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Les Béatitudes

Béatitudes des pauvres, des affamés et des endeuillés

 

Sermont sur la montagne

 

(Source Q 6,  20 21) :

20 ….. Et après avoir levé les yeux sur ses disciples, il (Jésus) dit : 

Bienheureux vous les pauvres, parce que le règne de Dieu est à vous.  

21 Bienheureux vous les affamés, parce que vous serez rassasiés. 

Bienheureux vous les endeuillés, parce que vous serez consolés.

(Luc ch6 v 20-21) : (version bible d’Ostervald)

20 Alors Jésus, levant les yeux vers ses disciples, dit : 

Heureux, vous qui êtes pauvres, parce que le royaume de Dieu est à vous. 

21 Heureux, vous qui avez faim maintenant, parce que vous serez rassasiés. 

Heureux, vous qui pleurez maintenant, parce que vous serez dans la joie.

(Matthieu ch5 v 1-4.6) (version bible d’Ostervald)

1 Or Jésus, voyant la multitude, monta sur une montagne ; et lorsqu'il fut assis, ses disciples s'approchèrent de lui. 2 Et ouvrant sa bouche, il les enseignait, en disant :

3 Heureux les pauvres en esprit ; car le royaume des cieux est à eux. 

4 Heureux ceux qui sont dans l'affliction ; car ils seront consolés. 

5 Heureux les débonnaires ; car ils hériteront de la terre. 

6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice ; car ils seront rassasiés.

(Matthieu ch5 v1 -4-6) (traduction André Chouraqui)

1 Et, voyant les foules, il monte sur la montagne et s'assoit là. Ses adeptes s'approchent de lui. 2 Il ouvre la bouche, les enseigne et dit : 

3 "En marche, les humiliés du souffle ! Oui, le royaume des ciels est à eux ! 

4 En marche, les endeuillés ! Oui, ils seront réconfortés ! 

5 En marche, les humbles ! Oui, ils hériteront la terre ! 

6 En marche, les affamés et les assoiffés de justice ! Oui, ils seront rassasiés

Ici, ou même dès l’épisode précédent, le récit de Marc s’interrompt dans la synopse et dans la synthèse, jusqu’à Marc 3, 20-21, pour laisser place aux ajouts parallèles de Matthieu grec et de Luc, qui ont puisé principalement dans la source Q, l’Évangile araméen de Matthieu, pour enrichir la narration de Marc.

Les Évangiles de Marc et de Jean ne mentionnent pas les Béatitudes. Il en est de même pour le sermon sur la montagne et le Notre Père (Mt 6,9-15 et Lc 11,2). Matthieu et Luc suivent une source ancienne, la source Q écrite en araméen recueillant des paroles de Jésus prononcées dans des circonstances différentes. Marc et Jean ont ignoré cette source Q ou n’ont pas retenu ces Paroles. Cependant les Béatitudes chez Matthieu grec et Luc, sont très différentes, même si elles répondent à un fond commun parce qu’ils s’adressent à des publics différents.

Le sermon des Béatitudes, que nous avons dans nos deux synoptiques de Matthieu grec et Luc, s’ils puisent leurs sources dans des éléments communs, sont cependant très dissemblable. Cela frappe du premier coup d’œil. Mais ce qu’il faut dire, c’est que les deux évangélistes l’ont recomposé, chacun à leur manière, en utilisant des paroles authentiques de Jésus, qui leur étaient transmises par la source Q et la tradition, et que Jésus avait prononcées à cette occasion ou à une autre.

Le discours évangélique, dans le plan septénaire de Matthieu grec, constitue le premier de ses cinq discours, qui rythment toute la vie publique de Jésus-Christ. Ce discours illustre la seconde partie de l’Évangile, que l’on peut intituler : la promulgation du Royaume des cieux.

Comme toujours chez Matthieu grec, ce discours lui-même est admirablement charpenté. Il est construit lui aussi sur un plan septénaire.

Quoi qu’il en soit essayons un peu de crier dans un bidonville : 

« Heureux les pauvres…Heureux ceux qui pleurent… » 

Pouvons-nous encore proclamer les « béatitudes » dans nos classes et nos célébrations  quand par exemple certaines familles viennent d’être marquées par un décès tragique ?

C’est, hélas, vrai : les Béatitudes évangéliques ont souvent éloigné les gens de la religion.  Prises au pied de la lettre, sans effort d’analyse ou influencées par une spiritualité « doloriste », les Béatitudes ont produit l’inverse de ce qu’elles devraient susciter dans le cœur des gens.  Trop souvent, le message de Jésus a été reçu comme un appel à la résignation, donc à la tristesse, alors qu’il parle de « bonheur » : Les pauvres, vous avez de la chance d’être pauvres car, au ciel, Dieu vous récompensera ;  acceptez donc votre condition !  On comprend que K. Marx ait qualifié la religion d’ « opium du peuple ».  Voici quelques extraits d’écrits ou de discours qui méritent réflexion :

Paul VI aux paysans d’Amérique latine (23/8/1968): « L’homme ne vit pas seulement de pain. Vos humbles conditions sont plus propices que d’autres pour le Royaume des cieux… Si elles sont supportées avec patience… ».  

Napoléon (1801): « La société ne peut exister sans l’inégalité des fortunes… Quand un homme meurt-de-faim à côté d’un autre qui regorge, il lui est impossible d’accéder à cette différence s’il n’y a pas là une autorité qui lui dise : « Dieu le veut ainsi, il faut qu’il y ait des pauvres et des riches dans le monde ; mais dans l’éternité, le partage se fera autrement ». 

Léon XIII  (17/9/1882): « … La pauvreté ne manque pas de dignité. Le riche doit être miséricordieux et le pauvre content de son sort. Celui-ci doit aller au ciel par la patience, celui-là par la libéralité ».

Ces exemples d’interprétations contestables des béatitudes évangéliques nous invitent à examiner avec attention les textes.

Dans les Évangiles, le texte des Béatitudes ouvre le grand discours par lequel Jésus enseigne à la foule. Comme je viens de le dire il a hélas trop souvent été interprété comme un encouragement à la résignation, à la passivité et à la soumission pour tous, d’où le titre donné par les pères d’Églises « les béatitudes. » Rappelons les racines françaises de ce nom, « béatitude » il vient de l’adjectif béat qui signifie : absence de désir, état passif, ou attitude béate, voir l’expression « être béat » qui affiche une satisfaction exagérée « contentement niais ». L’adjectif béat dans la langue française à lui aussi bien sûr évolué, et aujourd’hui, en partie à cause de l’interprétation plus moderne, des premiers versets du sermon sur la montagne de Jésus, on en tire une interprétation disons moins passive, il est synonyme de Bienheureux : « Bienheureux vous les pauvres, parce que le règne de Dieu est à vous.». Mais il n’en fut pas toujours ainsi, si nous remettons l’adjectif « beatus » en latin dans son contexte du III siècle, époque de la traduction en latin des textes grecs, « beati mites quoniam ipsi possidebunt terram  », ici béati signifie tout autre chose ; et la traduction du XIII siècle du latin en français, mais aussi du grec en français en « attitude béate » en avait encore une autre.

L’on devait dans la version latine comprendre beati comme : « soyez comblé de bien heureux vous ….. »

Au III siècle, en effet « béat » en français tiré du latin beati « comblé de biens, heureux » ce terme peut s’appliquer à : « bienheureux qui est ravi en Dieu » mais aussi qui croit avoir des visions ou des extases, autrement dit : qui a de la béatitude.

Mais au XIII siècle l’adjectif ne s’emploie plus guère que dans les expressions « Un air béat, un ton béat, ou encore une figure béate. » Il est devenu familier et ironique.

Alors qu’il signifiait au III siècle, « qui se croit ou se dit en possessions d’avoir des visions ou des extases. » Au XIII siècle, il signifie, « qui éprouve une satisfaction niaise de lui-même » et il s’emploie aussi comme nom, comme ici dans le texte où il signifie, « celui, ou celle qui est tout ravi en Dieu. » On est ainsi passé en un millénaire d’un état d’être comblé et heureux, à celui d’enchantement.

On pouvait alors à partir du XIII siècle sous-entendre par ce mot béat : Plus vous serez pauvres sur la terre, moins vous aurez d’esprit, plus vous serez heureux au ciel sous-entendu : Ne cherchez pas à vous révolter, vous risqueriez de perdre le bonheur éternel.

Alors que la traduction du grec en latin qu’en donna Jérôme signifiait tout autre chose. Le terme béati fut remis dans son contexte et traduit par « Bienheureux ».

Bien entendu plus personne, même les plus conservateurs n’interprète de nos jours ce verset comme cela (du moins je l’espère). La façon classique d’interprétation aujourd’hui est moins une soumission.

Mais il y a peut-être une autre façon d’interpréter les paroles de Jésus dans les « Béatitudes », en utilisant une traduction, non pas à partir du texte grec comme le fit Jérôme, mais en retournant au texte hébreu ou araméen d’origine, qui était ne l’oublions pas la langue qu’utilisait Jésus, et disposer ainsi d’une traduction plus fidèle des paroles et le sens qu’on peut leur donner.

Commençons par définir le mot « heureux. » Selon les traducteurs, il est rendu nous l’avons vu par des termes tels que béat puis bienheureux, béni, magnifique, joyeux, enviable, prospère. Le mot grec μακ?ριος (makarios) qui fut traduit par béati en latin par Jérôme, puis béat en français, et ensuite par bienheureux, traduit le mot hébreu ??????, Asherai . André Chouraqui le traduit par « en marche. » En marche, les humiliés du souffle ! Oui, le royaume des ciels est à eux !

Rappelons tout d'abord que les récits évangéliques ont été rédigés en grec, par des hommes dont la langue maternelle était l'araméen, pour être ensuite, dans une période relativement récente, traduits du grec en français, et pour les plus anciennes traductions en latin (la Vulgate de Jérôme). Matthieu grec et Luc travaillent à partir de la source Q écrite en hébreu ou en araméen. Précisons également que la compréhension des mêmes termes, dans une même langue, a évolué dans le temps et parfois de façon très différente. C'est pourquoi un dicton italien prétend : Traduttore, traditore ! Tout traducteur est un traître

Selon André Chouraqui, historien écrivain, et penseur franco-israélien, traducteur du Nouveau Testament du grec en hébreu, puis de l’hébreu en français, il faudrait traduire « ??????, Asherai » par « En marche ». Il précise : « en hébreu, le mot ??????, ashréi (qu’on traduit habituellement par μακ?ριος (makarios) en grec, puis béat ou bienheureux en français) évoque la rectitude de l’homme en marche sur une route qui va droit vers l’Éternel ».

De même les « béatitudes » ouvrent un nouvel horizon pour les disciples, les fils de Dieu, qui « rentre à la maison en empruntant cette route ». On peut faire ici un rapprochement avec le chapitre 3 verset 24 du livre de la Genèse qui ouvre l’Ancien Testament « C'est ainsi qu'il (Dieu) chassa Adam ; et il mit à l'orient du jardin d'Éden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder la route de l'arbre de vie. »

Ainsi, il y aurait une autre lecture de cet évangile invitant à se prendre en charge, à se mettre en route avec Jésus.

C’est donc une tout autre interprétation du sermon sur la montagne que je propose ici.

Il ne s'agit donc pas d'un état de "béatitude", précisément (béat = absence de désir, état passif), mais d'un état de pleine satisfaction dans l'action, d'une marche en avant d’une recherche, d’une « mise en route ou en chemin menant à Dieu. »

Et la première de ces « béatitudes » est la clé de toutes les autres. Car il y a un ordre intentionnel dans la suite des béatitudes. L'entrée dans le royaume de Dieu est la première condition tout le reste dépend de celle-la.

Comment faut-il traduire ??????, Asherai

Le Grec a traduit par makarioi, (bienheureux en français) le terme hébreu Asherai, mettant ainsi la dimension proactive de ce terme hébreu en veilleuse. Makarioi qu’on traduit par heureux ou bienheureux serait donc une « mauvaise » traduction de l’hébreu ? En fait pas vraiment car on peut faire dériver le mot : « Asherai » d’« asher » Aser ou Asher ( ??? ) huitième fils de Jacob dans l’Ancien Testament, car dans l’Ancien Testament la Torah son nom signifie « bonheur » car Léa (sa mère) dit : « Il est né pour mon bonheur ». Dans la Genèse 49,20, Jacob prédit pour son fils : « D'Aser viendra un pain excellent. Il fournira les mets délicats des rois. » Mais étymologiquement parlant, le mot hébreu Asher vient du verbe hébreu ??? (ashar) signifiant aller droit sûr.

En effet la forme ??? ('sr) se présente de deux manières différentes :

Il y a la racine verbale ??? ('ashar), qui indique la progression, et il y a la particule ??? ('asher) qui indique la relation. Si les deux sont étymologiquement liés cela n'est pas clair, bien qu'il semble y avoir une connexion intuitive évidente. Et puis il y a le verbe ??? (yashar), qui semble être étymologiquement lié et a certainement le sens du verbe racine ??? ('asha) qui indique généralement une progression décisive (Proverbes 4:14, 9: 6) ou une conduite droite (Esaïe 1:17). À l'occasion, il est utilisé dans le négatif (littéralement : Ésaïe 3:12, conduisant quelqu'un « égaré »), mais le plus souvent c'est de façon positif. Si positive que même la signification secondaire de ce verbe est celle d'être ou d'être rendu heureux (Psaume 41 : 2, Proverbes 3:18), ou même d'être jugé ou appelé heureux (Genèse 30 : 13, Job 29 : 11, Psaume 72 : 16). Mais comme je l’ai dit cette signification est au second plan. Mais c’est ce second plan qui a été traduit par μακ?ριος (makarios) en grec et qui fut traduit par béatus en latin.

Les dérivés de ce verbe sont :

  • Les noms masculins ??? ('esher) et ??? ('ashar), signifiant bonheur ou béatitude (1 Rois 10: 8, Psaume 32: 1, Esaïe 30:18). Ce mot apparaît le plus souvent dans la construction plurielle (c'est ???? ou « bonheur de… » ou « bonheur de...», signifiant « heureux est...»), ce qui n'est pas si étrange.
  • Le nom masculin ??? ('osher), signifiant aussi le bonheur, et seulement utilisé dans Genèse 30 : 13, dans la construction ????? (b'asheray), signifiant dans mon bonheur.
  • Le nom féminin ???? (ashur), signifiant un pas ou une promenade ; un départ (Job 23:11, Psaume 17 : 4). Ou écrit sous cette forme aussi féminine : ??? (ashur), que l’on retrouve en (Job 31 : 7, Psaume 17 : 5 et 11) signifiant le pas.
  • Le nom féminin ????? (te'ashur), désignant une sorte d'arbre, à savoir le buis, qui semble se distinguer par la direction ascendante de ses branches ; un arbre heureux, ou peut-être un arbre droit (Ézéchiel 27 : 6).

Le verbe ??? (yashar) signifie généralement être de niveau ou droit. Il est utilisé de quatre manières distinctes :

    •    Littéralement, d'une route étant droite (1 Samuel 6:12), ou lisse (Esaïe 40 : 3).

    •    Éthiquement d'un style de vie juste ou vertueux ; irréprochable (Proverbes 11: 5), ou discernant (Psaume 119 : 128).

    •    Être juste aux yeux de quelqu'un, ce qui signifie obtenir l'approbation de cette personne (Juges 14: 3).

    •    Tranquillité ou harmonie : d'une âme en paix (Habacuc 2 : 4)

Les dérivés de ce verbe sont :

    •    L'adjectif ??? (yashar), signifiant juste ou droit (Esaïe 26 : 7, Exode 15:26).

    •    Le nom masculin ??? (yosher), signifiant la droiture (Proverbes 2:13, Job 6:25).

    •    Le nom féminin ???? (yeshara), signifiant aussi la droiture (1 Rois 3: 6 seulement).

    •    Le nom ???? (meshar) signifie la droiture, la rectitude, la plupart du temps dans un sens éthique (Esaïe 26 : 7, Proverbes 8: 6).

    •    Le nom ????? (mishor) signifie un lieu de niveau ou de droiture principalement dans un sens géographique (1 Rois 20:23, Psaume 26 : 12).

En hébreu cela peut donc signifier « une marche sur une route sans obstacle (rectiligne, lisse) qui conduit vers Dieu ». Retenez bien ce sans obstacle car on revient ici à notre verset de Genèse 3 v24 « et il mit (Dieu) à l'orient du jardin d'Éden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, (un obstacle) pour garder la route de l'arbre de vie. »

Dans le même ordre idées :

Ésaïe 40 : « 3 Préparez au désert le chemin de l'Éternel, Aplanissez dans les lieux arides Une route pour notre Dieu. »

Matthieu 3:3, Marc 1:3, Luc 3:4 : Préparez le chemin du Seigneur, Aplanissez ses sentiers.

Jean 1:23 : Aplanissez le chemin du Seigneur, comme a dit Esaïe, le prophète.

Psaume 68:4 : Frayez le chemin à celui qui s'avance à travers les plaines! L'Éternel est son nom : réjouissez-vous devant lui !

Ésaïe 11:16 : Et il y aura une route pour le reste de son peuple, Qui sera échappé de l'Assyrie, Comme il y en eut une pour Israël, Le jour où il sortit du pays d'Égypte.

Ésaïe 35 : 8 : Il y aura là un chemin frayé, une route, Qu'on appellera la voie sainte ; Nul impur n'y passera ; elle sera pour eux seuls ; Ceux qui la suivront, même les insensés, ne pourront s'égarer.

Les béatitudes ce sermon de Jésus serait donc la voie, le chemin frayé, la route prophétisée par Esaïe.

Mais André Chouraqui dans sa traduction met hélas de côté : le bonheur, celui d’être heureux, et les Pères de l’Église en ne retenant que celui de « béat » bienheureux mettent de côté cette idée de droiture en mouvement de route, de chemin menant à Dieu.

Pour être plus exacte je propose de traduire ??????, Asherai par : « bien heureux en marche »

Et ainsi : « Heureux, les humiliés du souffle en marche ! (Ou qui se mettent en marche) Oui, le royaume des ciels est à eux !

Compris ainsi que nous enseigne alors Jésus ?

Pour les enfants de son Père en marchent, avec lui, Dieu retire les obstacles, entendons ici, les chérubins et leur épée flamboyante qui garde la route de la maison je dirais du Royaume de l’Éternel. Ainsi on comprend la démarche de Jésus, dans les Béatitudes, il annonce qu’il vient chercher les enfants de son père, ses frères et sœurs pour qu’ils (de façon bienheureuse) se mettent en marche pour le royaume de son père, car pour eux il n’y a plus d’obstacle.

Il y a donc une autre lecture des Béatitudes, invitant à se mettre en marche les humiliés, les endeuillés, les humbles, les affamés et assoiffés de justice, les cœurs purs, les faiseurs de paix, les persécutés pour la justice, et qui rend celui ou celle qui le fait, à être bienheureux. Et pourquoi pas ? Dans le contexte de l'époque et du pays, où les petits, les exclus, les lépreux, les impurs étaient déclarés hors-la-Loi par les responsables religieux, et n'avaient le droit que de se taire, les déclarer bienheureux n'était pas de grande conséquence, sinon de les inciter à rester ainsi, laissant les puissants agir à leur guise. En revanche les inviter à se mettre en marche et à prendre en mains leur destin était véritablement subversif, non ? Je n'en veux pour simple preuve qu'un jour les Pharisiens et les membres de l'Aristocratie sacerdotale d'un côté, en accord avec la puissance d'occupation romaine, réalisèrent l'union sacrée, et s'entendirent pour condamner à mort celui qui avait prononcé de telles paroles, et mis ses actes en conformité avec ces paroles. Si Jésus avait dit : « Soyez bienheureux vous qui etc.. » Je ne vois pas en quoi cela aurait dérangé les autorités religieuses de l’époque encore moins romaines.

Imaginez-vous aujourd'hui des formules tels que : Bienheureux vous qui souffrez du sida, ou du cancer, mon Père vous guérira ! Bienheureux vous qui n’avez pas de domicile fixe, vous serez logés dans le Royaume de mon Père ! Bienheureux vous les sans papiers, mon Père au moins vous connaît ! Bienheureux les sans-emploi, vous serez employés ! Alors pourquoi imaginer que Jésus ait pu dire de semblables paroles ?

Car Jésus le sait, le bonheur n'est certainement pas pour le pauvre, pour le malade, pour celui qui est triste, persécuté, pas non plus pour qui subit l'injustice, pas non plus pour le chômeur qui ne trouve pas d'emploi, encore moins pour le S.D.F. Jésus nous dit : Le bonheur est pour qui se lève et se met en marche, qui se « révolte, de (ou sur) sa condition, » et qui entre en « lutte » pour la santé, pour la justice, pour l'emploi, pour le partage des richesses. Car c'est cela qui donne sens à la vie Ici il faut interpréter « en lutte » non comme un Lénine ou un certain Mao, mais comme le comprenait un certain Gandhi, ou un certain Martin Luther King.

Je sais donc maintenant que les béatitudes, ce ne sont pas que de belles pensées spirituelles au service d’une religion ou d’une philosophie, mais c’est davantage un type de monde. Des hommes et des femmes debout, en marche avec ce qu’ils sont de plus humbles, de plus pauvres, de plus endoloris et qui avancent sur la route sur le chemin sur la voie qui les mène vers Dieu. Et ce chemin c’est Jésus qui l’ouvre. Et dans cette condition ils avancent dans l’assurance que ce qu’ils sont est plus grand que ce dont ils ont peur. « N’ayez pas peur » ce sont les paroles même de Jésus.

La traduction la plus proche de l’hébreu signifie bien plus que notre seul « heureux, bienheureux ou béni ou béat, » ou seulement : « En marche, debout. Mais : « soyez bienheureux en marche ».

Certaines des Béatitudes viennent du matériel de la source Q, mais iI y a dissemblances entre les Évangiles de Matthieu et Luc (les seuls à les avoir consignées) ils font apparaître non seulement différentes nuances, mais aussi des idées contradictoires. En Matthieu, Jésus dit : Heureux les pauvres de cœur : le Royaume des cieux est à eux se (Mt 5,3), mais en Luc : «Heureux les pauvres : le Royaume de Dieu est à eux » (Lc 6,20). À première vue, la différence est sans importance, mais en fait, elle est très significative. Il y a une énorme différence entre être humble ou modeste (pauvre de cœur), et être nécessiteux, dans le besoin (pauvre). De quoi parle-t-on ? Jésus a-t-il dit la même chose ? Plus loin, en Matthieu : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés » (Mt 5,6). En Luc : « Heureux qui avez faim maintenant : ils seront rassasiés » (Lc 6,21). Il y a une grande différence entre avoir faim de justice dans sa vie et avoir faim de nourriture, être affamé; quelqu’un n'ayant pas mangé depuis des jours pourra le dire. Quelle était alors la préoccupation majeure de Jésus, et à qui était destinée cette béatitude ? La réponse peut englober deux possibilités, et puisque Matthieu et Luc ont tous deux reçu leurs logia de la source Q, l'un des deux a pu Ia modifier à la lumière de ses propres conceptions. Matthieu aurait-il adapté pour mettre en relief l'humilité et la justice, ou Luc pour mettre en lumière la préoccupation de Jésus à l'égard des pauvres et des affamés ? Quant à l’auteur de la source Q, comment a-t-il eu accès à ces logia ? A-t-il pu les modifier lui aussi ? Dans ce cas, les adaptations sont-elles si nombreuses qu'il est quasiment impossible de savoir ce que Jésus a vraiment dit ?

L’évangile de Thomas contient deux béatitudes isolées :

     -  « Heureux (vous) les pauvres car le Royaume des cieux est à vous » (Ev. Thom. 54), proche de Lc 6,20 et de Q.

    - « Heureux l’homme qui a souffert, il a trouvé la vie » (Ev. Thom. 58) qui ressemble un peu à Mt 5,11 et Lc 6,22.

     Un peu plus loin, on trouve trois béatitudes groupées :

    -  « Heureux serez-vous quand on vous haïra et qu’on vous persécutera … » (Ev. Thom. 68), sorte de « combinaison » de Mt 5,11 et Lc 6,22

  -  « Heureux ceux que l’on a persécutés dans leur cœur, ce sont ceux-là qui ont connu le Père en vérité » (Ev. Thom. 69a)  qui combine Mt 5,10-11 ( et béatitudes de Mt)

    -  « Heureux (vous) les affamés, de sorte que soit rassasié le ventre de qui (le) veut » (Ev. Thom. 69b) qui rappelle Lc 6,21.

Luc se sert indubitablement de Q.  Pour Thom., c’est plus difficile à dire. Peut-être utilise-t-il un document encore plus ancien que Q.  Bref, il devient périlleux de reconstituer les béatitudes « originelles ».

Bienheureux en marche vous les pauvres, parce que le règne de Dieu est à vous

Bienheureux en marche vous les affamez, parce que vous serez rassasiés.

Cependant, le fait que, selon Matthieu, Jésus, en proclamant les Béatitudes, s'adresse à ses disciples « en ayant la foule devant lui » (Mt 5,1) et que Luc pense devoir présenter celles-ci adressées directement à leurs destinataires (« heureux, vous, les pauvres... ») ne laisse guère de doute : les béatitudes expriment moins une forme de sagesse (tout à fait paradoxale en l'occurrence) ou de vérité éternelle, qu'ils ne s'adressent à des personnes précises qu'ils accueillent en les nommant. Celles-ci, nommées et distinguées entre tous, s'en trouvent valorisées et bénies. La salutation des Béatitudes vaut bénédiction. 

La clef du bonheur des Béatitudes tient donc tout d'abord dans le fait qu'elles sont prononcées par autrui, comme paroles d'accueil, de reconnaissance, voire de distinction et de bénédiction. Qui d'ailleurs n'a jamais fait l'expérience du bonheur, humble et profond, suscité par telle parole d'accueil et de reconnaissance ? Qui n'a connu et ne connaît, surtout lorsqu'il en vient à douter, voire à désespérer de lui-même, la force proprement salvatrice ou créatrice d'une telle parole ? Parole qui ne rejette ni ne néglige, mais qui distingue et accueille.

Sans jugement ! Plus même, ici : la salutation des Béatitudes retourne identités et situations en apparence sans valeur en les présentant comme source du vrai bonheur.

Le bonheur se tient donc d'abord dans la salutation, en qui, le terme l'indique en passant, réside une des clés essentielles tant de la santé que du salut lui-même.

Le vrai bonheur n'apparaît pas dès lors comme le fruit d'une recherche particulièrement bien menée, ou comme celui d'une conquête réussie, mais à l'inverse, comme le cadeau que je ne peux jamais me faire à moi-même, mais dont autrui a la clé. La source du bonheur ne réside jamais en moi seul, mais quand le soi qui se donne à l'autre, voire en Dieu lui-même. Le bonheur est don à l’autre.

Ce don n'est d'ailleurs pas de l’ordre des choses matérielles et quantifiables c’est-à-dire dans le matérialisme : il est parole, qui agit dans le moment même où elle est prononcée. Parole de bonheur ou de malheur : il n'est pas nécessaire de partager les croyances plus ou moins animistes sur l'envoûtement et l'exorcisme, pour savoir de quel poids de réalité de telles paroles sont lestées. Cette caractéristique fondamentale du bonheur, compris comme don qui ne peut être conquis et qui ne peut que se recevoir d'autrui ou donner à autrui est encore soulignée par le passif des verbes que l'on trouve dans la seconde partie des versets (« ils seront consolés, rassasiés, etc. ») et redoublée par le dernier « logion » sur les persécutions, où se manifeste comme jamais le caractère « subi » d'un bonheur/malheur dont nul n'est le maître et qui vient d'autrui.

La qualité de qui prononce ces paroles n'est d'ailleurs pas indifférente : ici, c'est Jésus qui salue, distingue et accueille, lui dont l'évangile justement retrace les faits et gestes et le destin au service du plus grand nombre. Lui qui dit encore : en Q 6,31: Et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, ainsi vous agissez envers eux. ; Lui qui accueille les petits enfants en déclarant que « le Règne de Dieu est à eux et à ceux qui leur ressemblent » (Marc 10,13.). C'est la parole de cet homme-là qui crée le bonheur des « pauvres », de « ceux qui pleurent », « des affamés », etc., en les accueillant et en leur annonçant, qu'à travers cette parole, c'est Dieu lui-même qui prend fait et cause pour eux.

La force paradoxale du manque

La caractéristique commune de ceux que Jésus accueille et salue tient en ce que leur sort n'est pas enviable, ni d'ailleurs envié par quiconque et paraît — pour eux en tout premier lieu — aux antipodes du bonheur. « Voie du malheur sans issue », est-on amené à penser à leur propos, pensent-ils eux-mêmes de leur sort. Comment la parole du Maître de Nazareth s'y prend-elle alors pour ouvrir une brèche là où n'apparaissait aucune issue ? Par la force de la promesse dont cette parole « leste » ces situations tout d'abord. En effet, Jésus ne fait pas que reconnaître et que saluer : il explicite la promesse implicite dont toute salutation est porteuse et l'exprime sous la forme d'un bien particulier, à la disposition de ceux qu'il distingue : aux pauvres, le Royaume de Dieu ; à ceux qui pleurent, la consolation. Ces promesses entrent en tension forte avec la précarité des situations présentes, les redressent et les tendent vers l'avenir. Cette tension apparaît même comme extrême en ce qu'elle met face à face le plus grand dénuement et le bien suprême : pauvreté, persécution et Royaume de Dieu, pleurs et rires, faim, soif et rassasiement ; etc. Telle est en effet la puissance de la parole de Jésus : conjoindre les extrêmes ; créer de ce fait des réalités neuves et retourner les situations les plus compromises. « En marche heureuse. » Ce sont des paroles de surrection, voire d'insurrection, annonçant et reflétant tout à la fois la force de la résurrection, qui conjoint misère de l'homme et splendeur de Dieu, force et faiblesse, plénitude de vie à travers même le travail de la mort.

En fait, la puissance de la promesse qu'expriment les Béatitudes ne tient pas moins qu'à la puissance de Dieu Lui-même, investissant le présent des humains, les rejoignant dans ce qu'il a de plus fragile, de plus humble et de plus méprisé pour en faire le lieu même de la manifestation de sa gloire.

Cette puissance s'exprime notamment par la force du temps futur par lequel les verbes employés signent le sens de la promesse. Un avenir s'ouvre en effet devant ceux qui n'avaient pas d'avenir et qui ce mettent en marche vers Dieu. Une voie se déploie devant eux celle de Jésus qui les invite à se lever et à avancer sur la route sans obstacle vers le Père. L'avenir s'annonce et vient. Aussi le futur employé n'est-il pas celui du report indéfini de l'accomplissement et le signe du caractère vague et peu engageant de la promesse. Loin de là ! L'expression abrupte et paradoxale, mettant en présence des situations contrastées, voire opposées, met en contact et en tension présente et future ; elle présente l’avenir comme à venir de ce présent-là, comme force qui le soulève et l'entraîne pour le transformer, le transfigurer et le retourner.

C'est ce qu'exprime tout particulièrement Luc, qui insiste sur le « maintenant » (« nun ») caractéristique des situations évoquées : « heureux vous qui pleurez maintenant (« nun »), vous rirez ; heureux vous qui avez faim maintenant (« nun »), vous serez rassasiés » (Luc 6,21.22.25). Ces futurs investissant le présent pour le transmuter trouvent d'ailleurs une formulation grammaticale au présent dans les deux promesses qui encadrent l'ensemble des béatitudes : « heureux les pauvres, le Règne de Dieu est (« estin ») à eux ». C’est que la force du Règne consiste justement en ce qu'il est puissance d'avenir investissant le présent ; avenir et présent d'un Dieu qui s'engage à faire régner la justice et la paix, notamment par les paroles et par les actions de son envoyé, Jésus-Christ. Paroles et actions qui suscitent un peuple appelé à vivre de ces nouvelles surrections.

La situation au sein de laquelle la promesse de ce Dieu-là vient s'inscrire et prendre corps apparaît encore comme frappée au coin du dénuement et du manque. Que peuvent encore attendre ceux qui ont tout ? Que peut bien signifier pour ceux qui croient posséder force et grandeur, le nom même de Dieu ? Quel bien peuvent encore attendre de la vie, ceux qui ont — ou croient avoir — déjà tout ? Oui, heureux ceux qui quémandent et qui cherchent, ils ont encore à obtenir et ils obtiendront ! Mais malheur à ceux qui ont déjà (ou croient avoir), « ils tiennent déjà leur récompense » (Luc 6,24ss). En dehors de la critique proprement sociale, certainement présente chez Luc, le sens des « malédictions » rapportées (vraisemblablement ajoutées) par le troisième évangile (ou par la tradition dont il dépend), tient en ce qu'elles mettent en évidence la nécessité du manque comme condition du bonheur. La satiété constitue ainsi une barrière infranchissable à l'éclosion du désir. Certes le manque n'est pas en lui-même bonheur, il en est néanmoins la condition indépassable. La promesse du bonheur en effet ne peut jamais que venir d'ailleurs, de la parole et du geste plein d'autorité de Dieu Lui-même.

L'éthique du bonheur

Toute parole authentique suscite, éveille et mobilise. Ainsi en va-t-il tout particulièrement de la salutation et de la promesse du Nazaréen, transmettant salutation et promesse de son Père. Celles-ci ne présentent pas le bonheur comme l'objet d'une quête, mais bien comme un cadeau offert à qui ne craint pas de se comprendre comme un « mendiant » et de se « tenir » devant Dieu et devant ses frères comme tel. Or, bien loin de démobiliser, cette manière de se situer et de se comprendre, mobilise force et énergie, ranime ce qui était défaillant, remet sur pied et met en route dans la mesure où s'ouvre devant elle un avenir assuré. C'est pourquoi certains ont cru pouvoir traduire les « makarioï » des Béatitudes par des « debout ! » ou « en arche en avant! » La parole de Jésus suscite et ressuscite ; elle encourage et mobilise, entraînant à sa suite le peuple de ceux qui vivent selon les principes qui sont les siens.

C'est ainsi que l'on peut comprendre « l'éthicisation » dont les Béatitudes témoignent en leur version matthéenne. Il est en effet vraisemblable qu'à l'origine, les Béatitudes ne comportaient qu'un petit nombre d'expressions, conçues essentiellement dans la perspective de la salutation et de la bénédiction évoquées ci-dessus. Nous en resterons donc à ce que Jésus à vraiment dit et enseigné.

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