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Jésus et la fille de Jaïros et la femme hémorroïsse
Midrash sur une guérison et une résurrection.
Cet épisode rapporte deux miracles très particuliers qui méritent notre attention de plus cette histoire se trouve relatée par trois évangélistes.
Le récit varie en longueur selon les auteurs et l’on remarque quelques différences, entre eux, mais globalement, le contenu reste similaire et il montre l'importance de la foi tant de l'homme que de la femme. Le scénario apparaît classique et si répétitif qu'il pourrait finir même par lasser.
Mais une lecture attentive peut nous ouvrir sur d'autres réflexions.
On peut s'étonner en effet de toutes ces précisions que l’on rencontre et qui peuvent paraître superflus voir inutiles puisqu'elles n’entrent pas directement en rapport avec la foi des personnages ...
Le nom et la fonction du père de la jeune fille par exemple, l’usage d'une expression en araméen chez Marc, ou encore l’âge de la jeune fille (douze ans), mais aussi le genre de maladie dont pâtit la femme que Jésus appelle étrangement « ma fille », la durée de sa souffrance (douze années). Tout cela apporte des précisions étonnantes.
On relève, de surcroît, que les deux miracles sont étroitement imbriqués. Ce n'est certainement pas par hasard, et
l’on remarque aussi que les deux miraculées demeurent liées par le nombre douze. Ceci est d'autant plus curieux que toutes ces précisions quelles figurent numériques ou autres n'ajoutent rien à l’écrit !
En outre, Luc commence le chapitre suivant par ces mots : Jésus réunit les douze.
Les textes :
(Matthieu Ch 9, 18-26) TOB
Comme il leur parlait ainsi, voici qu'un notable s'approcha et, prosterné, il lui disait : « Ma fille est morte à l'instant ; mais viens lui imposer la main, et elle vivra. » 19 S'étant levé, Jésus le suivait avec ses disciples. 20 Or une femme, souffrant d'hémorragie depuis douze ans, s'approcha par-derrière et toucha la frange de son vêtement. 21 Elle se disait : « Si j'arrive seulement à toucher son vêtement, je serai sauvée. » 22, Mais Jésus, se retournant et la voyant, dit : « Confiance, ma fille ! Ta foi t'a sauvée. » Et la femme fut sauvée dès cette heure-là. 23 A son arrivée à la maison du notable, voyant les joueurs de flûte et l'agitation de la foule, Jésus dit : 24 « Retirez-vous : elle n'est pas morte, la fillette, elle dort. » Et ils se moquaient de lui. 25 Quand on eut mis la foule dehors, il entra, prit la main de l'enfant et la fillette se réveilla. 26 La nouvelle s'en répandit dans toute cette région.
(Luc 8, 41 – 42 ; 49-55) TOB
Et voici qu'arriva un homme du nom de Jaïros ; il était chef de la synagogue. Tombant aux pieds de Jésus, il le suppliait de venir dans sa maison, 42 parce qu'il avait une fille unique, d'environ douze ans, qui était mourante. Pendant que Jésus s'y rendait, les gens le serraient à l’étouffer.
Il parlait encore quand arriva de chez le chef de synagogue quelqu'un qui dit : « Ta fille est morte. N'ennuie plus le maître. » 50, Mais Jésus, qui avait entendu, dit à Jaïros : « Sois sans crainte ; crois seulement, et elle sera sauvée. » 51 A son arrivée à la maison, il ne laissa entrer avec lui que Pierre, Jean et Jacques, avec le père et la mère de l'enfant. 52 Tous pleuraient et se lamentaient sur elle. Jésus dit : « Ne pleurez pas ; elle n'est pas morte, elle dort. » 53 Et ils se moquaient de lui, car ils savaient qu'elle était morte. 54, mais lui, prenant sa main, l'appela : « Mon enfant, réveille-toi. » 55 Son esprit revint, et elle se leva à l'instant même. Et il enjoignit de lui donner à manger.
(Marc 5, 22-43) TOB
Arrive l'un des chefs de la synagogue, nommé Jaïros : voyant Jésus, il tombe à ses pieds 23 et le supplie avec insistance en disant : « Ma petite fille est près de mourir ; viens lui imposer les mains pour qu'elle soit sauvée et qu'elle vive. » 24 Jésus s'en alla avec lui ; une foule nombreuse le suivait et l'écrasait. 25 Une femme, qui souffrait d'hémorragies depuis douze ans 26 — elle avait beaucoup souffert du fait de nombreux médecins et avait dépensé tout ce qu'elle possédait sans aucune amélioration ; au contraire, son état avait plutôt empiré —, 27 cette femme, donc, avait appris ce qu'on disait de Jésus. Elle vint par-derrière dans la foule et toucha son vêtement. 28 Elle se disait : « Si j'arrive à toucher au moins ses vêtements, je serai sauvée. » 29 À l'instant, sa perte de sang s'arrêta et elle ressentit en son corps qu'elle était guérie de son mal. 30 Aussitôt, Jésus s'aperçut qu'une force était sortie de lui. Il se retourna au milieu de la foule et il disait : « Qui a touché mes vêtements ? » 31 Ses disciples lui disaient : « Tu vois la foule qui te presse et tu demandes : “Qui m'a touché ?” » 32, Mais il regardait autour de lui pour voir celle qui avait fait cela. 33 Alors la femme, craintive et tremblante, sachant ce qui lui était arrivé, vint se jeter à ses pieds et lui dit toute la vérité. 34, mais il lui dit : « Ma fille, ta foi t'a sauvée ; va en paix et sois guérie de ton mal. » 35 Il parlait encore quand arrivent, de chez le chef de la synagogue, des gens qui disent : « Ta fille est morte ; pourquoi ennuyer encore le Maître ? » 36, Mais, sans tenir compte de ces paroles, Jésus dit au chef de la synagogue : « Sois sans crainte, crois seulement. » 37 Et il ne laissa personne l'accompagner, sauf Pierre, Jacques et Jean, le frère de Jacques. 38 Ils arrivent à la maison du chef de la synagogue. Jésus voit de l'agitation, des gens qui pleurent et poussent de grands cris. 39 Il entre et leur dit : « Pourquoi cette agitation et ces pleurs ? L'enfant n'est pas morte, elle dort. » 40 Et ils se moquaient de lui. Mais il met tout le monde dehors et prend avec lui le père et la mère de l'enfant et ceux qui l'avaient accompagné. Il entre là où se trouvait l'enfant, 41 il prend la main de l'enfant et lui dit : « Talitha qoum », ce qui veut dire : « Fillette, je te le dis, réveille-toi ! » 42 Aussitôt, la fillette se leva et se mit à marcher — car elle avait douze ans. Sur le coup, ils furent tout bouleversés. 43 Et Jésus leur fit de vives recommandations pour que personne ne le sache, et il leur dit de donner à manger à la fillette.
***
Durant des décennies, on a interprété ce passage comme le compte-rendu d’un événement miraculeux. Ce n’est que récemment, sur le plan de l’histoire, dans les deux derniers siècles qu’il apparut aux théologiens que les narrations de miracles apparaissent toujours des récits symboliques et métaphoriques. Ils figurent destinés à mettre en scène les guérisons spirituelles que l’Évangile produit pour notre être intérieur. Pour les comprendre et interpréter correctement ces récits, on doit les décrypter à partir de leurs signifiants. Or, le récit de la fille de Jaïros, qui prend en sandwich le récit de la femme à la perte de sang, s’appréhende bien mieux quand nous l’abordons sous la forme du midrash. Comme toujours dans les midrashim nous devrons faire appel à la langue hébraïque, au Talmud, et à la tradition juive, afin de mieux comprendre le sens caché du texte.
Premier signifiant, qui nous met sur la piste du décryptage, Jaïros parle de sa fille comme une « fillette » : verset. 23 « ma fillette est à toute extrémité, vient la guérir. » Au verset 41, Jésus lui, l’appelle « Talitha koumi » en araméen ce qui veut dire « jeune fille ».
Deuxième signifiant, la femme atteinte de perte de sang offre l’exemple d’une femme qui est blessée précisément dans sa féminité. Déjà, la Loi de Moïse considérait comme « impure » la femme menstruée (Lev 15.19-30) alors imaginez ce qu’il pouvait en être pour la femme atteinte d’une perte de sang continue.
Troisième signifiant, Jésus guérit la femme et l’appelle « ma fille » ce qui constitue une reconnaissance publique de sa féminité et une valorisation de la femme qu’elle est.
Le contexte.
Jaïros, chef de synagogue
Les trois évangélistes situent ces deux miracles après que Jésus a traversé à nouveau le lac donc sur l’autre rive. Or traversé et rive se traduisent par des mots de la racine ע.ב.ר ’avar, le verbe d’où est issu le nom עברי ’avryi qui signifie en hébreu, traversé. Car dans la Bible les Hébreux passent leur temps à traverser (la mer Rouge, le désert, le Jourdain, le lac...). La racine de ‘ivri est ע.ב.ר, ‘avar.
Quatre mots et une même racine : ע.ב.ר . C’est une racine polysémique : ע.ב.ר ‘avar, le passé – ‘over, passer, traverser, réussir – (la lettre ב bet pouvant être lu bet ou vet) cela donne oubar un fœtus, un embryon. Les trois termes sont liés : il s’agit de tirer les leçons du passé pour mieux traverser les méandres de l’histoire et pouvoir renaître comme un fœtus, un nouvel homme en vue du futur.
Mais ici traverser ע.ב.ר’ avar nous apprend autre chose encore. Selon la généalogie de Jésus (Luc 3:23-38), est descendant d'Héber (Eber en grec). Heder que l’on écrit en hébreu עבר’ avar, est l’arrière-petit-fils de Sem, il demeure à l'origine du mot 'hébreu' עברי, ivri. Donc le nom Héber est dérivé lui aussi du verbe avar עבר signifiant nous l’avons vu : « passer à côté », « traverser ». Ainsi le mot « hébreu » désignait à l'origine « ceux qui demeuraient de l'autre côté », c'est-à-dire ceux qui venaient de l'autre côté du fleuve Euphrate, Ur en Chaldée. Abraham se trouva qualifié d’Hébreu (celui qui a traversé) pour la première fois lorsqu'il habitait sous les chênes de Mamré, près d'Hébron (Genèse 14:13). Au fil des siècles, le mot « Hébreu » désigna uniquement la branche sémite descendante d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, les ancêtres de Jésus. Donc le midrash relit Jésus à Abraham l’homme de foi qui a « traversé » aussi les miracles que jésus réalisera seront dépendant de cette traversé et donc de la foi qui caractérise Abraham.
Arrive un chef de synagogue, un homme qui commande, et habitué à ce qu’on effectue ce qu’il veut.
Il s’appelle Jaïros = « Iaeiros » en grec « celui que Dieu éclaire » nom qui peut avoir deux sens différents en hébreu :
À partir de la racine אוֹר ’owr, avec un aleph initial, signifie être ou devenir brillant, lumière éclairer : Ya’ir, Jaïros - qui signifie « il éclaire » ou « il réjouit » - attend, il répandra la clarté, valeur 41. La première occurrence de cette valeur dans la Bible figure en Genèse 1,8 : בֹּקֶר boqer, matin. À partir de la racine עוּר ’`uwr, avec un ע ’ayin initial, réveiller : Ya’ir, il réveillera, valeur 56. La première occurrence de cette valeur dans la Bible réside en Genèse 1,14 : מָאוֹר (Ma'owr), luminaires. Le soleil qui éclaire le jour est dit en Genèse « le grand luminaire ».
Le midrash plante ici le décor :
Jésus comme le soleil dans sa course éclaire le monde. Il a traversé : la nuit, les eaux, le chaos, symbole du lac pour resurgir à l’horizon (avenir) au petit matin pour apporter sa lumière (sa sagesse) et éclairer et réjouir Jaïros (celui que Dieu éclaire). Jaïros le père de la jeune fille le chef de la synagogue représente symboliquement ici ce que la parole de Dieu éclaire. Donc un Israélite dont la descendance se trouve menacée de mort. Comprendre la foi juive est en péril de mort et pour certains elle est déjà morte, mais pour Jésus elle dort il suffit de la réveiller et il a traversé le lac (la nuit, les ténèbres) pour cela. La femme impure qu’il rencontre symbolise les païens, la source des prosélytes. Mais celle-ci étant impure il est nécessaire de la purifier pour lui permettre de féconder des prosélytes (les Nations). Celles-ci rejoindront Israël. pour que cela réussisse nous devons posséder la foi d’Abraham celui qui a traversé pour quitter l’idolâtrie de Babylone (le monde, le péché) à l’appel de Dieu. Pour cela il apparaît nécessaire pour être éclairé traverser la nuit (la mort) de l’idolâtrie.
La femme atteinte d’un flux de sang.
Hémorroïsse est un mot inconnu des dictionnaires français… En grec c’est aïmorroousa (hémo-réô) et en hébreu אישה שופכת דם ’isha zavat dam, femme “coulant” du sang, où le verbe זוּב zuwb se rapporte au flux menstruel de la femme. Mais entre en général dans la formule fréquente à propos de la terre « qui ruisselle de lait et de miel »… La valeur de cette expression est 86, dont la première occurrence figure en Genèse 1,4 : וַיַּבְדֵּל אֱלֹהִים vaijavdel Élohim, et Élohim sépara.
Cet état entraîne pour la femme la נִדָּה niddah, l’éloignement, l’impureté, l’abomination !!!
Lévitique 15,25-29 : « Lorsqu'une femme aura un écoulement de sang de plusieurs jours hors du temps de ses règles ou si ses règles se prolongent, elle sera pendant toute la durée de cet écoulement dans le même état d'impureté que pendant le temps de ses règles. Il en sera de tout lit sur lequel elle couchera pendant toute la durée de son écoulement comme du lit où elle couche lors de ses règles. Tout meuble sur lequel elle s'assiéra sera impur comme lors de ses règles. Quiconque les touchera sera impur, devra nettoyer ses vêtements, se laver à l'eau, et il sera impur jusqu'au soir. Lorsqu'elle sera guérie de son écoulement, elle comptera sept jours puis elle sera pure. Le huitième jour elle prendra deux tourterelles ou deux pigeons qu'elle apportera au prêtre à l'entrée de la Tente du Rendez-vous. De l'un le prêtre fera un sacrifice pour le péché et de l'autre un holocauste. Le prêtre fera ainsi sur elle, devant Le Seigneur, le rite d'expiation de son écoulement qui la rendait impure. »
Cette femme, qui ne figure pas concernée par une impureté mensuelle, mais permanente – depuis douze ans – (c'est l’âge de la fille de Jaïros) et à qui l’on a appris à avoir honte de son état, n’ose pas s’approcher de Jésus face à face. Matthieu précise que s’approchant par derrière elle toucha la frange de son manteau, ce qui laisse penser qu’il s’agit d’un טלית talit, le châle de prière auquel pendent des franges aux quatre extrémités. Jésus allait-il prier ? Si oui, il a su reporter sa prière pour s’occuper des femmes et des hommes souffrants… Cette femme l’ayant touché il était lui aussi devenu impur il devait se purifier avant de toucher les choses sacrées et même prier et entrer dans une synagogue. (ce qui ne l’a pas empêché de ressusciter la fille de Jaïros)
Et aussitôt, la source fut tarie : jeu de mots en hébreu sur le verbe יבש yabesh, qui signifie devenir sec ; mais aussi être confus, confondu, honteux, déshonoré, consterné, couvert de honte, car en général c’est une honte de devenir sec. Mais ici, tout est renversé et le dessèchement supprime la honte au lieu de la faire naître.
Jésus arrive dans un village et surgit devant lui un notable, Jaïros, le chef de la synagogue, qui lui demande de venir guérir sa fillette. Jésus se met en route, mais curieusement l’évangéliste insère immédiatement le récit d’une femme atteinte d’une perte de sang une זבה zavah (hébreu, lit. "celui qui [ce corps] coule ») celle-ci l’atteint depuis 12 ans, ce qui correspond à l’âge de la jeune fille comme le révèle la fin du texte.
La femme touche Jésus discrètement du sein de la foule qui l’environne, or celui-ci ressent une puissance sortir de lui. Il s’arrête demande qui m’a touché ? Craintive, la femme atteinte du dérèglement menstruel se dénonce. Jésus la rassure et la guérit en l’appelant « sa fille », ce qui demeure étonnant de sa part, car ce n’est pas dans ses habitudes.
À quoi ce passage nous renvoie-t-il ?
En ce qui concerne la femme affligée de זבה zavah ce passage nous renverrait à une prophétie de Zacharie (8,23) :
כֹּה-אָמַר, יְהוָה צְבָאוֹת, בַּיָּמִים הָהֵמָּה, אֲשֶׁר יַחֲזִיקוּ עֲשָׂרָה עֲשָׂרָה מִכֹּל לְשֹׁנוֹת הַגּוֹיִם; וְהֶחֱזִיקוּ בִּכְנַף אִישׁ יְהוּדִי לֵאמֹר, נֵלְכָה עִמָּכֶם--כִּי, אֱלֹהִים עִמָּכֶם.
Koh amar Yahvé sebaot baijamim hahemah, ašer jahaziku asarah anašim, mikol lešonovt hagovjim veheheziku bihnaf iš Jehudi lemor nelehah imahem, ki šamanu elohim imahem.
Ainsi parle le SEIGNEUR le tout-puissant : En ces jours-là, dix hommes de toutes les langues que parlent les nations s'accrocheront à un juif par le pan de son vêtement en déclarant : « Nous voulons aller avec vous, car nous l'avons appris : Dieu est avec vous. » (TOB version)
On y retrouve en effet notre antienne des prosélytes-auditeurs שָׁמַעְנוּ šamanu « nous l'avons appris (entendus)» de la fin des temps בַּיָּמִים הָהֵמָּה baijamim hahemah « En ces jours-là, » ou « En ces jours agités ». Possédons-nous un indice qui indique que c’est bien ce verset qui est accompli ?
Dans ce verset de Zacharie le mot חֱזִיקוּ heziku racine החזק Hhzq « puissance, tenir, saisir, agripper, fort, confiant » (le vêtement). Pour garder ce doublet, Jésus dit à la femme qui agrippe החזק son vêtement חזק hazq (Aîe confiance, sois forte, ou encore « saisis ») il dit aussi qu’une force חזק hazq est sortie de lui.
L’histoire se poursuit. Des gens arrivent de chez Jaïros, l’informant que sa fille est morte, mais Jésus l’assure de ne pas tenir compte de ces paroles, d’être sans crainte, mais de croire seulement. Puis il se rend avec Pierre, Jacques et à Jean au chevet de la fille de Jaïros. Arrivé sur les lieux, Jésus fait sortir tout le monde de la maison, sauf les parents. Il saisit la main de la fille alitée, lui dit en araméen : Talitha koumi ; ce qui signifie « jeune fille », puis lui demande de se lever – c’est le sens du mot grec ἐγείρω egeiro que nous traduisons par les termes :
Réveiller du sommeil, s’éveiller, se réveiller du sommeil de la mort, revenir à la vie, « résurrection », faire lever d'un lit, d'un siège… Se lever, apparaître. La jeune fille se lève, marche du haut de ses douze ans, dit le texte. Jésus réclame alors qu’on la nourrisse et exige le plus grand secret sur ce qui vient de se passer.
Le fait que « petite fille » se dise ταλιθα (talitha) en grec, mais aussi en araméen, mots araméens que Jésus prononce en ressuscitant la fille de Jaïros : « Petite fille talitha [je te le dis], egeiro lève-toi ! » La citation d'expressions araméennes employées par Jésus se trouve caractéristique de l'évangile de Marc Talitha koumi. Petite fille ταλιθα (talitha) fait ici écho ou jeu de mots avec le vêtement טלית (talit), et il laisse à penser que les deux thèmes sont deux parties de la même unité narrative ; comme l’indique aussi la commune présence de l’item « douze ans ». L’âge de douze ans évoque l’âge de la majorité religieuse. Le texte de Marc nous dit : « Aussitôt, la jeune fille se leva et se mit à marcher ; elle avait en effet douze ans. » Évidemment, on peut trouver ce verset logique et fort bien dit. Marcher c’est hal-ak' en araméen. En hébreu : aller, marcher, venir procéder, avancer, mouvoir. En second sens : mourir, vivre, manière de vivre (fig.), traverser conduire, apporter, porter. La Halakha (hébreu : הלכה « Voie » [de la racine hébraïque הלכה halakh, « allé »] est le guide officiel de la vie religieuse et civile dans le judaïsme. Donc ici le midrash nous demande de comprendre : « elle se met à suivre la הלכה halaklha car elle à l’âge de douze ans. » Ce passage signifie alors que Jésus (lire le messie) vient pour sauver toutes les femmes (lire : tous les peuples). Pour le peuple juif (le plus ancien, « assez vieux » dont l’impureté demeure finalement bénigne, mais récurrente. Mais aussi, et d’abord, pour les femmes (peuples) structurellement en état de נידה nidda, les Samaritains par exemple (les malades ont plus besoin d’un médecin que les bien-portants…) Même refrain : ce sont ces païens qui effectuent l’effort de s’approcher malgré les foules compactes, ils apparaissent donc plus méritants. C’est pourquoi ici aussi ils sont sauvés avant les juifs.
Dans le premier cas (fille du chef), Jésus impose la main (rappel de la loi de Moïse). Il suffit de réveiller la loi, et ensuite ça marche tout seul. La guérison des paralytiques (les païens) vise en revanche à leur donner la possibilité de marcher, la notion de הלכה
Halakha, l’idée de la loi. Cette talita est fille du peuple du טלית (talit) il suffit de lui donner un peu de nourriture (lire : lui enseigner un peu mieux ou un peu plus la loi) et elle revit. Le sommeil demeure de plus, dans le midrash, une métaphore de l’exil. N’oublions pas que le messie doit faire revenir les exilés, soit, dans la langue du midrash, les réveiller et pour cela il a traversé pour passé sur l’autre bord.
Dans le cas de la femme impure (lire : le peuple païen), c’est elle qui accomplit l’effort de venir vers Jésus (lire : le messie) malgré les foules qui se pressent (lire : les גוי goyim les nations) pour « entrer » au banquet de la fin des temps. Toujours cette idée de l’aiguillon : attention, vous n’êtes pas seuls, ça pousse derrière vous. Effectuer cet effort pour les païens, ce n’est pas évident, au rapport du joug pesant de la Loi, auquel ils ne sont pas préparés. La foi est donc requise. En contrepartie, leurs péchés sont remis. C’est le nouveau pacte. D’où les nombreux « ta foi t’a sauvée ».
En résumé, ce passage évoque (et accomplit) un événement eschatologique prévu pour la fin des temps, la venue du royaume ; le royaume s’est approché, et il peut venir en vous et vous purifier. Cet événement, c’est le salut universel des païens, et le partage de la Loi. L’idée forte de ce passage, c’est celle d’émulation. Les païens jouent le rôle d’aiguillon à l’égard des juifs, pour les obliger à marcher droit, sous peine d’expulsion. Lors de cet accomplissement midrashique, quelque chose passe des juifs aux païens (Jésus sent qu’une force est sortie de lui) il y aurait donc là, bien plus qu’une émulation ou une menace. Ce qui faisait la force des juifs, la loi est en train de passer aux païens.
Genèse Rabba contient un écho à notre passage :
Aquila, le prosélyte, entra chez Rabbi Eliézer il lui dit : est-ce que toute la gloire du prosélyte se réduit à ce verset : « et il aime l’étranger auquel il donne pain et vêtements » ? (Dt 10,18). Rabbi Eliéger lui répondit (en colère) : est-ce peu de chose à tes yeux, le fait que, ce pour quoi nos aïeux seront épuisés, il suffit que le prosélyte arrive et on le lui offre sur un plateau ? Il entra alors chez Rabbi Yehoshu’a. Celui-ci le tranquillisa par ces paroles : Le pain, c’est la Torah, car il est écrit : « venez, manger de mon pain » (Pr 9,5). Le vêtement, c’est le Talit. Quand un homme mérite la Torah, il mérite le Talit. Et en outre, ils marient leurs filles à des cohanim et leurs fils deviennent grands prêtres et ils sacrifient des holocaustes sur l’autel. Le pain, c’est le pain de présentation (leHem panim) et le vêtement, ce sont les vêtements de la prêtrise. Ils dirent : si Rabbi Yehoshu’a n’avait pas fait preuve de longanimité avec Aquila, celui-ci figurerait à ses origines. Et l’on cita à son propos : « Mieux vaut un homme longanime qu’un héros » (Pr 16,32).
On trouve ici déjà, curieusement, le thème du « mécontentement » des juifs de souche par rapport au traitement préférentiel des prosélytes, qui sont en quelque sorte « derniers arrivés premiers servis ». (Version évangélique : Les derniers sont les premiers). À nouveau, nous constatons que les évangiles prolongent le midrash juif avec une remarquable constance.
Mais les rabbins de l’époque talmudique étaient-ils favorables ou hostiles au prosélytisme ?
L’étude exhaustive des sources bibliques démontre que le mot de « prosélytisme » n’existe pas dans les textes hébraïques anciens, pas plus que le concept qu’il recouvrira de nos jours. En fait, s’il existe des prosélytes qui rejoignent la religion juive, en contrepartie on ne trouve pas une grande volonté de convertir de la part des juifs eux-mêmes. C’est l’apôtre Paul qui, après sa conversion au christianisme, innovera totalement en pratiquant et organisant le « prosélytisme », même si le mot ne doit apparaître qu’au XVIIe siècle, à la fois en France et en Angleterre. Le mythe reprendra vigueur au XVIIIe siècle du fait de Montesquieu, qui l’utilise dans ses polémiques antichrétiennes. Au XIXe siècle, l’erreur se répand chez les protestants libéraux allemands, puis gagne la France, notamment grâce à Ernest Renan.
On ne trouve pas dans le corpus des textes juridiques du judaïsme de position claire et univoque en matière de conversion. Les sources talmudiques et midrashiques demeurent souvent contradictoires. Tantôt, elles plaident pour l’accueil bienveillant des gerim (les prosélytes) ; voire teinté d’appels au prosélytisme (« Dieu n’a dispersé les juifs de par le monde que dans le but que se joignent à eux des convertis » [Pessahim 87 b]), tantôt appelant à les repousser sans exception.
Bien que les écrits doctrinaux juifs datent de la formation du judaïsme rabbinique, ils contiennent des témoignages de ce qu'avait été le prosélytisme juif de l'Antiquité préchrétienne.
L'on trouve notamment :
Dans le midrash : « Quiconque amène un païen à la connaissance de Dieu, c’est comme s’il l’avait créé » (Beréshit Rabba, 8, 10)
Dans le Talmud : « Israël n’a été exilé que pour qu’il s’accroisse par les prosélytes » (Pesa‘him, 87)
Certes, l'on trouve aussi, dans les mêmes textes, d'autres passages qui figurent hostiles au prosélytisme, y voit la cause de nombreux ennuis et une forme de parasitisme du judaïsme par des intérêts non spirituels. Mais précisément, cette contradiction dans ces textes atteste d'un passage d'une religion prosélyte vers une religion qui se replie sur elle-même. Alors celle-ci voit d'un mauvais oeil un prosélytisme qui risque de polluer l'héritage à préserver. S'appuyer sur ces textes issus du judaïsme rabbinique ; hostile au prosélytisme afin d’expliquer que le judaïsme n’apparaît pas et n'a jamais été prosélyte est donc une erreur, spécifiquement au regard des éléments matériels attestant de l'existence de ce prosélytisme.
Témoignage de l'évangile de Matthieu
Outre les nombreux midrashim repris dans les évangiles visant au prosélytisme, comme celui que nous étudions ici, l’on trouve dans l'évangile de Matthieu (23, 15) cette condamnation claire de Jésus à l'égard des Juifs. « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui parcourez les mers et les terres pour gagner un prosélyte, et, quand vous l’avez gagné, vous le rendez digne de la géhenne deux fois plus que vous ! ».
II apparaît une opinion qu'on cite d’ordinaire (à tort) comme représentant la véritable et dernière pensée des rabbins du Talmud touchant le prosélytisme. C'est celle de R. Helbo, rabbin d'origine babylonienne, qui a exercé son activité en Palestine au IIIe siècle. Elle est ainsi conçue : « Les prosélytes sont aussi pénibles pour Israël que la lèpre pour l'épiderme ; c'est ce que dit l'Écriture en ces termes : (Isaïe 14,1 b) :
וְנִלְוָה הַגֵּר עֲלֵיהֶם, וְנִסְפְּחוּ עַל-בֵּית יַעֲקֹב.
venilvah hager aleihem, ve-ni-spehu al beit jakov
Traduction admise : « Les étrangers se joindront à eux et ils seront סְפְּחוּ (spéhou) rattachés à la maison de Jacob ».
(traduction de R. Helbo)
« Les prosélytes s'attacheront à Israël et seront סַפַּחַח (Sappaḥat) une lèpre pour la maison de Jacob. » :
L'auteur joue sur le mot spehu סְפְּחוּ, qui a la même racine que ספח et qu'il rapproche de סַפַּחַח (sappaḥat) qu’il traduit « lèpre ». Alors qu'il signifie, en réalité, « se rallieront, s’attacheront». Or סַפַּחַח (sappaḥat) ne se rencontre pas dans le verset d’Isaïe 14,1. Il se rencontre que deux fois dans le Tanakh : une fois dans Lévitique 13, 2, et une fois dans Lévitique 14, 56, et sa traduction couramment admise est « dartre ». Le mot vient en fait de la racine יסף (yasaf), « ajouter », ou de ספח (sapaḥ) qui a pratiquement le même sens : « associer, mettre en plus ». Nous nous trouvons en présence de quelque chose qui vient s'ajouter (sur la peau), soit un exsudat, soit une pustule qui devient croûte et qui desquame.
Exprimer une telle méfiance à l'égard des prosélytes et qualifier ainsi leur influence sur la destinée des Juifs, c'est condamner préventivement tout prosélytisme. Or, cette assertion du docteur palestinien ne figure pas invoquée moins de quatre fois dans le Talmud babylonien, comme si elle était devenue la norme. S'il en est ainsi, on en conclut avec raison que le rédacteur du Talmud babylonien, c'est-à-dire les écoles rabbiniques du Ve siècle, apparaissait hostile à la propagande. Mais ce luxe de citations doit-il s'interpréter de cette façon ? Pour le décider, il nous faut étudier ces passages.
1) Une baréta (Yebamot, 47 a-b) décrit les formalités usitées pour la réception des aspirants-prosélytes. Entre autres mesures, quand le néophyte exprimait son désir de devenir juif, on l'avertissait tout d'abord des obligations dont il se chargeait du fait de son entrée dans la communion d'Israël. Cet article se trouve ainsi commenté dans le Talmud : « Pourquoi cette formalité ? Réponse : pour le détourner de son dessein au cas où sa résolution ne figurerait pas ferme ». Ceux qui ont édicté cette prescription, ajoute-t-on, pensaient comme R. Helbo, qui a dit : « Les prosélytes sont aussi pénibles pour Israël que la lèpre pour l'épiderme. »
L'école, qui a ainsi interprété la baraïta, ne laisse pas deviner son opinion propre ; elle se borne à déclarer que ce texte s'explique le mieux par le dire de R. Helbo. Alléguera-t-on qu'elle a voulu donner une autorité de plus à celui-ci en le rattachant à l’enseignement des Tannaïtes ? Ce serait lui attribuer un expédient qui ne demeure pas dans les habitudes rabbiniques. On pourrait soutenir avec au moins autant de raison que l'école marque par là son étonnement. Ne comprenant pas cette mesure, qui écarte du judaïsme ceux qui devraient se trouver admis, elle ne s'en rend compte que par la supposition d'un sentiment analogue à celui qu'a cristallisé R. Helbo dans sa formule.
2) Dans Nidda, 43 6, on cherche une explication à une baraïta, très obscure, ainsi libellée : « Les prosélytes, de même que ceux qui jouent avec les enfants, retardent l'avènement du Messie. » Qu’elle demeurait la pensée de l'auteur de ce propos ? Voulait-il dire que les prosélytes, n'observant pas toujours minutieusement toutes les lois religieuses, par cela même qu'ils sont devenus israélites, font rejaillir sur leurs coreligionnaires les conséquences de leurs péchés ; dans l'opinion qui réalise le mérite de tout Israël la condition de la venue du Messie ? Quoi qu'il en soit, pour rendre plus claire cette baraïta, on ne trouve rien de mieux que de la rapprocher de l'aphorisme de R. Helbo ; elle s'inspire, dit-on, du même esprit.
Ici encore nous ne possédons que la conjecture d'un commentateur voulant entrer dans la pensée du texte qu'il interprète, et tout ce que nous avons dit précédemment est de mise encore ici.
3) Même remarque à effectuer à propos d'un autre passage de Yebamot (109 b). Isaac, rabbin palestinien de la fin du IVe siècle, ayant dit que malheur sur malheur fondent sur ceux qui acceptent des conversions, on ajoute que ce docteur figure du même avis que R. Helbo.
4° à propos d'une opinion d'après laquelle Dieu n'établit sa résidence en Israël que parmi les familles dont la généalogie reste pure (Kiddouschin , 70 b). Un condisciple de Helbo, Rabah b. R. Houna, dit : « Il existe cette différence entre les israélites de naissance et les prosélytes, que les premiers sont, quoi qu'ils fassent, le peuple de Dieu, tandis que les derniers le deviennent, du fait de leur volonté. » Cette distinction vient compléter l'opinion de R. Helbo, qui a dit :…
La pensée, un peu énigmatique, apparaît analogue, semble-t-il, à celle qui inspire l'étrange baréta de Nidda : le prosélyte est un danger pour Israël, parce qu'il peut empêcher, par son infidélité, soit l'union de Dieu avec son peuple, soit l'avènement du Messie.
Quoi qu'il en soit, ce passage se trouve différent de ceux que nous avons déjà considérés ; cette fois, nous avons l'opinion d'un rabbin désigné nominativement se surajoutant à celle d'Helbo, qui est son condisciple ; on ne peut plus y chercher le sentiment unanime de la postérité.
Tout compte fait, de quatre passages un seul témoigne de l'adhésion d'un rabbin à l'opinion de Helbo. Les trois autres n'ont aucune valeur démonstrative pour déterminer le sentiment des écoles babyloniennes des IVe et Ve siècles. Ce sont des commentaires objectifs, qui prouvent si peu la répugnance de ces académies pour le prosélytisme, qu'ils peuvent attester le contraire. On dirait des précautions oratoires pour informer que ces propos déconcertants se retrouvent conformes à un avis particulier. Et ces baraïtot et cette affirmation de ΓAmora Isaac ont vraiment provoqué la surprise de leurs commentateurs. Seules, elles apparaissent suivies d'une interprétation : les opinions opposées ne figurent l'objet d'aucune glose, parce qu'elles paraissaient logiques. De même, dans la page de Yebamot, 47, citée plus haut, on ne croit pas nécessaire d'expliquer ces autres paroles adressées par les rabbins aux néophytes : « Vous voulez entrer dans la communion d’Israël ? Ne savez-vous donc pas que les Juifs aujourd'hui demeurent persécutés, humiliés, malheureux?. . . » Cette considération humanitaire n'avait pas besoin d'éclaircissement, et tout docteur en reconnaissait la justesse et l'opportunité.
Reste donc ce seul fait que Helbo, comme d'autres rabbins, se méfiait des conversions, y voyait un danger pour le judaïsme, et, par conséquent sans doute, désapprouvait le prosélytisme. Mais nous n'avons aucunement constaté que son sentiment fût devenu universel ou apparu érigé en loi.
Il était si peu devenu universel que, bien que Helbo ait enseigné en Palestine, jamais son opinion ne paraît dans le Talmud palestinien ni dans aucun des midrashim, qui tous furent rédigés après lui et la plupart en Palestine. Bien mieux, le verset sur lequel Helbo l'avait appuyée figure employé par un autre rabbin pour corroborer l'idée contraire : « À qui se rapporte ce verset : Le « guer » [étranger] ne demeure pas dehors » (Job, 31,32) ? Aux prosélytes, pour dire que les prosélytes sont destinés à devenir des prêtres exerçant leur office dans le Temple, car il est écrit : Le prosélyte se ralliera à vous et ils s'attacheront à la maison de Jacob. Or, le verbe ספח est employé uniquement à propos de la prêtrise (I Sam, 2,36), car dans l'avenir, les prosélytes mangeront du pain de proposition, leurs filles ayant épousé des prêtres » (Schemot Rabba, 19. Quel est le rabbin qui prend ainsi le contre-pied de Helbo ? C'est R. Beréchia, son élève, le seul qui rapporte ses sentences et interprétations de l’Écriture. L'enseignement du maître n'avait donc même pas conquis l'adhésion du disciple qui jure d'ordinaire par lui.
Qu'on relise, après cela, ces mots de M. Bertholet : « En somme, c’est une façon de parler générale que les prosélytes sont pour les israélites une gêne et une espèce de lèpre ». M. Bertholet fut certainement frappé du grand nombre de fois — il en cite trois d'après Danz — que revient cette sorte de sentence. Mais, n'étant pas remonté aux sources, il n'a pas pu découvrir que le Talmud ne se l'approprie pas, et que seul Helbo s'exprime ainsi. À raisonner de la sorte, il se trouverait permis d'affirmer, par exemple, que pour le Talmud l'époque messianique se distinguera des temps présents ; simplement par la fin de la servitude d'Israël. il cite, non point trois fois, mais sept fois l'opinion de Samuel, qui professe cette doctrine (Berachot, 34 6) ; Sabbat, 63 a et 151 b ; Pesahim, 68 a\Sanhédrin, 91 b et 99 a ¡. Or, qui soutiendra une pareille gageure ?
L'opinion de Helbo assurément n'était pas isolée, elle se rattachait, non à une doctrine, mais à une tendance, qui se manifeste aussi haut qu'on remonte dans l'histoire authentique des rabbins. C'est celle qui se révèle dans les dires de Rabah b. R. Houna, de R. Isaac et des deux baraïtot que nous venons de passer en revue.
C'est encore celle, semble-t-il au premier abord, d'une autre baraïtot (Aboda Zara, 3 b, et Yebamot, 24 b, déclarant qu'à l'époque messianique les conversions ne se trouveront plus reçues. Mais, à la vérité, il demeure nécessaire d’écarter ce texte du débat : l'auteur du propos apparaît hostile seulement aux conversions intéressées ; il ne veut pas de celles qui sont dues à la peur ou à la politique. C’est ce qu'il exprime très nettement par la suite : « de même qu'on n'a pas accueilli de prosélytes au temps de David et de Salomon ». À cette époque glorieuse où Israël figurait triomphant, les conversions se trouvaient motivées uniquement par des considérations mondaines. C'est ce que déclare justement le Talmud [Yebamot 76 a] en commentant ces mêmes mots : les prosélytes d'alors en voulaient seulement « à la table royale » n'aspirant qu'aux faveurs. C'est, sous une autre forme, l'interprétation qui apparaît donnée de la baréta dans Aboda Zara, 3 b, soit par l'école, soit par la baratta elle-même : « À l'époque messianique, les païens mettront les tpfillin sur leurs têtes et sur leurs bras, des cicit à leurs vêtements, des mezouzot à leurs portes [c'est-à-dire : se déclareront ouvertement israélites] ; mais dès qu'ils verront la lutte de Gog et Magog [et qu'ils craindront la défaite du Messie], ils rejetteront tous ces signes extérieurs. » N’observe-t-on pas dans cette espèce de prophétie comme la projection dans l'avenir d'un spectacle auquel les Juifs venaient d'assister ? La désertion, lors des insurrections de 66 et de 132, d'un certain nombre de néo-Juifs ? En tout cas, on a vu que cette baraïta ne doit pas rester invoquée pour attester l'hostilité des rabbins à tout prosélytisme.
R. Hiyya, rabbin babylonien de la fin du IIe siècle qui, comme Helbo, vint se fixer en Palestine, trahit peut-être la réaction qui a suivi la défaite décisive de 135. Quand il dit : « Il ne faut pas avoir confiance dans le prosélyte jusqu'à la vingt-quatrième génération, car il reste attaché à son levain. » Mais, par son exemple, on peut voir avec quelle prudence il faut accueillir ces hyperboles. Après ces mots, si tranchants, Hiyya ajoute : « Mais, lorsque le prosélyte se soumet au joug de Dieu avec amour et respect et se convertit en vue du ciel, Dieu ne le repousse pas, car il est écrit : il aime le prosélyte. »
La conception d'Eliézer b. Hyrcanos [fin du Ier siècle et commencement du IIe] ne prête pas à controverse. « C'est la crainte, et non l'amour, dit-il qui figure le mobile des conversions » [Yeba- mot, 48 b]. « Aussi, s’ils demeurent malheureux aujourd'hui — dans l'Empire romain — ne faut-il pas s'en étonner » [Ibid.].
Pour revenir à notre midrash on voit que cette question de l’accueil des païens en tant que prosélytes dans la communauté juive, et donc dans les synagogues, causait bien des débats dans le judaïsme. Cela eut lieu après le ministère de Jésus et donc à l’époque même de la rédaction des évangiles.
Guérir par la loi.
Guérir les païens, c’est leur donner la loi. Mais quelle loi ? Pour répondre à cette question, voyons la méthode d’une guérison type des évangiles. Il semble que, pour opérer ses guérisons Jésus disposes de deux protocoles thérapeutiques. L’un adapté aux juifs, et qui consiste à leur réinjecter la loi mosaïque, dans ce cas, il utilise l’imposition des mains. L’autre, adapté aux païens consiste à leur prescrire une loi allégée, la parole brève et messianique de Jésus suffit. « Dis seulement un mot » [dis le centurion] et mon fils sera guéri.
La main imposée, c’est la loi de Moïse.
L’imposition des mains, et finalement, la « main » elle-même, symbolise la loi de Moïse, la loi écrite. n reste en effet le symbole de l’écriture. Cette main s’impose, par exemple, dans le cas de la belle-mère de Pierre, pour la fille du chef de la synagogue. Pour la femme courbée, pour les lépreux, pour l’homme dans la synagogue à la main desséchée, toutes ces guérisons concernent des juifs.
Si la « main » doit aller aux « petits », on rencontre une opposition des disciples : Matthieu 19,13 : Alors des gens lui amenèrent des enfants, pour qu'il leur imposât les mains en disant une prière. Mais les disciples les rabrouèrent.
On sait que les petits, les יְלָדִים. Yéladim apparaissent [en figurer] les païens, juridiquement irresponsables par rapport à la Loi de Moïse, puisqu’ils ne l’ont pas reçue, ils ne se trouvent pas liés par un pacte qu’ils n’ont pas ratifié. Pas de doute, la main représente bien la Loi de Moïse. Ceci nous permet de relire autrement des passages comme celui-ci : [Matthieu 12,49] : Montrant de la main ses disciples, il dit : « Voici ma mère et mes frères ».
La lecture habituelle comprend que ce sont les disciples qui sont sa famille. Malgré le proverbe oriental qui énonce que lorsque le sage montre la lune du doigt, l'idiot regarde le doigt, je propose vivement de regarder ici la main, et non pas les disciples. Mais comme la main [la Loi] peut-elle être la mère de Jésus ? Ce genre de choses apparaît en tout cas possible dans le midrash, puisqu’en Cantique Rabba 8. 2 on nous explique :
« Je te conduirai à la maison de ta mère » : cela se réfère au Sinaï. R. Berekia dit : pourquoi le Sinaï est-il appelé « maison de ma mère » ? Parce qu’à cet endroit, les israélites furent recréés comme des enfants nouveaux, et c’est la Torah qui annonce le messie : Jésus est donc une créature textuellement issue de la Torah, de la loi de Moïse. Il figure la Torah incarnée. C’est donc, en quelque sorte, sa mère.
Dans le cas des guérisons de lépreux, on trouve, semble-t-il, un protocole hybride :
il étendit la main et le toucha, en disant « je le veux. Sois purifié. » Et aussitôt, sa lèpre fut purifiée.
Il semble qu'ici interviennent les deux éléments : imposition des mains et parole de Jésus. Comme si la loi de Moïse ne suffisait pas, il reste vrai que, d'une part, la lèpre frappe juifs et païens, Moïse lui-même et ses proches, Aaron et Miriam furent frappés. D’autre part, cette maladie figure plus résistante. En fait, elle demeure peu curable. Sanction de la médisance, il a besoin du pardon de celui-ci dont il a été « déparié ».
Quel est le sens de la "parole" de Jésus ?
La parole de Jésus serait la loi orale qui a le pouvoir de rendre plus légère la loi écrite. Le messie, en utilisant les deux protocoles, représenterait donc la synthèse de toutes les tensions internes au judaïsme : tension entre la loi lourde et la loi légère, entre loi écrite et loi orale, entre halakha et midrash eschatologique. L'Apocalypse présente cette synthèse en un verset qui laisse parfaitement apercevoir le travail d'élaboration du midrash :
Dans sa main droite, il a sept étoiles, et de sa bouche sort une épée acérée à double tranchant ; et son visage c’est comme le soleil qui brille dans tout son éclat. [Ap 1,16]
Jésus demeure une entité synthétique qui vient briller pour tous. Il subsume aussi bien la loi de Moïse [d’où son visage rayonnant] que la loi noachide [les sept étoiles figureraient les sept lois noachides qui concernent les עובדי כוכבום ovde kohhavim, les serviteurs des étoiles].
Soulignons au passage que les scènes de guérisons et d’allègement de la loi se trouvent le noyau central des évangiles, et que même la Passion dépend de ces thèmes. Au moment de la passion, on met dans la main de Jésus un roseau, symbole surdéterminé qui conjoint la loi écrite [le roseau instrument de l’écriture] et la notion de légèreté [contraste avec le lourd bâton de Moïse].
Euthus, la main invisible.
Le thème de la "main" [de Jésus] intervient également, de manière invisible dans les évangiles, au travers d’une expression banale, rendue en français par les mots « aussitôt » ou « sur le champ », « Immédiatement »…
Il se trouve que derrière le mot « aussitôt », on a le grec εὐθῠ́ς euthus ou ses dérivés, et derrière ce Grec, on posséderait l’hébreu tardif מִיָּד miyad (qui veut dire « aussitôt » « proptement ») et non pas l'hébreu biblique hine ou Pitom. La traduction apparaît donc exacte, mais cache un jeu de mots sur la « main », car mi-yad signifie littéralement « de la main » de יד yad « main ». On se souvient du centurion indigne, et du fait qu'en tant qu’indigne, on le recevait [accepter = אוֹתו mekablim] dans le judaïsme "de suite" : mekablin oto mi-yad. אוֹתו אוֹתו מִיָּד.
Autre exemple :
Aussitôt, Jésus tendit la main et le saisit חזק [Hazaq], en lui disant : « Homme de peu de foi pourquoi as-tu douté ? » [Matthieu 4,31]
Ce verset laisserait entendre phonétiquement : מִיָּד mi-yad (aussitôt) yat (étendre) yad (la main) et même yad Hazaqa : la main forte.
Cela ouvre tout un programme de relecture des versets évangéliques qui contiennent une « main ». Voici un premier exemple sur le sujet. En appliquant la double entente au verset : nul ne peut rien arracher de la main du Père [Jn 10,29].
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