprimer complètement la présence israélite ou judéenne en Palestine, ni d’ailleurs à empêcher le culte de Yahvé.

Le vrai tournant vint toutefois avec l’avènement de l’empire perse en 539 av. J.-C. Cyrus le Grand se voulut le restaurateur de tous les nationalismes locaux que ses prédécesseurs assyriens et babyloniens avaient cru devoir combattre, et il autorisa les Judéens à envisager la reconstruction du temple de Jérusalem. Une bonne partie des exilés et de leurs descendants, probablement la majorité, choisirent de rester dans leur nouvelle patrie mésopotamienne, mais d’autres revinrent en Judée et y acquirent, soutenus par leurs sponsors perse, une position dominante. On constate d’ailleurs un sentiment de supériorité de la part de cette communauté d’exilés là par rapport à tous les autres Judéens. Eux, qui estimaient avoir subi leur exil mais qui revenaient en quelque sorte dans le convoi des vainqueurs, accusaient ceux qui étaient restés dans le pays de s’être prêtés à toutes sortes de compromissions et ils soupçonnaient les communautés judéennes installées ou réfugiées en Égypte d’avoir, elles, un peu trop complaisamment choisi leur exil : c’est-là l’arrière-plan du thème des « pots de viande de Pharaon » (Exode 16,3 ; Nombres 11,4-23) !

On voit donc que la manière dont est perçu « l’exil » par ceux qui l’ont vécu ou qui s’en prévalent devient très vite une question de positionnement théologique. Et plutôt que d’être simplement la colonie des survivants d’une déportation, le judaïsme va devenir la communauté de ceux qui se rallient à une certaine vision d’un statut théologique et d’une mission dans le monde, une communauté qui, en tant que telle, va susciter la curiosité des contemporains et attirer de nouveaux adhérents. Ils sont un peuple, bien sûr, et ils pourront toujours se référer à l’un au moins de leurs ancêtres qui ont fait partie des déportés, mais ils sont un peuple un peu comme on a pu parler en France autrefois du « peuple protestant », minoritaire et soucieux de son intégrité mais lié avant tout par une allégeance religieuse et non par une ascendance commune.

Le livre d’Esther, dans ses diverses versions qui remontent à l’époque hellénistique, nous montre d’ailleurs que la crainte de certaines communautés juives (en Perse ou ailleurs) d’être victimes de persécutions, voire de pogroms, n’est pas liée à un sentiment de se trouver en « exil ». Le héros du livre, Mardochée, est certes dit descendant d’un déporté de Nabuchodonosor, mais à aucun moment, dans le livre, n’est-il question d’une patrie perdue ou d’un lieu à retrouver ! Les juifs y sont présentés simplement comme l’un des nombreux peuples qui constituent la population du royaume.

Et l’exil qui suit la destruction du second temple, au premier siècle de notre ère ?

Les Romains, c’est incontestable, ont exercé une répression impitoyable contre tout ce qui était mis en question de leur ordre politique ou atteinte à leur puissance militaire. En revanche, ils ne s’opposaient pas au judaïsme en tant que communauté religieuse ou courante philosophique. En conséquence, venant après la première révolte des juifs de Judée de 66-70 et la révolte des juifs de Cyrénaïque en 115-117, la seconde révolte juive en Judée de 132-135 amena les Romains, sous l’empereur Hadrien, à prendre des mesures draconiennes : la ville de Jérusalem fut reconstruite en ville romaine et rebaptisée Aelia Capitolina, et les juifs y furent interdits de séjour. Le repeuplement se fit à partir d’éléments de population locale non juive ou acceptant de ne plus se réclamer du judaïsme ainsi que de vétérans de l’armée romaine. Les rebelles et leurs familles furent vendus en esclavage, mais cela ne signifie pas le départ de nouveaux contingents d’« exilés » comme cela s’était passé lors de la conquête babylonienne. En fait, les événements de 135 ne contribuèrent guère à l’accroissement de la diaspora juive à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Empire romain, pour la bonne raison que cette diaspora existait déjà et prospérait depuis trois siècles ou plus dans beaucoup de grands centres urbains de la Perse, de la Mésopotamie, des bords de la Mer Caspienne, de la Mer Noire, de la côte ionienne, du Levant, de la Haute et Basse Égypte, d’Arabie, de Cyrénaïque, d’Afrique du nord, d’Italie et, très tôt déjà, d’Espagne. Et même dans le reste de la Palestine, et, notamment en Galilée, qui n’avait pas participé à la révolte, les communautés juives ne furent pas affectées. Tout en étant attachés au souvenir du Temple et de la gloire perdue de Jérusalem, ces juifs ne se sentaient nullement « exilés » de leur patrie.

Ces communautés pratiquent-elles le prosélytisme ?

On ne peut pas l’exclure : les Actes des apôtres, qui nous montrent Paul en missionnaire actif (au service de ce qui est à son avis la vraie compréhension du judaïsme), permettent tout à fait d’imaginer qu’il y avait à la même époque des Paul juifs (je veux dire, des prédicateurs itinérants issus d’une conception plus traditionnelle du judaïsme), même si l’on ne va pas jusqu’à imaginer une organisation centrale ou une stratégie concertée.

Le monde des grands empires (perse déjà, mais surtout hellénistique et romain) fut aussi un « grand marché » des idées, des philosophies et des religions, un marché soumis à la concurrence. Or, il apparaît de plus en plus que le judaïsme, par son monothéisme rigoureux et son affirmation que le Créateur était aussi le maître de l’histoire humaine du début à la fin (Ecclésiaste 3,11), présentait un attrait important pour la société antique. Toute une partie de la littérature juive de l’époque hellénistique se révèle animée par un désir de convaincre, et de faire partager les convictions qui sont celles du judaïsme.

Cette expansion du judaïsme aux premiers siècles pourrait-elle expliquer les fortes ressemblances entre judaïsme et islam ?

Au moment de la naissance de Mahomet, le judaïsme domine le paysage religieux en Arabie (le grand spécialiste Christian Robin affirme que l’Arabie, dès le IVe siècle de l’ère chrétienne, est totalement judaïsée), alors que le christianisme en est pratiquement absent. La naissance de l’islam s’explique d’abord comme une réaction contre le christianisme byzantin, affronté aussi bien en Syrie et en Palestine qu’en Égypte et en Éthiopie (dont les incursions en Arabie du sud sont redoutées). Face à ce qu’il perçoit comme une dérive christologique – la théologie des grands conciles – l’islam entend prendre le parti du judaïsme et réhabiliter son honneur.

Pour se le rappeler, il suffit de porter son regard sur la vieille ville de Jérusalem. En prenant le contrôle de Jérusalem en 638, le calife Omar choisira d’établir le sanctuaire de l’islam sur la colline orientale de la ville, sur l’esplanade de l’ancien temple juif. Or, cette esplanade était restée, délibérément, un terrain vague depuis la destruction du Temple par Titus en l’an 70. Après 135, Hadrien avait établi son temple à Jupiter Capitolinus sur la colline ouest, et Constantin, au moment du passage de l’empire au christianisme en 325, avait perpétué ce choix politique: l’Église de la Résurrection (Basilique du Saint Sépulcre) prendrait la place du temple païen et se dresserait sur la colline ouest. Constantin, comme Hadrien, souhaitait conserver le lieu de l’ancien temple juif comme une sorte de « ruine de démonstration » attestant à jamais la défaite de la religion juive. Quelques témoignages nous apprennent que les juifs ont, dans un premier temps, assisté avec joie à la réhabilitation par les Musulmans de ce lieu vénérable entre tous. La coupole du superbe Dôme du rocher, avec ses inscriptions antitrinitaires de l’époque omeyyade, adresse son message à la coupole constantinienne (éloignée d’à peine 500 mètres) en passant par-dessus le Mur des lamentations, lieu séculaire de la prière juive. Et depuis lors, c’est-à-dire depuis plus de treize siècles (avec la brutale interruption des Croisades), les trois frères de cette singulière fratrie rendent leur culte dans un « mouchoir de poche », menant une sorte de « danse des liturgies », rendant hommage, sans le savoir, à la source commune de leur histoire, à des doctrines en apparence définitivement incompatibles, et une histoire qui ne finira pas de nous surprendre par ses retournements, et à une fraternité qui, pour n’être jamais avouée, est pourtant bien réelle, et en tous les cas plus nécessaire et plus désirable que jamais.

Conclusion : 

Ainsi s’est écrite la Bible hébraïque, suite à ce grand traumatisme de l’Exil à Babylone, sous la pression et l’influence de cultures plus vastes, et de façon conflictuelle au sein même du peuple.

Mais ainsi nous avons été transmis cet héritage sans égal :

- L’invention du monothéisme et de la transcendance,

- Une éthique fondée sur la pureté mais aussi sur l’amour et la justice pour les faibles,

- Un livre qui nous parle de Dieu et de nous…

Reste la question : cet imposant décalage entre histoire mythique et histoire réelle signifie-t-il que nombre de ces textes sont faux ? Non, bien sûr. Ils sont vrais parce que leur base historique, même lointaine et remaniée, est souvent vraie, même si elle a été pensée pour en tirer des leçons, puis écrite et réécrite pour transmettre ces leçons afin qu’elles servent aux suivants, à nous. Et surtout parce qu’ils comportent une excellente nouvelle : toutes ces histoires, toute cette histoire, avec ses légendes, ses faits et ses mythes, a été écrite pour nous parler de nous, de Dieu, et de nous avec Dieu. Sarah, Abraham, Jacob, Rachel, Joseph, Moïse, David, Bethsabée, Caïn et Abel, Adam et Ève nous parlent des hommes et des femmes plus que d’eux-mêmes, de l’humain vis-à-vis de ses frères, de ses enfants, de ses concitoyens ; de l’homme par rapport à un projet collectif, social ou moral ; de l’humain vis-à-vis de la confiance, de la vie, de l’amour, de l’éthique, de la responsabilité, de la faute ; des hommes et des femmes et de l’au-delà, de nous et de la transcendance, du destin, du pardon, de la réconciliation, de la gratuité…

Ces textes sont vrais parce qu’ils disent des choses vraies, sur l’homme et pour l’homme.

Le remarque-t-on ? Ce qui est le moins lu dans la Bible, et le moins cité dans le Nouveau Testament, ce sont les Lois et les Chroniques. Justement parce que ce sont des chroniques sans plus.

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